Échappée devant la critique (Père Borrell del Caso, 1874) (source) |
Cycle de conférences Repenser le monde, et vite !
Qu’est-ce que le monde
pour la mésologie ?
Conférence
Augustin BERQUE
29 octobre 2013
Augustin BERQUE
29 octobre 2013
Résumé – Si le terme même de "mésologie" est dû à un médecin positiviste (Charles Robin, disciple d'Auguste Comte, qui le créa en 1848), la mésologie au sens actuel a hérité d'Uexküll et de Watsuji une vision phénoménologique, reposant sur la distinction entre l'environnement comme donné objectif (Umgebung) et le milieu comme monde ambiant (Umwelt) propre à un certain être (individu, société, espèce). La réalité concrète relève du milieu, non de l'environnement dont Uexküll a prouvé que les objets, comme tels, n'existent pas pour l'animal. Nous devons repenser, et vite, la réalité sur ces bases.
Pipe
1. Pourquoi le monde est-il bel et bon ?
Et maintenant, déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours sur le Tout. Ayant admis en lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et entièrement rempli de la sorte, Vivant visible qui enveloppe tous les vivants visibles, Dieu sensible formé à la ressemblance du Dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très parfait, le Monde est né : c’est le Ciel qui est un et seul de sa race[1].
Le Timée est l’une des dernières œuvres de Platon, peut-être la plus célèbre. C’est par exemple ce texte que Platon tient à la main dans la fresque de l’École d’Athènes, de Raphaël, que l’on peut voir sur l’un des murs de la chambre dite de la Signature dans l’appartement de Jules II au Vatican, et où Raphaël a prêté à Platon le visage de Léonard de Vinci. Par la voix de Timée, c’est à la fois un discours sur l’origine et la constitution du monde – une cosmogenèse et une cosmologie – , et sur la nature de l’être – une ontologie. En somme, une ontocosmologie, qui condense la pensée de Platon alors en pleine maturité. Sachant que cette pensée a largement déterminé la pensée européenne pour les deux millénaires à suivre, aucun des mots de ce passage ne peut être pris à la légère. Alors, pourquoi Platon dit-il que le monde (ho kosmos) est « très grand, très bon, très beau et très parfait » (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), alors que, si nous regardons le monde tel qu’il est à l’heure actuelle, ce serait plutôt l’inverse qui nous vient à l’esprit ?
En méditant sur ce passage voici une quinzaine d’années[2], j’y avais surtout remarqué la logique étrange – on pourrait même dire l’absurdité – qui fait ici employer par le texte une série de superlatifs (megistos, etc.), comme si le monde était « le plus grand » (etc.), alors que, à quelques mots de là, Platon affirme que le monde est « le Ciel qui est un » (heis ouranos) et « seul de sa race » (monogenês). Alors, s’il est tout seul, par rapport à quels autres mondes celui-ci pourrait-il être « le plus grand » (etc.) ? La grammaire permet certes de voir ici un superlatif absolu, ce qui donne la traduction « très grand » (etc.) au lieu de « le plus grand » (etc.) ; mais cela ne supprime pas le problème. En effet, pour juger que le monde est petit ou grand, il faut un référent quelconque, par rapport auquel on puisse établir ce jugement. Or comme les référents extérieurs au monde n’existent pas, puisqu’il est monogène, la comparaison ne peut s’établir que par rapport aux constituants du monde lui-même. Cela nous fait tomber dans l’impossibilité à la fois logique et mathématique qu’ont démontrée les théorèmes d’incomplétude et d’indécidabilité de Kurt Gödel[3], à savoir que l’on ne peut construire de proposition p énonçant la consistance d’un système S, telle que p appartienne elle-même à S. En un mot, le propos de Platon à propos du monde est inconsistant. Il ne tient pas debout.
Une autre hypothèse est possible : que Platon dise vrai. Alors, ce serait le monde qui serait inconsistant, qui ne tiendrait pas debout. Du moins, pas debout tout seul. Il aurait besoin de quelque chose pour s’appuyer dessus, et s’accorder ainsi aux théorèmes de Gödel. Cette hypothèse est bien plus plaisante, et c’est donc elle que je vais sonder. Faisant deux pierres d’un coup, je vais même essayer par là de répondre aussi à la première question : pourquoi donc Timée dit-il que le monde est « très grand, très bon, très beau et très parfait » ?
2. « S est P », ou « S est P pour I » ?
La Trahison des images (René Magritte, 1948) (source) |
Ces considérations sont importantes pour la logique, mais elles voilent une question plus importante encore. Un tel jugement ne peut pas s’énoncer tout seul ; il doit nécessairement l’être par un juge, c’est-à-dire par un certain être existant réellement. Concrètement, la relation binaire « S est P », ou S-P, ne tient pas debout toute seule ; elle doit être soutenue par un tiers terme, l’interprète I qui juge que S est P ; soit la relation ternaire « S est P pour I », ou S-I-P. Ce n’est que dans l’abstrait que l’on peut avoir la relation binaire S-P.
Revenons au Timée. Concrètement, l’affirmation « le monde est très grand (etc.) » ne peut pas être établie dans le seul rapport entre le monde (S) et la grandeur (P) ; elle ne peut l’être que par un tiers terme, l’interprète I qui, en l’occurrence, n’est autre que Timée. C’est Timée qui juge que le monde est très grand (etc.). C’est pour Timée (aux yeux de Timée) que le monde est très grand (etc.). Autrement dit, c’est pour un certain sujet que le monde est ce qu’il est.
Bien entendu, ce n’est pas là ce que dit Platon. Au contraire, c’est ce qu’il ne dit pas ; car lui, et après lui toute la pensée européenne jusqu’à la phénoménologie, se contente de l’abstraction « S est P ». C’est ce qui a permis l’essor ultérieur de la science, avec son « regard de nulle part », devant lequel le monde est devenu un simple objet mesurable. Lorsque l’interprète I est abstrait du jugement « S est P », alors ne reste qu’une relation binaire, dont le jugement peut être ou bien vrai, ou bien faux. Et si le jugement est vrai, alors S est véritablement P, tout comme P véritablement S, et l’on atteint l’idéal de la science : l’identité de S ; car alors S est S, comme dans la tautologie « A est A ».
Autrement dit, cette vérité-là suppose que I n’existe pas ; ce qui est une fiction puisque, en réalité, c’est I qui énonce ledit jugement et que ce n’est donc pas en soi que S est P, mais seulement pour I. Voilà qui est gênant, et qui l’est d’autant plus que ce n’est pas là qu’une logomachie ; c’est la physique elle-même qui le montre. En effet si, selon le dispositif expérimental, une même particule S peut être soit une onde (P), soit un corpuscule (non-P), c’est que I (l’interprète, ici le dispositif) détermine la nature de S, ou du moins son existence concrète en tant que P ou non-P.
Cela reviendrait à dire que non seulement c’est pour Timée que le monde paraît être ceci ou cela, mais que c’est en fonction de Timée, c’est-à-dire en fonction d’un certain sujet, qu’il y a réellement tel ou tel monde. Voilà effectivement ce que les sciences de la nature ont mis en évidence au XXe siècle, particulièrement en biologie.
3. Les mondes du vivant et les mondes humains
L’essentiel du message d’Uexküll se trouve condensé dans un petit livre qu’il publia en 1934, Incursions dans les mondes ambiants des animaux et des humains (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen)[4]. Ce livre a été traduit une première fois par Philippe Muller en 1965 sous le titre Mondes animaux et monde humain[5]. Comme l’édition allemande, celle-ci contient également un texte intitulé Théorie de la signification (en allemand Bedeutungslehre, étude de la signification). Une seconde traduction a été faite en 2010 par Charles Martin-Fréville sous le titre Milieu animal et milieu humain[6]. Meilleure à plusieurs égards, elle ne contient malheureusement pas la Bedeutungslehre. Or celle-ci est inséparable de l’Umweltlehre. La question déterminante est en effet celle du sens que l’animal donne à l’environnement pour en faire son monde propre.
On rejoint ici la distinction fondatrice qu’Uexküll a établie entre l’Umwelt (le milieu, ou le monde ambiant) et ce qu’il appelle Umgebung, le donné environnemental objectif, c’est-à-dire l’environnement tel que peut l’observer la science moderne. Uexküll montre expérimentalement que ce qui existe concrètement pour l’animal n’est pas cette Umgebung universelle, mais une certaine Umwelt qui est propre à son espèce, et qui diffère de celles d’autres espèces. Chaque espèce a donc son propre milieu ; d’où il suit en particulier que ce n’est pas dans les termes du nôtre, celui de l’espèce Homo sapiens, que nous pouvons juger de celui d’une autre espèce. Cela, le béhaviorisme ne pourra jamais le saisir, car il y faut une méthode particulière, celle de la Bedeutungslehre – ce qui deviendra plus tard la biosémiotique.
Depuis, les découvertes de la biologie n’ont cessé de corroborer les vues d’Uexküll. On sait de mieux en mieux que, selon les espèces, les êtres vivants perçoivent des mondes différents, et qu’ils se comportent en fonction des ces mondes-là, non de l’environnement général. On vérifie en particulier la règle établie par Uexküll : environnement pessimal, milieu optimal ; à savoir que tel ou tel environnement serait-il invivable pour les autres espèces, certaines, dites extrémophiles, en font au contraire leur milieu de prédilection. C’est ainsi par exemple que Pyrolobus fumarii est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou que Thermococcus gammatolerans est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80° dans des cheminées hydrothermales[7].
Nous avons ici la réponse à la question que nous nous posions tout à l’heure : pourquoi le monde (kosmos), pour Timée, est-il si bel et bon ? Eh bien, parce que le kosmos est son Umwelt, et non pas cet objet universel qu’en a fait le regard de nulle part de la science moderne. C’est un monde anthropocentré, chargé de valeurs humaines, et non pas cette Umgebung indifférente, cette res exensa opposée à la res cogitans qu’a établie le dualisme. Et serait-il objectivement pessimal, ce monde-là ne peut qu’être optimal pour Timée, puisqu’il est fonction de son être même.
Fonction de son être même, mais encore ? Cette « fonction »-là, Uexküll ne lui a pas donné de nom ; c’est qu’il était naturaliste, pas métaphysicien. Or, coïncidence intéressante, à peu près au moment où Streifzüge… paraissait en Allemagne, paraissait au Japon le livre du philosophe Watsuji Tetsurô, Fûdo[8]. Comme Uexküll, Watsuji distingue le milieu (fûdo 風土) de l’environnement (kankyô 環境) ; mais lui le fait au niveau des cultures humaines, non pas des espèces vivantes. Ce qu’il appelle fûdo, ce sont exclusivement des milieux humains, constitués historiquement dans l’interrelation de la nature et de la culture. Dans les deux cas, cependant, le milieu est fonction d’un certain sujet, l’espèce (à travers l’organisme) chez Uexküll, l’être humain (ningen 人間) chez Watsuji. Et comme les humains diffèrent selon leur histoire, ils diffèrent selon leur milieu.
Étant philosophe, Watsuji a même créé un concept ontologique pour exprimer que l’humain et son milieu sont fonction réciproque l’un de l’autre : fûdosei 風土性, que j’ai traduit par médiance[9] à partir du latin medietas, « moitié ». À la première ligne de son ouvrage, Watsuji définit la médiance comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) ; autrement dit, comme le couplage dynamique[10] de deux moitiés, l’une qui est l’individu, l’autre qui est son milieu.
Pour saisir la médiance, objectiver l’environnement n’avance guère, et risque de faire tomber dans le piège du déterminisme géographique. Ce qu’il faut au contraire, c’est saisir le sens qu’a son milieu pour la société concernée ; et la méthode pour ce faire, c’est l’herméneutique. On voit que, là aussi, le propos de Watsuji et celui d’Uexküll se rencontrent. C’est bien de sens qu’il s’agit. On est loin du mécanicisme et du déterminisme. Uexküll écrira même que l’animal, loin d’être une machine, est un machiniste :
Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes pas seulement un appareillage machinique, mais en découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir[11].
4. La Terre est-elle-là pour rien ?
An elephant (Rembrandt, 1637) (source) |
Ce vers où l'œuvre se retire, et ce qu'elle fait ressortir par ce retrait, nous l'avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende). La terre est l'afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la terre et en elle, l'homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l'œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L'œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l'ouvert d'un monde. L'œuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre[13].
On peut en effet sans grand risque rapprocher ce que Heidegger appelle ici « la terre » (die Erde) de ce qu’Uexküll appelle Umgebung, et « le monde » (die Welt) de ce qui chez Uexküll est l’Umwelt. Ce rapprochement permettra notamment de comprendre cette formule énigmatique : « la terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien ». Effectivement, dans l’existence d’un certain sujet, l’Umgebung est « là pour rien » si elle n’est pas spécifiquement prise en compte par l’Umwelt dudit sujet. Or l’Umwelt est une sélection qui laisse de côté la plupart des composants de l’Umgebung. Uexküll écrira ainsi du monde de la tique :
Toute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour l’essentiel de seulement trois signes perceptifs (Merkmalen) et trois signes actantiels (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse[14].
Toute la richesse du monde est là « pour rien », sans doute ; mais la richesse de quel monde ? Ici, Uexküll se contredit lui-même, en confondant l’environnement et le milieu, que toute son œuvre vise au contraire à distinguer. Pour la tique, en termes de tiquité, son monde est comme le kosmos de Timée l’est en termes humains : megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos. Heidegger commettra la même erreur en jugeant à la suite d’Uexküll, dans les Grundbegriffe, que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm), alors que l’humain est « formateur de monde » (weltbildend). En fait, ce que perçoit la tique (son monde) est quant à son être à elle tout aussi parfait que ce que, respectivement, perçoit un cerveau humain, i.e. un monde humain. Et justement, le processus de qualification qui, à partir du donné environnemental objectif, y donne naissance comme tel, repose dans les deux cas sur une déperdition phénoménale d’information, que l’on a pu estimer, dans le cerveau humain, à des millions d’octets par seconde[15].
Autrement dit, un monde ne se construit que par forclusion de ce qui ne le concerne pas. Ou encore – pour imiter la formule d’Uexküll « environnement pessimal, milieu optimal » – : perte d’information, gain de signification. C’est toute la différence entre un cerveau humain et un ordinateur, ou entre le vivant et le mécanique : le second terme enregistre tout, mais n’y comprend rien[16].
Mais si le milieu est effectivement sélectif, le reste de l’environnement est-il vraiment là « pour rien » ?
5. L’assomption de la Terre en mondes
La confusion commise par Uexküll et Heidegger vient, me semble-t-il, de ce que ni l’un ni l’autre n’élucide la logique du rapport entre terre et monde, environnement et milieu. Heidegger l’esquisse dans les Grundbegriffe en parlant d’als (en tant que), et va même jusqu’à rapprocher le rôle de cette conjonction du jugement synthétique « a est b ». Le propos s’arrête là, cependant, et il n’est pas repris dans L’origine de l’œuvre d’art.
Je relèverai ici la question de point de vue de la mésologie, entendue au sens qu’Uexküll a donné à Umweltlehre et Watsuji à fûdogaku 風土学, non pas au sens où l’entendait le créateur du terme mésologie, le médecin Charles Robin, qui le proposa le 7 juin 1848 à la séance inaugurale de la Société de biologie :
Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi. Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours des tâches de la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme de mésologie.
Charles Robin (1821-1885) était effectivement un positiviste pur et dur, à tel point qu’il s’opposa à l’élection de Darwin à l’Académie des sciences, en 1872, au motif que : « Le darwinisme est une fiction, une accumulation poétique de probabilités sans preuves et d’explications séduisantes sans démonstration »[17]. Il employait le mot « milieu » au sens où nous entendons aujourd’hui l’environnement, c’est-à-dire ce donné objectif universel dont Uexküll et Watsuji distingueront justement le milieu. La mésologie au sens de Robin a été éclipsée par l’écologie (terme créé en 1866 par Haeckel), qui est une science de l’environnement, non du milieu. J’ai repris le terme mésologie en 1985[18] dans son sens actuel, i.e. comme étude des milieux, non de l’environnement.
En ce sens donc, la mésologie a pour question centrale le passage de l’environnement général (l’Umgebung) à un milieu particulier, l’Umwelt qui est relative à un certain être. Comment s’établit le moment structurel – la médiance – qui lie cet être à son milieu ? La réponse se trouve à la fois, partiellement, d’une part chez Heidegger avec la notion d’en-tant-que (als), et d’autre part, loin de là, dans ce que Nishida, vers la même époque[19], a nommé « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) ou « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理)[20]. Je n’entre pas dans l’argument général de Nishida[21], qui me paraît être un renversement spéculaire de la logique aristotélicienne – substituant l’identité du prédicat à l’identité du sujet, et absolutisant le prédicat comme « néant absolu », zettai mu 絶対無 –, mais en retiens cette idée lumineuse : le monde est un prédicat. C’est le « monde prédicatif », jutsugo sekai 述語世界.
Effectivement, du point de vue de la mésologie, notre monde est le prédicat selon lequel, par les sens, l’action, la pensée et la parole, nous saisissons ce sujet qu’est la Terre[22], ou la nature. « Sujet », ici, doit être entendu dans son sens le plus primordial de ὑποκειμένον, « ce qui gît dessous ». C’est la base, l’appui à partir de quoi peut se déployer le monde. Comme l’écrit Heidegger,
Monde et terre sont essentiellement différents l'un de l'autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde[23].
Ce propos énigmatique a été diversement commenté. Il s’éclaire grandement si on le rapproche de ce que Heidegger lui-même avait esquissé dans son cours de 1929-1930 avec le concept d’« en-tant-que » (als), et plus encore si on le rapproche du concept nishidien de monde prédicatif. Alors, le « litige » (Streit) obscur entre terre et monde dont parle L’origine de l’œuvre d’art devient, plus clairement, l’assomption de la Terre (S) en tant que monde (P). C’est S en tant que P, autrement dit le jugement synthétique « S est P », ou « a est b » comme Heidegger lui-même le suggère dans les Grundbegriffe.
Qui est le juge en l’affaire ? C’est I, à savoir l’interprète pour lequel S est P dans le rapport triadique S-I-P. S’agissant de l’écoumène, I est un être humain (individuel ou collectif), et s’agissant de la biosphère, c’est le vivant en général, par exemple la tique dont nous parle Uexküll.
Le rapport S-I-P ressemble à une prédication (« S est P pour I »), mais c’est en réalité bien davantage, puisque, des sens à l’action, cela concerne tous les aspects de la réalité. Aussi bien, cela dépasse-t-il les seuls milieux humains, qui sont éco-techno-symboliques, pour s’étendre à toute la biosphère ; mais la biosphère non pas seulement comme ensemble d’écosystèmes ; comme sémiosphère aussi, puisque, comme Uexküll l’avait pressenti et comme la biosémiotique l’a montré, la transmission de sens est coextensive à la vie :
La sémiosphère est une sphère tout comme l’atmosphère, l’hydrosphère, et la biosphère. Elle pénètre dans tous les coins ces autres sphères, en incorporant toutes les formes de la communication : sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes, champs électriques, radiations thermiques, ondes de toute espèce, signaux chimiques, toucher, etc. Bref, des signes de vie[24].
Tous ces signes de vie, qui ne cessent d’interpréter les choses en tant que quelque chose, l’Umgebung en tant qu’Umwelt, c’est l’apparaître des mondes, c’est-à-dire la cosmophanie de ce qui est la réalité pour chacune des millions d’espèces vivantes qui peuplent la Terre. La même logique, que résume la triade S-I-P, se déploie depuis les débuts de la vie sur notre planète, voici 3,8 milliards d’années. Certes, pour le regard de nulle part qui est celui de la science, tous ces mondes n’ont pas la même richesse, et le monde de la tique est sans doute bien pauvre en comparaison de celui de l’humain Uexküll ; mais concrètement, c’est-à-dire nécessairement vu de l’intérieur d’un certain monde, chacun d’entre eux a toujours été et sera toujours megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos.
6. Le monde n’est pas la réalité
Décharge (1998) Isabelle Hayeur, Canada council Art Bank source |
Or, comme le montre Nishida, dont la thèse est justement tombée dans ce piège, le monde prédicatif tend à se nourrir de sa propre mondanité[25]. Il s’illimite et s’absolutise, perdant la mesure de son rapport fondateur avec son sujet – la Terre –, puis alors il s’écroule. C’est ce que nous montrent de nombreux phénomènes historiques : une mode se nourrit d’elle-même et puis devient ringarde, une bulle spéculative se nourrit d’elle-même et puis elle crève[26], un empire gonfle et puis périt, les paradigmes règnent et puis trépassent, démonétisés par de nouveaux prédicats... Jared Diamond a bien montré que cela est arrivé à de nombreuses civilisations dans l’histoire, et que cela pourrait bien arriver à la nôtre[27]. Effectivement, si nous ne parvenons pas à réembrayer notre monde à la Terre qui le porte, il s’effondrera. La Terre, elle, a vu passer bien d’autres mondes.
En somme, livrés à leur propre mondanité, les mondes crèvent comme des bulles spéculatives. Faute de référent extérieur, ils sont inconsistants, comme Gödel l’a démontré des systèmes de propositions. Ce phénomène n’est pas proprement humain ; il tient à la mondanité elle-même, qui se satisfait de soi jusqu’à en crever, y compris dans les mondes non-humains. C’est ce que l’on voit par exemple dans les phénomènes de pullulation. Mais en réalité (S/P), non pas en simple mondanité (P), un prédicat ne peut jamais se passer du sujet qui le fonde. Le monde ne peut pas se passer de la Terre. Contrairement à la thèse nishidienne du « sans base » (mukitei 無基底), et contrairement au métabasisme de la French theory qui l’a reprise sans le savoir en closant les signes sur eux-mêmes[28], il n’est de monde prédicatif que par rapport à une Terre substantielle ; et c’est justement ce qui permet que les mondes ne s’éliminent pas du fait de leur propre mondanité.
La nature ayant bien fait les choses, c’est la raison pour laquelle vont ensemble « environnement pessimal » et « milieu optimal », pour reprendre la formule d’Uexküll. Si l’environnement n’était pas pessimal, toutes les espèces se mettraient à pulluler dans leur milieu optimal, et la vie cesserait d’elle-même. C’est dire que l’Umwelt, pour se maintenir comme optimale, a besoin des contraintes et des risques de l’Umgebung. Les mondes humains aussi ont besoin des contraintes et des risques de la Terre, sinon ils crèveraient tous comme des bulles spéculatives.
Cette régulation de la réalité (S/P), c’est-à-dire du rapport entre la Terre et le monde, elle est justement inhérente à ce rapport. C’est bien ce dont Heidegger me semble avoir eu l’intuition en écrivant cette phrase obscure et magnifique : Monde et terre sont essentiellement différents l'un de l'autre, et cependant jamais séparés.
Palaiseau, 3 octobre 2013.
L’auteur. Né à Rabat en 1942, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Parmi ses livres, dernièrement : Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013 ; Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, sous presse. Contact : berque@ehess.fr. Site : mesologiques.fr.
[1] PLATON, Timée, texte établi et traduit par Albert Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, 1985 (1927), p. 228. J’ai légèrement modifié la traduction de Rivaud pour rendre peri tou pantos par « sur le Tout », que Rivaud rend par « sur le Monde ». Majuscules de Rivaud.
[2] Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, chap. II : « Monde ».
[3] Je reprends ici la formulation simplifiée de ces théorèmes par Jean-François GAUTIER, L’Univers existe-t-il ?, Arles, Actes Sud, 1994, p. 146.
[4] Hamburg, Rowohlt, 1956 (1934).
[5] Paris, Denoël, 1965.
[6] Paris, Payot & Rivages, 2010.
[7] Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie.
[8] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieu, étude de l’entrelien humain), Tokyo, Iwanami, 1935. Traduit en français par Augustin Berque sous le titre Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011.
[9] Initialement dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. J’ai plus tard systématisé la notion dans divers ouvrages, en particulier dans Écoumène, op. cit.
[10] « Moment structurel », kôzô keiki 構造契機, correspond à l’allemand Strukturmoment.
[11] P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt.
[12] Paris, Gallimard, 1993
[13] Martin HEIDEGGER, L’origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 49-50 (traduit par Wolfgang Brokmeier).
[14] Streifzüge…, op. cit. p. 29.
[15] Exposé oral de Gilles ANSERMET au colloque « Vers une herméneutique naturalisée ? », Maison Suger, 15 février 2013, citant Marcus E. RAICHLE, Two views of brain function, Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, p. 180-190, p. 181 : « Thus, of the unlimited information available from the environment, only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104make it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more than passing interest to those interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less ». Merci à G. Ansermet de m’avoir communiqué cet article.
[16] Dénonçons, en passant, la machinique stupidité de ceux qui déplorent que nous n’utilisions (en apparence) que 20% des facultés de notre cerveau. Les 80% « inutilisés » (dans cette optique de machine) s’affairent justement à ce qui distingue un cerveau humain d’une mécanique, c’est-à-dire à vivre et donc à créer du sens ; par exemple à être dans la lune, ou à rêver. Pour ces tâches essentielles à notre humanité, le cerveau, avec 2% du poids de notre corps, consomme 20% de son énergie. Ce qui fait sens, c’est le moment structurel cerveau-ordinateur : l’ordinateur tout seul n’a aucun sens et n’est capable de rien, sinon de rouiller. Dans cette médiance, c’est le cerveau qui est le foyer ; l’ordinateur n’est qu’un adjuvant qu’il se donne pour travailler à sa place – ce qui, à terme, ne devrait pas manquer de se retourner contre ce roi fainéant. Depuis l’Homme de Cro-Magnon, au moins en volume, notre cerveau a diminué de 15%, ce que l’on peut raisonnablement imputer au progrès technique, c’est-à-dire au déploiement de notre corps social (pour employer une expression de Leroi-Gourhan) et à sa rétroaction sur notre corps animal.
[17] Comme le rapporte Armand de Quatrefages dans Les émules de Darwin, Paris, Alcand, 1894 ; cité par Alain PROCHIANTZ, Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012, p. 114. Darwin fut finalement élu en 1878, quatre ans avant sa mort.
[18] V. Le sauvage et l’artifice, op. cit.
[19] Notamment dans Basho (1927), repris dans le vol. IV de ses œuvres complètes, Nishida Kitarô zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966.
[20] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[21] J’ai critiqué cet argument dans Écoumène, op. cit., et plus particulièrement dans « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? » (p. 41-52) et dans « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité » (p. 53-62) dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002.
[22] Avec un T majuscule, car il s’agit bien de la planète Terre.
[23] L’origine de l’œuvre d’art, op. cit., p. 52.
[24] Jesper HOFFMEYER, Signs of meaning in the universe. Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996 (1993), p. VII.
[25] V. mon article sus-cité, « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité ».
[26] Ce phénomène a été bien analysé par André ORLÉAN, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011.
[27] Jared DIAMOND, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006 (Collapse, 2005).
[28] J’ai critiqué ce métabasisme (la doctrine du « on en a fini avec la base ») dans Écoumène, op. cit., notamment à propos de l’interprétation derridienne de la chôra (χώρα) dans le Timée. Sur ce dernier point, v. mon article La chôra chez Platon, p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
NOTES SUR L'ICONOGRAPHIE (Yoann Moreau) :
Pipe (Marcel Broodthaers, 1969) (source) |
Dans le rapport d'une oeuvre picturale à ce qui la légende (par exemple son titre), c'est en général un effet de renforcement qui est généré : dans le croquis de Rembrandt (An elephant, 1637) l'image illustre le titre et le titre explicite l'image.
Ce rapport entre n'est pas symétrique. Dans la tradition de Saint Thomas (qui ne crois que ce qu'il voit), le visuel tend a avoir valeur de preuve "fidèle" (une photo ou une vidéo est - de prime abord - considérée en tant que document, c'est-à-dire en tant que trace et témoignage de quelque chose qui existe et qui a eu lieu), tandis que le texte a plutôt valeur de légende (dans tous les sens du terme) qui explicite l'image. En somme les formes semblent "plus vraies" que les signes (qui n'en seraient que des interprétations) ; les images re-présentent la réalité tandis que les textes la ré-interprètent.
Mais ce rapport quasi substantiel de l'image à ce qui existe "vraiment", peut couver une forme de "trahison" (au sens de Magritte), en particulier quand le texte vient s'opposer à la figure.
Les formes d'apories logiques que soulèvent la série "Trahison des images" (initiée en 1929 par René Magritte), constitue à mon sens une homologie au propos d'Augustin Berque : l'irrésolution entre S (Umgebung) et P (Umwelt) y devient palpable, générant une forme d'intranquillité (au sens de Pessoa). Il semble que cela se produise quand un interprétant est sujet à deux logiques qui sont à la fois légitimes et contradictoires.
Cette irrésolution - l'impossibilité d'opter pour une logique plus que pour une autre - intensifie la dimension "trajective" de l'interprétant : ce dernier tente, par allers-retours d'une logique à l'autre, de surmonter l'aporie. Ce faisant, c'est un milieu qui est déployé.
A. Berque montre ainsi que la réalité humaine ne peut être réduite à sa substance pas plus qu'à son interprétation, l'oeuvre de Magritte montre que l'art ne peut se réduire à la production de formes ou de significations. Chacun montre ainsi dans son domaine respectif (la géographie, l'art), qu'un tiers indéfinissable participe à l'expérience humaine du monde ou d'une oeuvre.
Ce faisant ils donnent à revisiter le contexte existentiel formé, pour le premier, de la relation entre une forme de vie et ce qui l'entoure et, pour le second, de l'expérience artistique entre le regardant (qui voit des formes et des signes) et l'oeuvre (qui n'est jamais tout à fait explicite, ni tout à fait contenue dans le cadre).
Dans les deux cas, substance et oeuvre d'art renvoient nécessairement à ce qu'elle ne sont pas (par exemple à une signification ou à une pratique) et vice versa. Cette incomplétude qui ne se surmonte que par va-et-vient, par "pulsation existentielle", est au fondement des milieux humains.
A. Berque a montré que cette mouvance existentielle déploie des mondes et une écoumène. Foucault (entre autres) a explicité l'espace ouvert par la perplexité d'une "trahison des images" (voir Ceci n'est pas une pipe, 1968).