Der Wanderer über den Nebelmeer, 1816, Caspar David Friedrich (source) |
Colloque international « Paysage et imagination »
École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, 2-4 mai 2013
De la constitution du sujet dans le paysage
Augustin Berque
1. Au-dessus de la mer de nuages ?
Le tableau célèbre de Caspar
David Friedrich, Le Voyageur au-dessus de
la mer de nuages (Der Wanderer über
den Nebelmeer, 1816, Hamburger Kunsthalle) nous laissera toujours à imaginer quel
personnage se trouve là, et à quoi il pense. La mer de nuages, est-ce l’objet
de son regard, ou son regard lui-même ? Et ce regard, ne serait-ce pas le
nôtre ? Ni la langue française, ni d’ailleurs aucune langue européenne, ne
nous aide ici à répondre. Le « sujet », ce peut être la scène que
peint le tableau, ou le personnage qui regarde cette scène, ou encore
nous-mêmes, à travers ce personnage. Faut-il vraiment, peut-on même ici distinguer un « sujet » d’un « objet »
? Le tableau, certes, forme une unité, mais cette unité se limite-t-elle à son
contour ? Ou bien l’outrepasse-t-elle, nous emportant nous aussi au-dessus
de la mer de nuages ? Mais alors, quel serait le
lieu de ce sujet qui serait aussi l’objet – le spectateur et la mer de
nuages ?
2. Le message du « DEA Paysage »
Ce genre de
questions est justement de celles que, par prédilection, s’est posées l’ancien
DEA[1]
« Jardins, paysages, territoires », qui se constitua en 1991 à
l’École d’architecture de Paris-La Villette à l’initiative de Bernard Lassus,
et dont l’actuel laboratoire « Architecture, milieu, paysage »
descend directement. Ce que l’on peut bien aujourd’hui appeler « l’école
de La Villette » s’est effectivement caractérisée par la remise en
question des repères ordinaires de la pensée du paysage, en posant pour
commencer – thème cher à Bernard Lassus – que le paysage n’est pas
l’environnement. Par exemple, s’il y a partout et toujours environnement, il
n’y a ni partout ni toujours paysage. Voilà une affirmation qui, à l’époque,
n’a guère été comprise ; mais elle se fonde sur de multiples preuves, à
commencer par l’évidence linguistique : la notion de paysage, avec les
mots pour la dire, n’apparaît qu’à la Renaissance en Europe, et en Chine au IVe
siècle.
Il
se trouvera certes toujours des irréductibles pour arguer que cela ne prouve
rien, et que si les mots changent, la réalité, c’est que tout un chacun peut
voir un paysage à condition d’ouvrir les yeux. L’œuvre du DEA Paysage, tant par
ses enseignements que par les recherches de ses étudiants, ce fut en
particulier de balayer enfin cette croyance ethnocentrique et anachronique. Ces
années de travail m’ont amené moi-même à préciser les critères[2] qui
permettent d’affirmer qu’il y a, ou non, conscience du paysage comme tel dans
une certaine société, à une certaine époque, et à mettre en avant le concept de
cosmophanie (l’apparaître d’un certain
monde). Dans toute société, à toute époque, règne une certaine cosmophanie, c’est-à-dire une certaine façon de percevoir
le monde environnant, avec les mots qui conviennent pour le dire, lesquels
n’ont souvent rien à voir avec « paysage ».
Le paysage est une certaine espèce de cosmophanie,
mais qui n’a rien d’universel. Elle est d’abord apparue en Chine, puis en
Europe, et c’est à partir de ces deux foyers qu’elle s’est répandue dans le
monde. Dire qu’il y a partout « paysage », c’est simplement
substituer notre propre regard à celui des autres, par manque d’imagination,
sinon même par ethnocide[3].
3. La naissance du paysage
C’est en Chine,
vers 440, que s’est confirmé le plus discriminant des critères de l’existence
du paysage comme tel, avec l’Introduction à la peinture de paysage (Hua shanshui xu 画山水序) de Zong Bing (375-443). C’est la première réflexion écrite sur
le paysage dans l’histoire humaine. Le mot qui est là employé pour dire
« paysage », shanshui, a pourtant
une longue histoire[4].
Ses deux éléments, « montagnes » (shan 山) et
« rivières » (shui 水), remontent respectivement très loin dans
le passé, mais on ne les trouve que rarement accolés en shanshui
avant la dynastie Qin (-221/-207), et ce mot n’a pas encore
le sens de « paysage ». Il signifie alors « les eaux de la
montagne (jp yama
no mizu 山の水) », sens qui restera jusqu’à nos
jours au cœur sémantique du shanshui. L’on ne
peut donc pas l’employer pour dire, par exemple, « paysage urbain ».
Sous
les Han (-206/220), les Trois Royaumes (220/265) et jusqu’au début des Six
Dynasties (265/589), shanshui
reste d’usage peu fréquent, et dans la majorité des cas il a ce sens :
« les eaux de la montagne ». Il n’est pas employé dans la poésie,
preuve qu’il n’a pas de connotation esthétique. C’est en général dans le
vocabulaire des ingénieurs qu’on le rencontre, domaine où il désigne clairement
les torrents, issus de la montagne, dont il s’agit de tempérer les violences ou
d’utiliser l’eau pour l’irrigation.
En
poésie, la première occurrence de shanshui est due à Zuo Si (c. 250
- c. 305), qui vivait sous les Jin de l’Ouest[5].
Le mot se trouve dans le premier de ses Deux
poèmes de l’invitation faite à l’ermite (Zhao yinzhe er shou
招隠者二首). Pareil thème est classique dans la
poésie chinoise : un mandarin, qui a choisi de se retirer loin de la ville
et du pouvoir, est prié par celui-ci de revenir, car ses grandes vertus sont
nécessaires au royaume. C’est pour Zuo Si l’occasion
de décrire le lieu de cette retraite en pleine nature. On trouve là ces deux
vers :
非必糸与竹 Fei bi si yu zhu Pas
besoin de fil ni de bambou[6]
山水有清音 Shanshui you qing yin Les
eaux de la montagne ont un son pur
où, manifestement, shanshui désigne un torrent montagnard, mais où aussi, non moins
manifestement, ce mot est chargé d’une valeur esthétique positive, de même que
tout l’environnement décrit par le reste du poème.
C’est
là une révolution par rapport aux terreurs qu’inspirait traditionnellement le
domaine montagneux. Nous sommes là toutefois encore dans un stade transitoire,
où jouissance du paysage montagnard il y a, mais pas encore de mot pour dire
une telle chose. Or, les deux poèmes en question eurent un grand succès,
particulièrement les deux vers ci-dessus. En ces temps où les poèmes se chantaient
vraiment, toute personne cultivée les fredonnait. Au cours des quelques
décennies qui suivent, shanshui
va cristalliser cette faveur, processus au terme duquel le mot acquiert un sens
nouveau – celui de paysage. Voilà qui, incontestablement, est chose
faite au 3e jour du 3e mois de 353, lors du célèbre
banquet du Pavillon des orchidées (Lanting 蘭亭), chez le grand calligraphe Wang Xizhi. Parmi les poèmes rédigés lors de cette rencontre[7],
figurent des distiques tels que
celui-ci, de Wang Huizhi :
散懐山水 San huai shanshui Distrayant
mon cœur dans le paysage
蕭然忘羈 Xiaoran wang ji À
moi-même absent, j’oublie mon licou[8]
ou celui-ci, de Sun Tong :
地主観山水 Dizhu guan shanshui Le maître
de céans scrute le paysage
仰尋幽人踪 Yang xun youren zong Vers les hauteurs
cherchant traces d’anachorètes[9]
On
voit là que désormais, shanshui
signifie clairement « paysage ». Si toutefois s’est estompé le sens
que le mot avait précédemment, « les eaux de la montagne », celui-ci
n’a pas disparu, car d’une part, comme on l’a noté plus haut, shanshui ne désigne pas n’importe quel paysage,
mais un paysage de montagnes et d’eaux ; et d’autre part, le mot continue
d’évoquer la pureté des eaux de la montagne : il garde des vertus
lustrales, ce que l’on entrevoit du reste dans le poème de Wang Huizhi. Le shanshui, c’est bien ce qui lave des
« poussières » du monde, chen 塵, lesquelles – comme du reste en
Occident – sont, entre toutes, incarnées par la ville. D’où l’incompatibilité, en Chine, entre
le shanshui et la ville, chengshi城市[10].
4. Exister en tant que paysage, mais pour qui ?
Donc, à partir
de l’environnement, – sa matière première qui, elle, n’a pas changé
–, le paysage advient à la réalité au IVe siècle, en Chine du
Sud. Mais pas pour tout le monde ! Pour une frange étroite de la société
chinoise, les mandarins lettrés. Pour ceux-ci, le paysage existe, mais pour les
autres, et pour longtemps encore, il n’existe pas. Le premier poète paysagiste,
Xie Lingyun (385-443), en
avait déjà conscience. Il se
disait – on le dit toujours – « solitaire »[11],
alors qu’il était en réalité fort pluriel dans ses excursions par monts et par
vaux. C’est que, pour lui, la piétaille de ses serviteurs ne comptait pas ;
elle était forclose, locked out avec son travail pourtant bien
réel. La jouissance du paysage, elle n’y avait point part.
Effectivement,
l’un des concepts essentiels dans la constitution d’une pensée du paysage en
Chine aura été la capacité de goûter les manifestations sensibles de
la réalité. C’est ce que Xie Lingyun
appelle shang 賞, mot qu’il emploie fréquemment. Dans ce
sinogramme, la clef 貝 (à l’origine pictogramme d’un coquillage,
lequel servait de monnaie comme le cauri) porte l’idée de valeur ; et
l’élément supérieur, phonétique, celle de conférer un prix, une louange. Il
s’agit donc, fondamentalement, de la capacité d’apprécier, de conférer de la
valeur à quelque chose. Xie Lingyun
associe volontiers ce caractère à celui du cœur (xin 心), dans shangxin 賞心, pour dire spécifiquement
« sensibilité au paysage », ou plus généralement « sens
esthétique ». Il s’agit là d’un sentiment très distingué, très fengliu 風流, qu’il regrette souvent, du fait de sa « solitude »,
de ne pouvoir partager avec quelque ressortissant des happy few comme lui-même, lequel
我志誰与亮 wo zhi shei yu liang avec
moi verrait clairement où j’aspire
賞心惟良知 [12] shangxin wei liang zhi et
seul aurait le goût de bien le reconnaître
L’essentiel, dans ce « goût » (shangxin), c’est
bien shang,
cette capacité de conférer du prix à ce qui, pour le vulgaire, n’en a pas, car
il n’a pas les yeux pour le voir comme il convient ; c’est-à-dire, en
l’occurrence, en tant que paysage.
Exactement comme, selon Cézanne, les paysans n’auront pas les yeux qu’il faut
pour apprécier la Sainte-Victoire comme telle[13].
Et c’est en réfléchissant à cet étrange phénomène que Xie
Linyun a écrit ces vers, que je considère comme l’acte de naissance du paysage :
情用賞為美 Qing yong shang wei mei Le sentiment, par le goût, fait la beauté
事昧竟誰辨 Shi mei jing shei bian Chose obscure avant qu’on la
dise
観此遺物慮 Guan ci yi wu lü Oubliant
à sa vue les soucis mondains
一悟得所遣 [14] Yi wu de suo qian L’avoir
saisie vous motive
Ainsi, l’environnement n’est pas beau en
lui-même. Pour qu’il le devienne, et devienne ainsi paysage, il faut le
« faire beau » (wei mei) ; c’est-à-dire que le spectateur ait le
« goût » (shang)
qui convient ; car dans une telle disposition, il aura l’émotion ou le
sentiment (qing)
propre à l’appréciation d’où naîtra la beauté (vers 1)[15].
Celle-ci est obscure, fuligineuse (mei), insaisissable tant que les mots ne l’établissent pas
comme telle ; il faut que « quelqu’un la dise » (shei bian, vers
2). À partir de là, s’instaure une dimension inaccessible à la mondanité des
« soucis matériels » (wulü, vers 3). Dorénavant, le paysage offre à la sensibilité
de l’amateur des prises qui le rassurent, et il peut y livrer son coeur (suo qian, vers 4).
Autant dire que ce spectateur privilégié
a su saisir l’environnement en tant que
paysage, et que désormais il accède à une réalité que le commun des mortels
ne sait pas reconnaître. Le mécanisme central de cette opération, instauratrice
d’un monde nouveau, c’est bien shang : conférer
du prix. C’est l’établissement d’une nouvelle valeur ajoutée, d’un en-tant-que
surclassant les précédents, car investi de l’autorité d’une élite. Xie Lingyun est le premier a en
avoir eu conscience, ou du moins prescience ; et c’est là ce que j’ai
appelé le principe de Xie
Lingyun. En effet, comme bien plus tard le
confirmera Cézanne, pour les ploucs, ceux qui travaillent la terre au lieu de
la contempler, le paysage n’existe pas : pendant bien longtemps, il n’a
n’existé que pour les happy few de la
classe de loisir, comme eût dit Veblen[16].
5. Sujet, monde, réalité
Cet
« en-tant-que » s’établit ici dans le cas particulier du paysage, mais
il illustre un principe universel. Ce principe fonde la mésologie
(l’étude des milieux)[17] :
c’est que tout sujet, qu’il soit individuel ou collectif, humain, animal ou
vivant en général, saisit l’environnement selon un certain mode, qui lui est
spécifique, et qui est son propre monde. Cette saisie est une trajection,
opération analogue à une prédication dont le sujet logique (S) est la Terre, ou
l’environnement, et le prédicat (P)
ce monde-là. Cette trajection engendre la réalité des milieux, laquelle peut
donc se représenter par la formule r = S/P (i.e. « la réalité,
c’est S en tant que P »).
C’est
dire que le paysage – l’aspect visuel d’une
certain milieu – n’est ni un simple objet (l’environnement), ni une
simple représentation subjective de cet objet ; c’est une réalité
trajective, impliquant à la fois le sujet et l’objet. En effet, la relation
r = S/P ne s’établit pas toute seule ; elle nécessite un interprète
(I), qui est le sujet en question. Il ne s’agit donc pas d’une relation binaire
(S-P), mais d’une relation ternaire (S-I-P).
Jakob
von Uexküll (1864-1944) a ouvert ce champ théorique
par ses travaux sur les milieux animaux, qui ont fait de lui non seulement l’un
des pères de l’éthologie, mais aussi celui de la biosémiotique[18]. Il
fut le premier à distinguer le milieu propre à une certaine espèce, et qu’il
nomme Umwelt, du donné universel de l’environnement tel que peut le
saisir la science, et qu’il nomme Umgebung. Ses recherches célèbres sur
le monde de la tique, en particulier, ont montré par l’expérimentation
scientifique à quel point l’Umwelt peut différer de l’Umgebung. Son
idée centrale, c’est que la réalité de l’Umwelt prouve que l’animal
n’est pas un objet, mais un sujet qui interprète l’environnement pour en faire
son milieu :
« Quiconque veut
s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines[19],
abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi
épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé
l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et
agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent
notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes
pas seulement un appareillage machinique, mais en
découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten),
lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre
corps. Alors il ne s’adressera plus aux animaux comme à de simples objets, mais
comme à des sujets (als Subjekte),
dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir »[20].
S’il
a créé un grand nombre de termes techniques, Uexküll en revanche n’a pas
cherché à saisir par un concept le rapport ontologique entre le sujet et son
milieu. C’est ce qu’à fait en revanche le philosophe japonais Watsuji Tetsurô dans Le milieu humain (Fûdo, 1935), qui
s’ouvre par ces mots : « Ce que vise ce livre, c’est à élucider la
médiance[21]
(fûdosei 風土性) en tant que
moment structurel de l’existence humaine (ningen
sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) »[22]. Cela
signifie qu’un couplage dynamique s’établit entre le sujet et son milieu, ce
qui fait non seulement que l’un dépend de l’autre, mais que le sujet se
découvre soi-même dans son milieu.
Cette
« découvrance-de-soi (jikohakkensei
自己発見性) » [23]
concerne notamment le paysage. Ce n’est pas un hasard si la traduction
espagnole de ce livre a choisi pour titre Antropología
del paisaje. Climas, culturas y religiones[24]. La
trajectivité du paysage, en effet, manifeste notre médiance. Du point de vue
mésologique, il n’est donc guère aventureux d’imaginer que cette mer de nuages
que contemple le Wanderer de Friedrich,
c’est son propre être-là (Dasein). Mais laissons l’iconologie et
l’ontologie de côté pour nous demander quelles orientations la mésologie peut
entraîner dans l’aménagement paysager.
6. Toshitsuna revisité
Uexküll traite
de l’animal en général, tandis que Watsuji ne traite que de l’humain ;
mais leurs démarches sont homologues. Toutes deux reposent sur la distinction
entre milieu et environnement, et toutes deux insistent sur la subjectité comme
condition de cette différence. Certes, la subjectité d’une tique n’est pas du
même ordre que celle d’un être humain. S’inspirant
d’Uexküll, Heidegger en tirera l’échelle ontologique selon laquelle la pierre
est « sans monde (weltlos) », l’animal
« pauvre en monde (weltarm) », et
l’humain « formateur de monde (weltbildend) »[25]. Cela
revient à dire que le déploiement de monde est corrélatif au déploiement de la
subjectité du sujet. La pierre, qui n’est qu’un objet, n’a pas de monde ;
l’humain, sujet par excellence, a le monde le plus vaste. Autrement dit, c’est
le plus médial de tous les êtres. La médiance lui est plus essentielle qu’aux
autres animaux. En effet, comme le montrera Leroi-Gourhan[26], sous
forme de systèmes techniques et symboliques, il a extériorisé les fonctions de
son « corps animal » en un « corps social » sans commune
mesure avec ceux des autres animaux ; et ce corps social (je préfère dire corps
médial, car il n’est pas seulement technique et symbolique, mais
nécessairement écologique aussi), ce n’est autre que son milieu.
Ainsi,
de tous les êtres, l’humain est le plus subjectif, et du même pas celui qui se
manifeste le plus dans son propre milieu. C’est l’évidence : de tous les
mondes animaux, le monde humain est le plus marqué par l’être-là de son
sujet : c’est le plus anthropisé (par la
technique) et le plus humanisé (par le symbole). Pour la même raison – sa
médiance essentielle –, l’humain ne cesse d’aménager son milieu : il
est architecte, ingénieur, jardiniste, paysagiste, urbaniste, aménageur de
territoire…
Or
la modernité repose à cet égard sur une forclusion radicale : en
convertissant le monde en objet, le dualisme a tranché la moitié de l’être
humain. Réduisant cet être au contour d’un corps animal individuel, il a
forclos son corps médial, et oublié son être-là. Si, au XXe siècle,
des penseurs comme Uexküll, Watsuji, Heidegger et bien d’autres nous l’ont fait
en partie redécouvrir, nous sommes encore loin de pouvoir penser rationnellement
notre médiance, parce que notre cadre mental reste formaté par ce qui fonde le
dualisme : le principe du tiers exclu. La réalité, pour nous, ne peut être
que soit A, soit non-A, mais pas les deux à la fois, ni entre les deux. C’est
en vertu de ce principe que, voici plus de deux millénaires, la raison
occidentale, avec Platon, a renoncé à penser les milieux, exclu les poètes de
la République, et plus fondamentalement encore, forclos la symbolicité[27]. Les
poètes en effet sont gens du symbole, et le symbole est toujours clair-obscur, à
la fois A et non-A.
Il
aura fallu que les découvertes de la science elle-même, avec le quantique, nous
fassent admettre que le tiers n’est pas exclu, mais effectivement inclus
dans la réalité physique, pour qu’il s’impose enfin à nous de penser que les
choses de notre milieu ne sont pas seulement des objets, mais participent de
notre être, autrement dit qu’elles sont trajectives ; et que pour la même
raison, notre être est bien là, dans notre milieu, pas seulement clôturé dans
notre corps animal individuel.
Or
pour com-prendre le tiers inclus
– pour « prendre-avec » A et non-A –, une logique barricadée
par l’exclusion du tiers ne suffit pas. Nous avons besoin d’une lemmique admettant le syllemme
(de sullambanein, prendre avec), autrement dit
le 4e lemme du tétralemme 1. A
(assertion), 2. non-A (négation), 3. ni A ni non-A (binégation), 4. à
la fois A et non-A (biassertion) ; mais ce n’est
pas le lieu d’argumenter sur ce thème[28]. Contentons-nous
ici de poser que le syllemme, principe logique de la
médiance, de l’être-là et du symbole, permet de comprendre rationnellement que
les choses nous motivent, que, par exemple, le Wanderer
de Friedrich se découvre soi-même dans la mer de nuages qu’il contemple, et
qu’à notre tour nous puissions devenir lui-même, nous qui contemplons cette
image.
Cela
entraîne qu’en aménageant son milieu, le sujet humain se constitue
lui-même ; et, corrélativement, que la qualité de cet aménagement retentit
sur son être même[29]. Reste
à en tirer quelques principes d’aménagement. Je me permettrai ici de reprendre la
« prosopopée de Toshitsuna » par laquelle,
voici bientôt un quart de siècle, je concluais mon premier essai sur la
médiance[30].
Le Sakuteiki – le traité des
jardins de Toshitsuna – me paraît en effet aujourd’hui
exemplifier une pratique du syllemme, autrement dit
la mise en forme d’un être-là, mésologiquement :
Pour
aménager un paysage, on doit avant tout se pénétrer de son sens.
Premièrement,
le sens (fuzei 風情) des lieux et le sens (fuzei) de
l’aménageur, qui sont également précieux, doivent s’allier harmonieusement.
L’aménageur doit déployer imagination et sensibilité non moins pour créer que
pour découvrir le caractère écologique et symbolique des lieux à aménager.
Item,
le caractère des lieux et le goût de l’aménageur, bien que particuliers,
s’insèrent l’un et l’autre dans un milieu physique et social. L’aménageur
tiendra le plus grand compte de ce milieu.
Item,
le milieu s’exprime d’abord par une demande sociale directe : ce sont les
volontés du donneur d’ordre, dont l’aménageur doit forcément tenir compte. Pour
cela, il lui faudra faire jouer au meilleur coût les moyens disponibles en
déployant toutes les ressources de la raison calculatrice. Celle-ci, néanmoins,
n’est qu’un instrument, pas un orient.
Item,
le milieu se traduit aussi dans un certain écosystème, dont l’aménageur devra
veiller à ne modifier qu’harmonieusement les agents. Il prendra grand soin de
circonscrire les effets des perturbations que ses travaux provoquent, en les
compensant au besoin par l’introduction de facteurs correctifs. En cela, il
déploiera l’intelligence de la nature des choses ; car tel est l’orient de
la science : le Vrai.
Item,
l’aménageur n’en doit pas moins tenir compte de la demande sociale latente,
qu’il interprétera d’après les valeurs esthétiques et éthiques dont
l’environnement déjà construit est l’une des manifestations. Toutefois, non
moins qu’à la présence des choses, il doit être sensible aux représentations
que la société concernée se fait de ces choses. En cela, il déploiera le champ
des valeurs sociales ; car tel est l’orient de la morale : le Bien.
Item,
l’aménageur doit garder à l’esprit les formes maîtresses (ôsugata 大姿)
des paysages de mémoire collective que lui évoquent les lieux à aménager, de
manière à pouvoir y exprimer ces formes par voie de métaphore. Au moyen de
telles prises, il articulera le paysage local aux motivations paysagères de la
société concernée. Il lui faudra donc en reconnaître les motifs, ce pourquoi il
sondera l’histoire des goûts de cette société. En poursuivant ces motifs par
des formes nouvelles, l’aménageur pourra simultanément valoriser le milieu au
sein duquel son œuvre s’insère, et y faire ressortir le lieu particulier qu’il
aménage ; car tel est l’orient de l’art : le Beau.
Voilà
quels sont, du point de vue de la médiance, les
principes de l’expression créatrice.
Palaiseau, 20 avril 2013.
Né
en 1942 à Rabat, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes
études en sciences sociales. Géographe, orientaliste, philosophe, il promeut
une mésologie héritière de l’Umweltlehre
d’Uexküll et de la fûdogaku 風土学
de Watsuji. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier
occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.
[1] « Diplôme d’études
approfondies », ouvrant à la préparation d’une thèse de doctorat.
[2] Ã savoir, par ordre de discrimination
croissante : : 1. une littérature (orale ou
écrite) chantant la beauté des lieux ; ce qui comprend (1bis)
la toponymie (en français par exemple : Bellevue, Mirabeau, Belœil
etc.) ; 2. des jardins d’agrément ; 3. une architecture aménagée pour
jouir d’une belle vue ; 4. des peintures représentant
l’environnement ; 5. un ou des mots pour dire « paysage » ;
6. une réflexion explicite sur « le paysage ».
[3] Sur ces questions, v. Augustin BERQUE, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais
devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 1990 ; (direction) Cinq propositions pour une théorie du
paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994 ; Les Raisons du paysage. De
la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995 ; (direction) Mouvance. Cinquante mots pour le paysage,
Paris, Éditions de La Villette,
1999 ; Écoumène. Introduction à
l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 ; (direction) Mouvance II. Soixante-dix mots pour le
paysage, Paris, Éditions de La Villette,
2006 ; Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[4] Pour cette histoire, je m’appuie sur GOTÔ
Akinobu et MATSUMOTO Hajime,
dir.,
Shigo no imêji. Tôshi wo yomu
tame ni (Les
images des mots poétiques. Pour lire la poésie Tang), Tokyo, Tôhô shoten, 2000.
[5] Cette dynastie qui réunifia l’empire en
265 fut obligée de se réfugier en 317 au sud du fleuve Bleu, chassée du Nord
par les Barbares. Elle établit sa nouvelle capitale à Jiankang
(Nankin), qui est plus à l’est que Luoyang, l’ancienne capitale. On distingue
ainsi les Jin de l’Ouest (265/316) des Jin de l’Est (317/420).
[6] C’est-à-dire d’instruments de musique,
dont ce sont là les matériaux. Le poème est reproduit dans Gotô
et al. p. 79 sq.
[7] Composer de tels distiques était un jeu
accompagnant les banquets comme celui de Lanting :
dans un vaste jardin où était aménagé un ruisseau, on lâchait en amont une
coupe de vin flottant au fil de l’eau, et chaque convive, placé au bord du
ruisseau, devait tour à tour composer un distique avant que la coupe ne
l’atteigne, et qu’il ne la boive. Comme plaisir de l’eau (et du vin), nulle civilisation
n’a sans doute imaginé divertissement plus raffiné ! Le recueil en
question était introduit par un texte de Wang Xizhi,
la Préface du Pavillon des orchidées (Lanting xu 蘭亭序), dont la calligraphie est tenue en Chine pour le
chef-d’œuvre de tous les temps (il n’en reste plus que des copies).
[8] C’est-à-dire les obligations mondaines,
que l’on est censé avoir rejetées lorsqu’on se veut ermite (mais ces distiques,
de même que l’érémitisme en question,
sont à l’époque eux-mêmes un jeu de très bonne société).
[9] Dans la tradition chinoise, l’ermite
ayant suivi l’ascèse idoine accède à l’immortalité du xianren 仙人, mais du coup il devient invisible,
confondu avec la montagne elle-même. Les deux poèmes sont cités par Gotô et al. p. 81
sq.
[10] Pour dire « paysage urbain »,
la Chine a donc dû importer l’expression japonaise toshi keikan 都市景観 (prononcée dushi jingguan), elle-même traduite de
l’anglais townscape.
[11] Témoin le titre de l’ouvrage que lui a
consacré OBI Kôichi, Sha Reiun, kodoku no sansui shijin (Xie Lingyun, le poète
solitaire du paysage), Tokyo, Kyûko shoin, 1983.
[12] Cité par Obi 1983, p. 254.
[13] « Avec des paysans,
tenez, j’ai douté parfois qu’ils sachent ce que c’est qu’un paysage, un arbre,
oui. Ça vous paraît bizarre. J’ai fait des promenades parfois, j’ai accompagné
derrière sa charrette un fermier qui allait vendre ses pommes de terre au
marché. Il n’avait jamais vu Sainte-Victoire ». Propos recueilli par Joachim
GASQUET, Cézanne, Fougères, Encre
marine, 2002 (1921), p. 262-263.
[14] Cité par Obi 1983, p. 179.
[15] A propos de ce vers, Obi 1988 écrit p.
177 ce qui suit : « (…) dans l’état (kyôchi 境地) d’union du moi et de la chose (butsuga ittai 物我一体) de ce shang, l’objet [du regard] (taishô 対象) est pour la première fois investi de
valeur ».
[16] Thornstein
VEBLEN, Théorie de la classe de loisir,
Paris, Gallimard, 1970 (Theory of the leisure
class, 1899).
[17] Le terme mésologie a été créé par un disciple d’Auguste Comte, le médecin
Charles Robin, qui l’a présenté publiquement à la séance inaugurale de la
Société de biologie, le 7 juin 1848. Je l’ai repris dans Le Sauvage et l’artifice, op. cit., mais en y
combinant l’angle de la phénoménologie herméneutique.
[18] Il a repris l’essentiel de ces travaux
dans un petit livre tardif (1934), illustré par Georg Kriszat,
Incursions dans les milieux animaux et
humains (Streifzüge durch
die Umwelten von Tieren und Menschen),
dont il existe en français deux traductions : Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965, et Milieu animal et milieu humain, Paris,
Payot & Rivages, 2010 (où manque la partie intitulée, dans la première,
« Théorie de la signification », Bedeutungslehre).
[19] Uexküll critique là le béhaviorisme, fort
répandu à son époque.
[20] P. 21-22 dans l’édition 1965 de Streifzüge durch die Umwelten von Tieren
und Menschen, Hambourg,
Rowohlt.
[21] On verra dans Écoumène (op. cit.) les raisons pour
lesquelles, afin de traduire le concept de fûdosei, j’ai dérivé ce terme du
latin medietas (moitié). Il s’agit en un mot du
couplage dynamique, dans l’être humain, d’une « moitié » qui est son
corps individuel, et d’une autre « moitié » qui est son milieu
éco-techno-symbolique.
[22] WATSUJI Tetsurô,
Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS,
2011 (1935), p. 35.
[23] Op.
cit., p. 55.
[24] Salamanque, Sigueme,
2006.
[25] Martin HEIDEGGER, cours du semestre
d’hiver 1929-1930 à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude
(Die Grundbegriffe der Metaphysik.
Welt-Endlichkeit-Einsamkeit), Paris, Gallimard,
1992 (1983), § 42.
[26] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin-Michel, 1964, 2 vol.
[27] Sur ce thème, v. mon article « La chôra chez
Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu
dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012 ; et plus
généralement PARMÉNIDE, Le poème.
Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par
Arnaud VILLANI, Paris, Hermann, 2011.
[28] Je le fais davantage dans le dossier
consacré par la revue de la Maison franco-japonaise (Ebisu, n° 49, printemps-été 2013) au livre de YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami,
1974.
[29] Cette question a fait l’objet de mon Histoire de l’habitat idéal, op. cit.
[30] Médiance,
op. cit.,
p. 155 sq. Tachibana
no Toshitsuna (1028-1094) est l’auteur du premier
traité de l’art des jardins japonais. Rappelons les premières lignes du texte
original : « Pour dresser les pierres [i.e. faire un jardin], l’on
doit avant tout se pénétrer des principes. Premièrement, en accord avec le
relief et en se conformant à l’aspect de la mare, pour chaque lieu comme il se
présente, on examinera tous les aspects de son caractère (fuzei), en gardant à l’esprit les
paysages naturels et en tâchant d’en rendre au plus près les lieux divers.
Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres du passé,
tout en exprimant son propre goût (fuzei) et en tenant
compte de la volonté du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant
et en harmonisant aux conditions locales les traits essentiels (ôsugata) de divers sites renommés, dont on aura fait
siens les lieux intéressants ». J’ai commenté ce texte plus en détail dans
Le sauvage et l’artifice op. cit.,
p. 196 sqq.