Le rêve de l'architecte, Thomas Cole (1840) (source) |
Société française des architectes, 24 et 25 mai 2013.
A paraître dans Le Visiteur.
Le déploiement des formes, architecturales entre autres
par Augustin BERQUE
« Au Japon, les notions de
temps et d'espace sont unies dans un seul concept traduit par le mot
"MA" (…) Il n'existe aucune différence entre les deux notions de
temps et d'espace telles que les perçoivent les Européens. (…) Ce concept est
le fondement même de l'environnement, de la création artistique et de la vie
quotidienne au point que l'architecture, l'art, la musique, le théâtre, l'art
des jardins sont tous appelés des arts "MA" ». L’annonce de
l’exposition n’y allait pas par quatre chemins…
Cette
exposition, MA – espace-temps au
Japon, organisée au Musée des arts décoratifs pour le Festival d’automne
à Paris en 1978, est effectivement restée dans les annales. Elle
a ensuite parcouru le monde pendant une vingtaine d’années, avant de revenir au
Japon. Conçue par l’architecte Arata Isozaki, elle s’était attiré, pour le
catalogue, la collaboration de Roland Barthes, alors au faîte de sa notoriété
non seulement à Paris, mais aussi au Japon, où l’on avait immédiatement traduit
son essai fameux, L’empire des signes
(Skira, 1970). Une évidente parenté d’intention se dégage entre l’exposition et
l’ouvrage de Barthes, lequel ne prétendait nullement faire connaître le Japon,
mais au contraire manifester voire flatter son étrangeté, son insaisissabilité
par nos manières de penser, bref, cherchait à dépayser le système symbolique
régnant en Occident. C’était là aussi exactement l’intention d’Isozaki et de
ses collaborateurs (tous des célébrités), à commencer par l’ordre dans lequel
leurs noms étaient présentés dans le catalogue : au lieu de l’ordre occidental, où le
prénom précède le patronyme, c’était l’ordre normal en japonais, c’est-à-dire
l’inverse : Isozaki Arata, Futagawa Yukio
(photographe), Kuramata Shirô (sculpteur), Miyawaki
Aiko (sculpteur, l’épouse d’Isozaki), Shinoyama
Kishin (photographe), etc. S’il est en effet une chose dont le
spectateur pouvait se convaincre en regardant l’exposition, c’est que
l’espace-temps des Japonais resterait à jamais hors d’atteinte de l’esprit
occidental. Brèche dans l’universalité, le ma
était unique au monde.
Résumer
l’essence de la japonité en un seul concept est un procédé classique d’une
littérature alors très à la mode, les nippologies (nihonjinron). Cela ne va pas sans exagérations, mais dans le cas du ma, ce procédé se justifie par un principe d’une vérité
universelle : à l’opposé du temps et de l’espace abstraits que s’est
donnés la modernité occidentale, dans l’espace-temps concret de toute culture
traditionnelle, les choses vont ensemble. Elles s’impliquent les unes les
autres, dans l’aller-avec de ce qui est justement l’espace-temps de la
concrétude. En Europe aussi, avant la modernité, le temps et l’espace étaient
concrètement unis avec et dans les choses, et mesurer l’un, c’était mesurer l’autre.
« À deux journées de marche », « un champ d’un journal » (quantité de terre qu’on pouvait labourer en un jour), etc.,
c’était concret, et c’était bien de l’espace-temps.
Mais
avant d’analyser pour lui-même ce rapport entre la concrétude et l’espace-temps,
rappelons les traits essentiels de la notion de ma[1].
Ce terme s’écrit 間,
sinogramme qui se définit comme le soleil (ou la lune dans une autre graphie, 閒) se montrant dans
l’entrebâillement d’une porte à deux battants. D’où l’idée d’intervalle, dans
l’espace ou dans le temps, qui est aussi le sens fondamental de ma. Il ne s’agit pas, toutefois, de
l’intervalle en soi (l’idée même d’intervalle), mais toujours d’un intervalle
dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une ambiance, et
plus largement le milieu nippon (Nihon no
fûdo 日本の風土)[2]
– celui que tissent, entre autres, les mots de saison du haïku.
Quel
rapport avec la concrétude ? « Concret », on le sait, vient du
latin concretus, participe passé d’un
verbe dont le sens premier est « croître avec » (cum crescere). Cela signifiera ici que les actants d’une scène (un bamen 場面,
c’est-à-dire ce qui se passe concrètement à un certain moment dans un certain
espace)[3]
« croissent ensemble » dans une certaine dynamique commune, une concrescence qui suppose leur
interrelation spatio-temporelle. Un ma est
donc un intervalle impliqué dans une suite spatiale ou temporelle, dont les
actants s’appellent les uns les autres. Ils ne sont pas seulement relatifs (sôtaiteki 相対的),
comme peuvent l’être des objets sous le regard d’un sujet abstrait, ils sont co-attentifs (sôdaiteki 相待的)[4],
car ils sont investis par un certain exister-ensemble.
Cet intervalle qu’est le ma est ainsi
chargé d’un sens qu’imprègne et anime une existence concrète, d’abord à
l’échelle du bamen en question, et en
dernière instance, du sens général du milieu nippon, qui englobe toutes ces
interrelations.
On
trouve une bonne définition de ma
dans le dictionnaire Kokugo jiten des
éditions Shûeisha (plus structuré à cet égard que le Kôjien de chez Iwanami). En termes d’espace, ma signifie un intervalle entre deux choses qui se jouxtent :
entre deux nuages par exemple dans kumoma
雲間,
entre deux arbres dans konoma 木の間. De
là, un espace d’une étendue limitée : celui du voisinage par exemple dans chikama 近間,
celui de l’intimité amoureuse dans fukama
深間. C’est
plus particulièrement, en architecture, une pièce dans un bâtiment : le
séjour par exemple dans ima 居間,
la pièce d’accueil dans ôsetsuma 応接間,
le renfoncement orné dans tokonoma 床の間. C’est
aussi le numéral des pièces : san ma
aru ie 三間ある家,
une maison de trois pièces. Enfin, c’est une longueur de tatami correspondant à
une certaine région : Edo ma 江戸間, kyô ma 京間(tatami
de la capitale), inaka ma 田舎間 (tatami
rural). En termes de temps, ma signifie
une pause entre des faits qui se suivent : harema 晴れ間,
par exemple, c’est une éclaircie, ma wo
oku 間をおく,
c’est faire une pause. De là, un temps d’une longueur limitée : hiruma 昼間,
c’est le midi, tsukanoma つかの間,
c’est un instant, ma mo naku まもなく(« sans
même un ma »), c’est tout de
suite. Dans les arts du spectacle, danse, théâtre ou musique, c’est un
intervalle ou une pause entre deux sons, deux gestes, deux réparties ;
d’où aussi le sens de rythme. Enfin, ma
s’emploie dans diverses tournures pour signifier le temps qui convient pour
faire une certaine chose : par exemple ma
ni au 間に合う, « convenir
au ma », c’est faire telle ou
telle chose à temps ; ma wo
mihakarau 間を見計らう,
c’est choisir le bon moment.
Parmi
tous les actants de la scène reliés par la concrescence qu’illustre le ma, se trouve généralement impliquée
l’existence de ce que nous appellerions en français « moi, je » ou
bien « nous autres ». Cette existence est donc implicite : elle est retenue dans les replis du bamen, au lieu de s’en dégager pour
devenir explicite. De ce fait, cette
existence ne se sépare pas des actants du bamen,
et plus largement du fûdo qui leur
est commun à tous. Cette implication permet toutes sortes d’économies de
l’espace-temps objectif. Kenmochi Takehiko, dans un livre sur le ma[5],
comparait naguère avantageusement la phrase célèbre de Sei Shônagon Haru wa akebono春は曙 à
sa traduction anglaise In spring, it is
the dawn that is most beautiful : grâce au ma qui selon lui est ici incarné par la particule wa, le printemps (haru) se trouve ainsi mis en relation avec l’aube (akebono) sans nul besoin du fastidieux
échafaudage syntactique nécessaire à l’anglais. Certes ; mais ce que
Kenmochi ne voyait pas, c’est que cette merveilleusement nippone concision de Haru wa akebono suppose, pour être
compréhensible, toute la suite d’implications en poupée russe qu’est le bamen de l’œuvre de Sei Shônagon (le Makura no sôshi枕草子,
« Notes de chevet »), laquelle suppose à son tour le mode de vie et
le milieu de la noblesse de cour à Heian (Kyôto) au XIe siècle,
ainsi qu’un genre littéraire dont le précurseur fut le poète chinois Li
Shangyin, au IXe siècle. Tout cela est implicite (et c’est la raison
pour laquelle Kenmochi l’oublie, voire l’ignore), alors que la traduction,
faite pour des lecteurs étrangers à ce milieu, se doit d’être explicite.
On
dira donc, pour résumer, que le ma incarne
une relation concrète dans l’espace-temps nippon, à l’opposé de ces
abstractions que sont devenus, dans la modernité européenne, les concepts de
temps et d’espace, du moins avant qu’Einstein et Heidegger n’entreprennent de
les reconcrétiser[6].
C’est dire qu’en un sens, le ma est
au delà de la modernité, tandis qu’en un autre sens, il garde la concrétude
– et donc la singularité – qui a été celle de toutes les mesures du
temps et de l’espace dans tous les milieux humains (y compris en Europe) avant
la modernité[7]. De ce fait, il est tautologique de dire
que le ma est spécifiquement
japonais. Les Coréens en disent tout autant du kan, ce qui est la lecture coréenne du même sinogramme 間 !
§ 2. Le renversement du poème
Un patio à Moscou, Vasily Polenov (1878) (source) |
Cependant,
dire que le ma est spécifique au
milieu japonais ne résout pas toute la question. Il y a quelque chose de plus
dans cette concrétude, quelque chose qui tient à la notion même de milieu (fûdo). Pour nous aujourd’hui,
« milieu » est synonyme d’« environnement », c’est-à-dire
l’objet de l’écologie. Que l’environnement puisse être l’objet d’une science
moderne comme l’écologie suppose justement qu’on l’institue comme objet, dans
l’abstraction de notre existence de sujets. C’est le principe même du dualisme,
tel qu’il s’est défini le jour où Descartes écrivit « Je connus de là que j’étais une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour
être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[8].
S’abstraire de tout lieu et de toute chose, autrement dit de tout milieu, c’est
un parti ontologique tout à fait singulier, mais dont l’effet sera
universel ; car abstraire le sujet (la res
cogitans) de son milieu, c’est de ce fait même convertir ce dernier en un
environnement objectal : la res
extensa. L’effet, nous le connaissons : ce fut la modernité[9].
Cela implique entre autres l’espace et le temps universels et absolus qu’à
instaurés la physique de Newton. L’espace, en particulier, est devenu homogène,
isotrope et infini, alors qu’il est en réalité, dans un milieu concret,
toujours hétérogène, limité par un horizon, et orienté non seulement par notre
corps mais aussi par une certaine histoire, autrement dit par un avant-devant et
un derrière-après qui sont nécessairement de l’espace-temps, pas seulement de
l’espace.
Or
à peu près à la même époque où, en Europe, s’instaurait l’abstraction du
paradigme moderne, se mettait en place au Japon un paradigme à peu près
inverse. Loin d’abstraire le sujet de son milieu, il exaltait au contraire ses
liens concrets avec les lieux, les choses et les saisons. Plutôt même qu’un
« sujet », terme qui pour la modernité ne peut que s’opposer à
l’objet, il en faisait un ambiant,
autrement dit une existence diffuse dans le bamen
de l’expérience concrète[10].
C’est de ce paradigme qu’est alors issu, en particulier, le genre poétique du
haïku. Je l’illustrerai par l’exemple suivant :
風鈴の Fûrin no La
clochette à vent
ちひさき音の chiisaki oto no au
son léger
下にゐる shita ni iru je
suis dessous
Dans
le Nouveau saisonnier des haïkus[11]
de Yamamoto Kenkichi, ce poème est classé avec les « mots de saison »
(kigo 季語)
de l’été. Les haïkus doivent en effet obligatoirement comporter un mot de
saison, lequel est ici fûrin, la
clochette à vent. Celle-ci, l’été,
s’accroche à une branche dans le jardin, ou à une poutre saillant au dehors, et
son battant muni d’une petite voile (une bande de papier) tinte au moindre
souffle de vent, vous rafraîchissant par synesthésie quand vous l’entendez,
dans la touffeur de la maison. Mot à mot, la phrase (qui, précisons-le, est
grammaticalement tout à fait ordinaire, ce que – pour respecter l’ordre
des vers originaux – n’est
pas la traduction française que j’en donne) nous dit ceci :
« clochette à vent - de // petit son - de // en dessous - se
trouver » ; soit : « se trouver sous le petit son de la
clochette à vent ». Or la forme du verbe iru (être quelque part) n’indique ici aucune personne ; il
peut indifféremment s’agir de moi, toi, elle/lui, nous, vous, eux/elles. En
japonais, il n’y a en effet pas de flexion du verbe selon la personne ;
ni, pour confirmer cette personne comme en français, de pronom personnel au
vrai sens du terme. Ici, en tout cas, il n’y a ni l’une ni l’autre : ni
flexion, ni pronom. Morphologiquement donc, rien n’indique de qui il s’agit. Ce
qui est explicitement dit, c’est le tintement de la clochette, et le
« se-trouver » (iru) de
quelque présence latente, là-dessous, ou ressentant la fraîcheur du vent comme
si c’était là-dessous. C’est cela que j’appelle « ambiant » : un
être qui serait cela où il est : sous le son léger de la
clochette à vent… et pourrait donc se dire pure immanence à un certain bamen[12].
En somme, l’inverse exact du cogito cartésien.
Le
français quant à lui est obligé de préciser qui est le sujet du verbe iru, donc, selon toute vraisemblance, de
traduire shita ni iru par « je suis dessous, je me trouve
sous ». Effectivement, le fonctionnement ordinaire de la langue japonaise
impliquant nécessairement l’existence du locuteur, il y a ici toute chance pour
qu’il s’agisse de la personne qui prononce le poème. C’est bien moi, sujet
parlant, qui suis sous la clochette à vent. Sauf à se livrer à de bizarres
contorsions, le poème commencera donc en français par le sujet du verbe iru, à savoir « je » :
« Je suis sous le son léger de la clochette à vent ».
Seulement,
ledit sujet, c’est la langue française qui l’invente pour le dire expressément,
et ce faisant exclure formellement tout autre virtuel sujet, auditeur ou
lecteur par exemple. Autrement dit, le français procède ici à une
absolutisation du sujet au bénéfice d’un seul des actants – au demeurant
virtuel – du poème, ce qui en modifie le sens, les autres actants se
trouvant par là même réduits au statut d’objets, d’attributs ou de prédicats,
bref de circonstants de mon existence à moi. Tout autre chose est de commencer
par une ambiance (le son de la clochette à vent) pour terminer sur l’évocation
d’une existence latente (celle du possible sujet du verbe iru), d’un côté, et d’un autre côté de commencer par l’assertion de
l’existence dudit sujet en tant que « je » pour continuer par
l’exposé des attributions de ce même sujet (à savoir qu’il se trouve sous la
clochette à vent). C’est une profonde restructuration de la réalité, laquelle,
dans cette scène comme dans l’ordre des mots du poème, se trouve littéralement
mise sens dessus dessous.
Ce
renversement du poème, le français ne
peut pas ne pas le faire. Entre autres implications, c’est ce qui a permis à
Descartes d’abstraire de son milieu le « je » du cogito ; mais cela découlait d’un choix bien plus ancien que
Descartes, et même que la langue française : le choix qui, voici plus de
deux mille ans, a conduit la pensée grecque à abstraire le logos de l’existence
concrète pour le poser en lui-même, dans ce qui avec Aristote est devenu la
logique formelle[13].
Nous en héritons un cadre mental où, sans même le savoir, nous abstrayons automatiquement
notre existence de l’énoncé de base « S est P » (le sujet S est
le prédicat P). Par exemple, ni linguistiquement ni logiquement, dire
« Joséphine (S) est triste (P) » ne nous pose aucun problème. Or en
japonais, un tel énoncé est impossible. On ne peut pas dire « Joséphine wa kanashii », il faut
dire « Joséphine wa kanashisô da » ;
c’est-à-dire « Joséphine a l’air triste ». Effectivement, si le
locuteur n’est pas Joséphine, il ne peut objectivement pas dire ce qu’elle
ressent, mais seulement ce qu’elle lui semble ressentir.
Cela
implique une structure ontologique totalement différente : non pas la
structure binaire « S est P », d’où l’existence du locuteur est
abstraite, mais la structure ternaire « S est P pour I », où le
rapport entre S et P est établi par un interprétant I, qui est l’existence
concrète du locuteur. Le rapport binaire « S est P » s’établit dans
l’abstrait, hors du temps et de l’espace, tandis que le rapport ternaire
« S est P pour I » s’établit dans l’espace-temps concret d’une
certaine expérience.
§ 3. Penser autrement que la modernité ?
La nuit étoilée, Vincent Van Gogh (1889) (source) |
Cette
abstraction a certes permis la civilisation moderne, avec tous ses bienfaits,
mais elle repose sur une convention dont le principe est en soi porteur d’un
danger mortel : à force d’abstraire notre existence de la réalité, nous
risquons bel et bien de finir par nous supprimer[14].
C’est ce que nous avons risqué avec la guerre froide, et c’est ce que risque
aujourd’hui plus globalement notre civilisation par le ravage de la biosphère
et le dérèglement climatique dont il semble bien qu’elle soit la cause. Plus
quotidiennement, une économie dont le principe (la loi du marché) ne cesse de
briser la vie des gens par les délocalisations et le chômage illustre la même
abstraction. Mais alors, pouvons-nous penser autrement ?
Penser
autrement que la modernité, c’est ce qu’a revendiqué dans l’entre-deux-guerres
l’école de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派), un courant philosophique centré sur
Nishida Kitarô (1870-1945)[15].
Des partisans de cette école ont même organisé à Tokyo, en juillet 1942 –
aux plus belles heures de la guerre du Pacifique, vue du Japon – un
colloque intitulé « Le dépassement de la modernité » (Kindai no chôkoku 近代の超克)[16].
Le cœur de cette pensée revient effectivement à un renversement du paradigme
occidental moderne : au lieu de l’être substantiel du cogito, qui existe en lui-même indépendamment de tout milieu, la
précédence est donnée à ce que Nishida nomme basho 場所, terme que l’on traduit habituellement
par « lieu », mais que Nishida lui-même a rapproché de la chôra χώρα
platonicienne, c’est-à-dire de ce qui, pour une certaine existence, est son
milieu[17].
Corrélativement, Nishida substitue à la logique aristotélicienne, qui est
centrée sur l’identité du sujet, ce qu’il appelle une « logique du
lieu » (basho no ronri 場所の論理) ou « logique du prédicat » (jutsugo no ronri述語の論理), et qui est centrée sur le prédicat comme champ
relationnel, c’est-à-dire en somme sur le néant, à l’opposé de l’être. Et même
si, pour Nishida, le « néant relatif » (sôtai mu 相対無) « engloutit » (botsunyû suru 没入する) l’être, le « néant absolu » (zettai mu 絶対無),
en se niant lui-même, est la source de l’être, à l’inverse de Platon comme de
la Bible, où c’est au contraire l’être absolu qui est à l’origine de toute
réalité. À tous égards donc, les fondements de la civilisation occidentale se
trouvent ici culbutés.
Après
la défaite de 1945, l’école de Kyôto connut une éclipse d’une quarantaine
d’années, due aux liens qu’elle avait noués avec l’ultranationalisme. Nishida
le premier avait fourni à celui-ci une caution métaphysique en assimilant le
régime impérial au néant absolu, capable à ce titre d’accueillir en lui-même
toutes les nations de la Terre, et en faisant de l’agression japonaise
« la guerre mondiale pour nier la guerre mondiale (…) pour la paix
éternelle »[18]. Mais au-delà de cette conjoncture
historique, c’est bien le renversement du paradigme occidental moderne qui est
l’essence de l’école de Kyôto ; et c’est ce qui explique qu’elle soit
revenue au premier plan de la scène intellectuelle japonaise dans les années
quatre-vingt, au moment où le thème du postmoderne battait son plein[19].
Toutefois,
dans la mesure même où elle culbutait le paradigme occidental moderne, l’école
de Kyôto s’est posée comme son énantiomère (son reflet inversé). Ce
renversement est tout à fait analogue à celui du poème que l’on a vu tout à
l’heure. Ce que fait Nishida, au fond, c’est opposer la précédence de
l’espace-temps concret (un certain bamen)
à celle du cogito, cet être abstrait
de tout milieu. La meilleure preuve en est son erreur politique : en se
laissant prendre à la conjoncture, il est tombé dans un ethnocentrisme qui est
l’inverse exact de l’universalité abstraite du sujet individuel moderne, cet
être en soi, censément indépendant de tout milieu et de toute histoire.
Il
est clair qu’on ne peut se contenter d’un jeu de balançoire entre ces deux
paradigmes inverses, qui réciproquement s’excluent. Nous avons besoin,
aujourd’hui, de repenser de fond en comble le rapport de l’être à
l’espace-temps, ne serait-ce que parce que, depuis maintenant plus d’un siècle,
l’espace et le temps absolus de Newton ont été dépassés par la physique.
§ 4. Un lieu sans milieu ?
La maison du Héron, George Inness (1893) (source) |
Reste
néanmoins une certaine parenté entre la chôra
platonicienne et le basho nishidien,
puisque tous les deux sont en rapport avec l’être relatif. Qu’est-ce qu’un être
relatif ? Une entité qui, à la différence de l’idea ou du cogito,
n’existe pas en soi-même, mais toujours en relation avec autre chose, au sein
d’un certain milieu que Platon appelle chôra,
et Nishida basho. Autre parenté entre
les deux philosophes : c’est que tous les deux réfèrent l’être relatif à
un absolu, qui chez Platon est l’être, et chez Nishida le néant. Alors, si par
hypothèse on faisait abstraction de ces deux absolus antithétiques, les deux
systèmes ne se rencontreraient-ils pas dans une pensée du milieu ?
Or
si Platon, dans le Timée, parle bien
de la chôra, et s’il en pose la
nécessité comme un « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3) à côté de l’être absolu et de l’être
relatif, il renonce à la penser rationnellement. Il ne définira donc pas la chôra, posant qu’elle est comme un rêve
(oneiropoloumen blepontes, « on
rêve en la voyant », 52 b 3) et qu’on ne peut la saisir que par un
« raisonnement bâtard » (logismô
tini nothô, 52 b 2), pas par le logos. Il se contentera donc de l’évoquer
par des métaphores, lesquelles sont en outre contradictoires : pour l’être
relatif, la chôra est tantôt une
« mère » (mêtêr, 50 d 2) ou
une « nourrice » (tithênê ,
52 d 4), mais tantôt l’inverse : une « empreinte » (ekmageion, 50 c 1).
Ce
troisième genre d’être, à la fois empreinte et matrice, A et non-A, c’est pour
le rationalisme platonicien « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2). Alors, la
question est close. Au nom du principe du tiers exclu, pour plus de deux
millénaires, le logos occidental va se détourner de la chôra.
Ce que le logos va penser en revanche,
c’est ce lieu sans milieu qu’est le topos
aristotélicien, parce que celui-ci s’accorde doublement avec le principe
d’identité et avec l’être substantiel (ousia), qui ne peut être autre chose que ce
qu’il est, ni ailleurs que là où il se trouve. Ou bien A ou bien non-A, mais
pas les deux à la fois.
Le
Livre IV de la Physique d’Aristote
définit le lieu (topos) d’une
chose comme un « vase immobile » (aggeion
ametakinêton, 212 a 15), et en définitive comme « la limite immobile
immédiate de l’enveloppe [de la chose] » (to
tou periechontos peras akinêton prôton, 212 a 20). L’identité de la chose
ne peut donc pas outrepasser cette enveloppe, principe qui s’accorde en tout
point avec celui de la logique aristotélicienne, laquelle repose sur l’identité
du sujet (hupokeimenon) qui se trouve
aussi être la substance (ousia). Si
elle outrepassait son topos,
autrement dit son contour, la chose, ipso
facto, contreviendrait au principe du tiers exclu. Elle aurait à la fois
une forme et une autre forme, et serait donc à la fois A et non-A, puisque pour
l’aristotélisme, forma dat esse rei :
c’est la forme qui donne l’être à la chose.
Aristote
souligne cependant que le lieu n’est pas la forme de la chose, puisque celle-ci
peut changer de lieu (car elle est mobile), alors que le lieu ne peut être
ailleurs que là où il est (car il est immobile). Certes, quand la chose se
trouve quelque part, son lieu et sa forme coïncident ; mais l’identité de
la chose et celle du lieu sont distinctes. Notons en passant que cette
dissociation du lieu et de la chose est le principe ontologique de ce qui,
beaucoup plus tard, s’incarnera dans le style international en architecture,
avec ses formes ubiquistes, indépendantes du lieu et du milieu, donc closes sur
leur propre identité. Cela n’est pas un hasard ; car la logique
aristotélicienne, qui allie le principe du tiers exclu et celui de l’identité
du sujet, est justement ce qui fonde la séparation des êtres, discrétisés dans
leur en-soi respectif, dont procède le dualisme moderne, ainsi que l’atopie (le
sans-lieu) que celui-ci a engendrée. Rappelons le Discours de la méthode : ce sans-lieu affranchi de tout milieu
qu’est le sujet moderne, le cogito
l’a symétriquement conféré à l’objet moderne, de part et d’autre de l’abîme
ontologique du dualisme, qui les fonde l’un et l’autre comme tels.
§ 5. Au delà du topos ontologique moderne
La Route tournante à Montgeroult, Paul Cézanne (1898) (source) |
Heidegger
réfute la précédence accordée par les modernes à « l’espace » (der Raum) ou « pur espace » (reiner Raum) de type cartésien et
newtonien. Avant cette abstraction, il y a le phénomène de « monde » (Welt), dans lequel les choses sont à
leur « place » (Platz) et non pas
dans une « position » ou un « emplacement » (Stelle) définissable dans ce pur espace, c’est-à-dire supposant
l’antériorité de cet espace. Dans le monde familier de l’existence, la chose
« appartient » (hingehört)
à sa place, laquelle est concrètement enchâssée dans une « contrée » (Gegend). Aussi, tel l’artisan dont
l’outil est « sous la main » (zuhanden),
ne se figure-t-on nullement un espace pour y localiser la chose : celle-ci est
indissociable de sa place, et la place est la chose. L’espace ne se définit que
secondairement, et par abstraction, à partir de cette réalité première, dans un
processus de renversement que Heidegger nomme Entweltichung (démondisation), à l’issue duquel il n’y a plus que
des « étants-devant-la-main » (Vorhandenen)
dans des Stellen, c’est-à-dire des
objets positionnés dans l’espace, et parfaitement dissociables de leur
emplacement.
De
cette idée que l’espace ne précède pas la chose, Heidegger en arrive par la
suite, exactement à l’inverse de la vision cartésienne, à l’idée que l’œuvre
engendre son propre espace. Elle « spacie » (räumt) à partir de son site, que Heidegger appelle Ort ;
et loin que la chose soit délimitée au sein de « l’espace », c’est au
contraire à partir des limites de la chose que se déploie cette « spaciation »
(Räumung) :
La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien,
comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen begint). […] Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur
être des lieux et non de « l’ » espace[23].
Heidegger illustre cette idée par
l’exemple du pont :
Le lieu n’existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le
pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent être
occupés par une chose ou une autre. Finalement, l’un d’entre eux devient un
lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place
en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que
naît un lieu[24].
Cette
problématique du lieu, cela va de soi, prend tout son sens dans le cadre d’une
philosophie de l’existence humaine. Elle suppose l’être-là (Dasein). Elle est néanmoins accessible
intuitivement à l’architecte, et a plus forte raison au paysagiste. C’est à la
fois ce qui en explique l’impact – elle n’a pas peu contribué au
discrédit des thèses du mouvement moderne en architecture – et les
réticences qu’elle a soulevées dans les disciplines de l’habitat, comme en
géographie. En effet, tant le Dasein que
l’intuition ne sont pas recevables du point de vue de « l’espace », dont
la précédence ne saurait être remise en cause, dans le cadre du dualisme
moderne, sans que l’on passe ipso facto
du registre de l’objectivité à celui de la subjectivité. Aussi bien, plus d’un
demi-siècle après sa publication, Bâtir
habiter penser reste-t-il inconnu de bien des architectes, et plus encore
des ingénieurs : entre les vérités de la physique et les abscondités de la
phénoménologie herméneutique, pense-t-on bien souvent, il n’y a pas à hésiter !
Or
la thèse de Heidegger n’est pas si étrangère qu’il semble à la physique[25].
Aussi bizarre que cela paraisse, elle se place en fait dans un courant de
pensée qui prend son origine dans les sciences exactes. En effet, l’espace dont
Heidegger prend le contre-pied radical, c’est celui de la physique moderne
classique. Cet espace euclidien, les travaux de Lobatchevski (1792-1856),
Bolyai (1802-1860), Riemann (1826-1866), Beltrami (1835-1900)…, c’est-à-dire
les géométries non euclidiennes, avaient déjà depuis belle lurette montré qu’il
n’est ni le seul concevable, ni surtout le seul réel. Certes, il s’agissait au
début de purs jeux mathématiques (c’est comme « géométrie imaginaire » que
Lobatchevski publie son premier exposé, en 1826), bien que l’on eût su depuis
fort longtemps que, très réellement, la surface de la Terre excède la géométrie
euclidienne (par exemple, s’agissant d’une sphère, la somme des angles d’un
triangle n’y est pas égale à 180°). Néanmoins, les nouvelles
géométries allaient, un demi-siècle plus tard, bouleverser la physique. Les
travaux de Riemann, dès 1854, suggèrent en effet une courbure de l’espace
remettant virtuellement en cause les lois de la gravitation newtonienne ; ce
qu’allait effectivement accomplir Einstein avec la relativité restreinte (1905)
et la relativité générale (1915). De cette nouvelle cosmologie, bornons-nous
ici à retenir que l’espace devient inséparable du temps, et que l’espace-temps
se courbe en fonction de la matière : « La courbure dit à la matière comment se
mouvoir, et la matière dit à l’espace-temps comment se courber[26]
».
Autrement
dit, au delà de son propre topos et
du contour que celui-ci assigne à son être, tout objet matériel engendre un
certain espace. Mais ce n’est pas tout.
§ 6. La ternarité des phénomènes
Une chambre dans la maison de l'artiste à Strandgade, Copenhague, avec l'épouse de l'artiste, Vilhelm Hammershøi (1901) (source) |
Lorsque Heidegger nous dit que l’être
d’une chose commence à partir de son contour au lieu de s’y borner, il déchire
certes le topos qui avait encadré la
pensée occidentale pendant plus de deux millénaires, mais il ne fait que retrouver
un principe qu’avait énoncé, quelque quinze siècles auparavant, l’auteur du
premier traité sur la peinture de paysage dans l’histoire humaine, Zong Bing
(375-443). Celui-ci écrit en effet ce qui suit dès les premières lignes de son Introduction à la peinture de paysage[27]
:
至於山水、質有而趣霊
Zhi yu shanshui, zhi you er qu
ling.
Quant au paysage, tout en ayant forme
matérielle, il tend vers l’esprit.
Ce
que l’on traduit ici habituellement par « forme matérielle », zhi 質, s’oppose
très évidemment à ling 霊, « l’esprit, l’âme ». L’idée sous-jacente est donc que le
paysage possède à la fois une dimension matérielle et une dimension
immatérielle. Entre les deux, il y a l’embrayage de la conjonction er 而, qui
signifie « mais aussi », et surtout l’idée de « tension
vers », qu 趣, ce qui
correspond à la Räumung heideggérienne.
Dans la phénoménalité concrète des formes d’un paysage, il y a non seulement le
topos des substances matérielles,
mais aussi la chôra d’un certain
tissu relationnel. Autrement dit, le paysage est à la fois lieu et milieu.
C’est ce que j’appelle « le principe de Zong Bing ».
Bien
que formulé ici à propos du paysage (notion qui fut inventée à cette époque en
Chine du Sud, plus d’un millénaire avant l’Europe), ce principe de Zong Bing
découle de principes plus anciens encore dans la pensée de l’Asie orientale. Aussi bien le taoïsme que le bouddhisme mettent l’accent sur
la relation plutôt que sur la substance. Or la relation relève de l’invisible,
qui est « sans forme matérielle » : wuxing 無形 ; mais elle est justement ce
qui fait la puissance des formes matérielles, parce qu’elle engage et motive
l’existence humaine, en « tension » (qu 趣) ou en concrescence avec les choses. De nombreuses notions ou préceptes
s’y attachent, notamment celle de « Grand Symbole », Daxiang 大象, à savoir la réalité ultime, le Tao qui, contenant en puissance toutes les
formes particulières, unit tous les êtres. Le Grand Symbole n’a donc lui-même
pas de forme : Daxiang wuxing 大象無形[28], du moins pas de forme délimitable par un topos ; mais il est comme un champ de force, d’où toutes les
formes tirent leur puissance. La
puissance d’une forme excède en effet son contour : ce principe aura guidé
la peinture chinoise tout au long de son histoire[29].
Il implique, entre autres, la place que celle-ci aura laissée au « blanc
excédent », yubai 餘白, c’est-à-dire la marge non peinte
qui, attisant la relation invisible au delà de la forme peinte, engage le
spectateur dans l’image. C’est le même principe qui, en poésie, est à l’œuvre
dans la « consonance excédente » (yuyun
餘韻), au delà de ce qui est formellement
dit. Et le principe de Zong Bing, tout comme la Räumung heideggérienne, peut aisément s’appliquer aux formes
architecturales, pour les faire ek-sister,
se déployer au delà de leur contour matériel.
On
pourra se demander, pour conclure, si parler d’une déploiement des formes au
delà de leur contour matériel ne serait pas verser dans l’irrationnel.
Non ; car ce n’est là qu’entériner le fait que le corset imposé à la
raison par le dualisme a bel et bien éclaté sous la double poussée de la phénoménologie
d’une part, de la physique d’autre part. Dans les deux cas en effet, la
binarité du « A ou bien non-A »,
autrement dit le principe du tiers exclu, né il y a vingt-cinq siècles
de l’abstraction du logos, ne tient plus devant la ternarité de l’expérience
concrète des phénomènes, et même de l’expérimentation scientifique :
– dans l’expérience concrète,
un objet ne peut pas exister en soi ; il est nécessairement saisi en tant que quelque chose dans sa
relation avec un existant quelconque. Cet en-tant-que (als chez Heidegger[30])
suppose nécessairement une ternarité : 1. l’en-soi de l’objet, i.e. le sujet
logique S, 2. l’existant I qui interprète celui-ci en tant que quelque chose,
et 3. cette interprétation, i.e. le prédicat P de la relation « S est P pour
I ».
– dans l’expérimentation en
physique quantique où, bafouant le principe du tiers exclu, selon le dispositif
expérimental (l’interprétant I), la même particule (le sujet logique S)
apparaîtra soit en tant que corpuscule
(un prédicat P, i.e. A), soit en tant qu’onde (un prédicat P’, i.e. non-A). La
physique, en l’occurrence, nous somme expérimentalement de rejeter à double
titre le principe du tiers exclu : d’une part en admettant que le prédicat
(ce en tant que quoi la particule apparaît), à la fois, est et n’est pas le
sujet logique (l’en-soi de la particule), et admettre en même temps que ladite
particule est à la fois une chose (un corpuscule) et autre chose (une onde).
Admettre
à la fois A et non-A, le devenir de A
en non-A, ce n’est autre que la concrète réalité du symbole, dont, voici plus
de vingt-cinq siècles, a voulu s’abstraire le rationalisme du logos[31].
Or dans la réalité des milieux concrets, les formes sont nécessairement, et
indissociablement, toujours à la fois écologiques, techniques et symboliques[32].
Les formes d’un milieu humain sont irréductibles à leur contour
géométrique : c’est cela qu’aujourd’hui, au delà du réductionnisme
moderne, doit redécouvrir la raison.
Palaiseau, 15 mai 2013.
[1] Je reprends ici des éléments de ma
contribution, pour l’entrée ma, au Vocabulaire de la spatialité japonaise,
sous la direction de Philippe BONNIN, à paraître. Plus généralement, Augustin
BERQUE avec Maurice SAUZET, Le sens de
l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2006.
[2] Sur lequel on lira WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS,
2011 (Fûdo, 1935).
[3] Analytiquement, ce terme signifie
l’aspect (men面) selon lequel les choses se présentent à tel ou
tel moment dans un certain lieu (ba場).
[4] Selon le concept mis en avant par
YAMAUCHI Tokuryû (1890-1982) dans Logos
et lemme (Rogosu to renma),
Tokyo, Iwanami, 1974. 相待 (cn xiangdai,
jp sôdai) est la traduction que le
bouddhisme chinois a donnée du sanskrit apekṣa (idée de prendre en compte), en empruntant ce
terme au Zhuangzi. C’est l’idée que
les éléments d’une relation se nourrissent réciproquement.
[5] KENMOCHI Takehiko, Ma no Nihon bunka (Le Japon comme culture du ma), Tokyo, Kôdansha, 1978.
[6] Précisons que le japonais moderne
n’ignore nullement les notions de temps et d’espace, qui sont respectivement
rendues par jikan 時間 et kûkan 空間.
[7] Sur cette question, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux
humains, Paris, Belin, 2000.
[8] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et
39.
[9] J’abrège ici les enchaînements, qu’on
trouvera plus détaillés dans Écoumène,
op. cit.
[10] J’ai détaillé la chose dans Le sens de l’espace au Japon, op. cit. ainsi
que dans Le sauvage et l’artifice. Les
Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, et plus particulièrement
dans « Le japonais », p. 240-250 dans Jean-François MATTÉI (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, IV :
le Discours philosophique, Paris, PUF.
[11] YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bunshun bunko, 1977, vol. II, p. 149.
Un saisonnier (saijiki 歳時記)
est un recueil de mots représentatifs de tel ou tel moment de l’année :
faits de la nature, faits et gestes de la vie humaine, illustrés par des
exemple de haïkus fameux et assortis de commentaires. Le terme saijiki signifie « notes (ki) sur les moments (ji) de l’année (sai) ». Ces « mots de saison » (kigo) se comptent par milliers (jusqu’à 7000 dans les plus gros
recueils). Ils sont en constante évolution, mais se rapportent fondamentalement
aux changements de la nature selon la saison.
[12] V. « Le japonais », art. cit.
[13] Ce processus a été détaillé par YAMAUCHI
Tokuryû, op. cit. Arnaud Villani
l’aborde sous un autre angle dans PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration
de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par Arnaud
VILLANI, Paris, Hermann, 2011.
[14] Sous l’angle de l’habiter, j’ai analysé
cette question et détaillé ses expressions concrètes dans Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le
Félin, 2010.
[15] Pour une introduction à cette
philosophie, Bernard STEVENS, Invitation
à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS, 2005.
[16] Sur ce thème, Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la
modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[17] Sur ce thème, Augustin BERQUE, « La chôra chez Platon », dans Thierry
PAQUOT et Chris YOUNÈS, dir., Espace et
lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La
Découverte, 2012, p. 13-27.
[18] « Sekai sensô wo hitei suru tame no (…) sekai sensô (…) eien no heiwa no
tame 世界戦争を否定するための (…) 世界戦争 (…) 永遠の平和のため ». Nishida
Kitarô zenshû (Œuvres complètes de Nishida Kitarô), Tokyo , Iwanami,
1966, vol. XI, p. 439.
[19] Du point de vue de l’architecture et de
la ville, c’est ce que j’ai analysé dans Du
geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard,
1993.
[20] Pour ce qui suit, je reprends des
passages de mon Écoumène, op. cit.,
largement inspirés de l’excellente synthèse de Jacques DEWITTE, « Monde et
espace. La question de la spatialité chez Heidegger », p. 201-219 dans le
collectif Le Temps et l’espace,
Bruxelles, Ousia, 1992. Toutefois, je n’adopte pas toujours les traductions
proposées par Dewitte pour les principaux concepts en jeu.
[21] Repris dans Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard,
1958, p. 170-193.
[22] Saint-Gall, Erker Verlag.
[23] Essais
et conférences, op. cit., p. 183
; traduction d’André Préau (ce passage est extrait de Bauen wohnen denken). Italiques de Heidegger.
[24] Op.
cit., pp. 182-183.
[25] Pour le fort sommaire exposé qui suit, je
m’appuie sur divers articles du Trésor,
dictionnaire des sciences, Paris,
Flammarion, 1997, notamment « Courbure », p. 230-234 et « Relativité », p.
825-831.
[26] Selon l’expression du physicien américain
John Wheeler, cité dans Le Trésor, p.
829.
[27] Hua
shanshui xu 画山水序.
On trouvera le texte
chinois complet, avec traduction et commentaires, dans Hubert Delahaye, Les Premières peintures de paysage en Chine,
aspects religieux, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1981.
[28] Comme l’écrit le Laozi au chap. XLI (p. 44 dans l’édition Pléïade des Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard,
1980). Liou Kia-Hway traduit ici « La grande image n’a pas de
forme ». L’édition japonaise, par OGAWA Kanju (Rôshi, Tokyo, Iwanami, 1973, p. 85) traduit Ôi naru katachi ni ha (kore to iu) keijô ga nai大いなる象[かたち]には(これという)形状がない, ce qui équivaut à peu près à « la
grande forme n’a pas de forme (particulière) ».
[29] On lira sur ce thème François JULLIEN, La Grande Image n’a pas de forme, ou du
non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003.
[30] Qui y consacre de longs développements
dans Les concepts fondamentaux de la
métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1992 (Die Grundbegriffe der Metaphysik, 1983).
[31] Il faut lire à ce sujet PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud
Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la
dénomination, par Arnaud VILLANI, Paris,
Hermann, 2011.
[32] C’est l’idée fondatrice de la mésologie (l’étude des milieux) que
j’invoque, dans le double sillage de l’Umweltlehre
d’Uexküll (1864-1944) et de la fûdogaku
de Watsuji (1889-1960). Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit. ; Histoire
de l’habitat idéal, op. cit. ; Thinking
through landscape, Abingdon, Routledge, 2013 ; ainsi que le site
MÉSOLOGIQUES (mesologiques.fr).
Note sur l'auteur : né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.
Notes sur l'illustration (Y. Moreau) : le choix chronologique des oeuvres présentées a été privilégié sur son raccord direct au texte. La période 1840-1901 correspond à l'émergence dans les sciences d'un nouveau paradigme qui mettra fin au déterminisme classique et verra poindre l'intégration progressive de l'observateur dans l'expérience. A (par exemple l'objet étudié) et non-A (celui qui l'étudie) sont pris dans une "concrescence" et, donc, "co-suscités". Ce constat va introduire une indétermination fondamentale, posée en principe par Heisenberg (1927). Von Uexküll écrit son Incursions à travers les milieux des animaux et des êtres humains : un livre d'images de mondes invisibles en 1934.