Test de Rorschach, planche 3. |
Renaturer la culture, reculturer la nature, par l’histoire
Augustin Berque
1. Au delà de Wittgenstein ?
« Renaturer la culture, reculturer la nature » : cette formule d’inspiration marxienne – elle descend d’un thème des Manuscrits de 1844 : « Naturalisierung des Menschen, Humanisierung der Natur » (naturalisation de l’humain, humanisation de la nature) –, je l’ai déjà invoquée voici une quinzaine d’années au début d’un livre où je tentais de poser les principes d’une mésologie, partant de l’idée que la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre s’établit et fonctionne d’une manière que la dichotomie classique entre le subjectif et l’objectif ne permet pas de saisir[1].
C’est cette dichotomie, qu’on appelle dualisme, qui est à l’origine du couple d’opposés conceptuels moderne « nature vs culture », comme de la séparation qui en découle entre sciences humaines et sciences de la nature, et qui, de même qu’elle a décosmisé les milieux humains, a désorienté l’histoire.
C’est cette dichotomie, qu’on appelle dualisme, qui est à l’origine du couple d’opposés conceptuels moderne « nature vs culture », comme de la séparation qui en découle entre sciences humaines et sciences de la nature, et qui, de même qu’elle a décosmisé les milieux humains, a désorienté l’histoire.
La mésologie vise au contraire à saisir ce qui, dans un milieu concret, allie en une même réalité ce que le dualisme, abstraitement, sépare en deux pôles. Il ne s’agit plus ici de cette science délibérément positive que fondèrent au XIXe siècle des disciples d’Auguste Comte[2], et que l’écologie, plus tard venue, a fini par balayer car elle s’est instituée, elle, pleinement comme science de la nature-objet, tandis que la mésologie voulait aussi couvrir les milieux humains, mais n’avait pas les moyens conceptuels de dépasser le dualisme. Dans un tel cadre, impossible en effet de franchir le gouffre que celui-ci a creusé entre la nature comme objet, d’une part, et l’humain comme sujet, d’autre part. Certes, le réductionnisme entend supprimer la question en faisant de l’humain lui-même un objet ; mais il aboutit ce faisant à des apories, car la subjectité (selfhood) du cogito lui-même – de quelque nom qu’il s’appelle aujourd’hui – ne peut rationnellement se prétendre à la fois subjective et objective, mécanique et vivante, sujet et prédicat de soi-même ; en somme, à la fois A et non-A, tout en invoquant par ailleurs le principe du tiers exclu, qui fonde le dualisme et le mécanicisme.
J’ai bien écrit « dans un tel cadre », c’est-à-dire celui de l’arrêt sur objet[3] qui a engendré le dualisme moderne, et en particulier cette extensio purement spatiale, détemporalisée, déshistoricisée qu’est l’étendue-matière cartésienne. C’est exactement contre cela que l’auteur de Sein und Zeit (Être et temps) était parti en guerre ; car ce n’est là, autrement dit, que l’arrêt du mouvement existentiel qui, temporellement, investit notre être dans les choses. S’ensuit-il cependant ipso facto que retemporaliser l’étendue abolirait le dualisme ?
Il est vrai que l’entreprise heideggérienne, contemporaine du mouvement qui, en physique, a substitué un espace-temps à l’espace et au temps absolus de Newton, ne peut en être indépendante. On ne peut non plus la considérer indépendamment de cet autre mouvement où la physique, à l’échelle quantique, a reconnu « le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[4]. Tout cela relève d’un mouvement de fond, qui tend à porter la pensée humaine au-delà du paradigme occidental moderne classique, celui qui enfanta le dualisme. Cependant, Heidegger a été plus directement influencé[5] par les travaux du naturaliste Jakob von Uexküll, qui ont refondé la mésologie (ce qu’il appelait Umweltlehre) sur de nouvelles bases. Cette refondation tient en un parti : reconnaître la subjectité du vivant[6], dont Descartes avait fait une machine. Le milieu (Umwelt) n’est pas le donné environnemental objectif (Umgebung) ; c’est un monde qui s’élabore dans sa relation avec le sujet (l’animal), lequel s’élabore lui-même en tant qu’espèce – c’est l’évolution – du fait de cette relation. Il y a ainsi adéquation mutuelle entre le milieu et le sujet. L’environnement (Umgebung) serait-il pessimal, le milieu (Umwelt) est donc optimal pour l’espèce considérée[7].
Uexküll est universellement reconnu comme l’un des pères de l’éthologie, mais, pendant longtemps, nul ne s’est avisé de rapprocher son Umweltlehre de l’étude des milieux humains (fûdogaku 風土学) que, vers la même époque, le philosophe japonais Watsuji Tetsurô[8] fondait pourtant sur des bases exactement homologues : reconnaître la subjectité de l’être en question (en l’occurrence, l’humain), et, partant, distinguer le milieu (fûdo 風土) de l’environnement (kankyô 環境) ; ce qui suppose une méthode herméneutique, fort étrangère au mécanicisme dualiste (chez Uexküll, c’est le rejet du béhaviorisme). Et de même que, chez Uexküll, l’adéquation réciproque de l’animal et de son milieu résulte de l’évolution, de même, chez Watsuji, celle de l’être humain et de son milieu résulte de l’histoire : le milieu est ce qui donne chair à l’histoire, et l’histoire est ce qui donne sens au milieu.
Watsuji étant philosophe, il a créé un concept pour dire cette adéquation : fûdosei 風土性, que j’ai traduit par médiance (du latin medietas, moitié). Il le définit comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) ». Ce « moment », s’il est dynamique comme le moment de deux forces (ici les deux « moitiés » de l’être humain que sont d’une part l’individu, de l’autre son milieu), n’est cependant pas à proprement parler un concept historique, et moins encore évolutionnaire. C’est cela plutôt que j’ai voulu saisir par le terme de trajection[9] : ce mouvement par lequel il y a « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化) », pour emprunter l’une des expressions favorites du naturaliste Imanishi Kinji[10].
L’idée sous-jacente à ce concept, c’est que l’évolution comme l’histoire sont – mais à des échelles différentes – un même processus spatio-temporel, que je nomme chaîne trajective, et qui n’est autre que l’élaboration progressive de la subjectité par et dans l’histoire naturelle, par et dans la relation du vivant avec son milieu. Certes, la subjectité culmine dans la conscience du cogito ; mais elle est à l’œuvre déjà dans la vie la plus primitive, et, en deçà même, elle s’ébauche dans les autopoïèses de la matière. De ces stades primitifs à la conscience qui dira « je », il y a enchaînement, non pas rupture.
C’est là évidemment rompre avec le mécanicisme qui, aujourd’hui encore, fait par exemple écrire à un Alain Prochiantz que « les animaux ne sont pas des sujets »[11]. Pour la mésologie, si, définitivement, les animaux sont des sujets ; mais pas seulement les animaux ! Dans la nature tout entière, il y a une subjectité diffuse, que certes focalise notre « je », mais que les autres vivants focalisent aussi, aux divers niveaux ontologiques de la vie. Sauf à reconnaître cette échelle de la subjectité, qui va de la matière à la vie et de la vie à l’esprit, nous ne surmonterons jamais l’aporie que releva Wittgenstein lorsque, dans la proposition 3.221 de son Tractatus logico-philosophicus, il écrivit ceci : « Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis qu’en parler, je ne peux pas les prononcer. Une proposition ne peut que dire comment est une chose, pas ce qu’elle est (Die Gegenstände kann ich nur nennen. Zeichen vertreten sie. Ich kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich nicht. Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist) »[12]. Et si nous ne surmontons pas cette aporie, jamais nous ne retrouverons d’orient ni à l’histoire, ni à l’évolution. Comme le disait Macbeth et comme le prétend le mécanicisme, l’une et l’autre, à jamais, ne seront plus que « a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing » ; et ce sera définitivement l’acosmie.
À cette acosmie où nous conduit l’arrêt sur objet moderne, la mésologie n’entend nullement opposer les fantasmes du finalisme, qu’on les nomme « point omega », « principe anthropique » ou « dessein intelligent ». Ce qu’elle entend, c’est fonder rationnellement une poétique de la Terre qui, trajectivement, irait dans un certain sens, et que je résumerai par deux propositions à la manière de Wittgenstein : 1. Zwar nennen wir die Erde ; aber sie ist es, die uns ausspricht (la Terre, nous la nommons, certes, mais c’est elle qui nous prononce) ; 2. zwar spricht sie uns aus, aber wir sind es,die sie sagen (elle nous prononce, certes, mais c’est nous qui la disons).
Cette ourobore[13], qui en spirale devient évolution et histoire, c’est ce que je vais essayer d’argumenter.
2. L’histoire, c’est nous qui la disons, certes…
Test de Rorschach, planche 10. |
Mais le doute est venu. En physique d’abord, en histoire ensuite. Les historiens quant à eux se sont rendu compte, comme l’écrivit par exemple un Bernard Lepetit[14], qu’ils ne peuvent s’abstraire eux-mêmes de leur propre discours, et que ce passé dont ils parlent, ils l’écrivent au présent. Fini le rêve de l’objectivité parfaite, où ce que l’on dit (P) des faits du passé ne serait autre que ce qu’ils furent (S). Il y a nécessairement, entre S et P, l’écart introduit par un interprétant (I), celui-ci serait-il, comme en physique quantique, le dispositif purement objectal d’où résultera l’interprétation de la particule S soit en tant qu’onde (P), soit en tant que corpuscule (P’). A fortiori dans le domaine du vivant, où chaque espèce (I) interprétera la même Umgebung (S) en tant que sa propre Umwelt P, toujours autre que l’Umwelt P’ propre à l’espèce I’ ; et à plus forte raison encore s’agissant des milieux humains, où chaque culture déclinera tel prédicat propre à notre espèce en de multiples surprédicats. Par exemple, si la même onde électromagnétique (le sujet S) « λ = 700 nm » existe pour nous en tant que couleur rouge (le prédicat P), elle n’existe pas comme telle pour la vache, qui ne perçoit pas le rouge. De même, si les longueurs d’onde supérieures (l’infrarouge) n’existent pas comme couleur dans l’Umwelt de notre espèce, elles existent bien comme telles pour l’œil du serpent, qui chasse la nuit à l’infrarouge. Et sur cette base propre à notre espèce, « 700 nm (S), c’est rouge (P) », chaque culture humaine surprédiquera cet universel en divers singuliers P’, P’’ etc. L’automobiliste moyen dira « le rouge (S), ça veut dire ‘stop’ (P) », mais le garde rouge maoïste, lui, dira « le rouge (S), ça veut dire ‘en avant !’ (P’) ». Etc.
Cela revient-il à dire que tout est relatif, et que tous les points de vue se valent ? Pour le métabasisme postmoderne[15], oui. Pour la mésologie, non ; car dans tout cela, il y a un sens, qui va de la planète à notre esprit, non pas l’inverse, ni dans n’importe quel azimut.
3. … mais dans l’histoire et sur la Terre.
Test de Rorschach, planche 5. |
Voilà pour l’essentiel. Cela peut se représenter par deux formules. Dans la première, où l’on fait abstraction du temps, r = S/P ; ce qui se lit : la réalité (r), c’est l’objet (le sujet logique S, ce dont il s’agit) saisi en tant que quelque chose (le prédicat P). Dans la seconde, où l’on réintroduit l’écoulement concret du temps (i.e. l’histoire), r = (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite. Cette seconde formule est celle de la chaîne trajective, où indéfiniment de nouveaux prédicats P’, P’’, P’’’… etc. se calent sur la réalité précédente S/P, (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’… etc. Ce calage de P’ sur S/P (etc.) est ce que j’appelle calage trajectif ; il est analogue à une hypostase, car, comme le montre le déroulement de la chaîne trajective, l’assomption de S en tant que P, soit S/P, se trouve indéfiniment replacée en position de sujet (S’, S’’, S’’’… etc.) par rapport aux prédicats ultérieurs P’, P’’, P’’’… etc. La chaîne trajective est donc une suite d’assomptions et d’hypostases de ces assomptions. Pour la mésologie, voilà l’essence de l’histoire et de l’évolution.
De telles formules sont abstraites ; mais comme les algorithmes en mathématiques, elles compressent de vastes informations[16], et permettent ainsi d’y voir plus clair. En sciences humaines, c’est ce qu’on appelle des principes : le multiple dans l’un, l’un pour le multiple. Le principe en l’affaire est exprimé par la locution conjonctive en tant que. C’est ici que la trajection diffère d’une simple prédication. En effet, la saisie de S en tant que P n’est pas une simple opération verbale ; car elle s’effectue concrètement par les sens, par l’action, par la pensée et par le langage. Les sens et l’action concernent à coup sûr la totalité du vivant. Selon l’échelle de la subjectité, la pensée et le langage sont plus ou moins développés, certes, mais la biosémiotique a prouvé que la transmission de sens est coextensive à la vie[17]. La parole, quant à elle, reste le propre de notre espèce, et c’est justement ce qui me permet ici d’utiliser l’analogie de la prédication dans la formule r = S/P. Celle-ci n’indique expressément que l’un des deux aspects de la trajection (l’assomption, pas l’hypostase), mais, concrètement, elle s’accompagne nécessairement du second.
Dans les milieux humains, le principe de l’en-tant-que écouménal s’incarne dans des prises (i.e. des prises-en-tant-que) qui font exister telle substance ou tel fait en tant que quelque chose, et qui se ramènent à quatre grandes catégories : des ressources, des contraintes, des risques ou des agréments. Ces prises sont actualisées (portées à la réalité) par l’histoire : par exemple, jadis, le vent (S) existait en tant que ressource (P) surtout pour les meuniers ou les marins, il existe aujourd’hui plutôt en tant que ressource pour les électriciens ou les parapentistes.
Ces réalités-là nous sont détaillées par l’histoire et la géographie, même si, en général, ces disciplines ne se soucient pas d’en dégager le principe, lequel est ontologique. Il a été mis en lumière par Heidegger, dans son cours de 1929-1930, sous le nom de das Als (l’en-tant-que)[18]. Heidegger a été mis sur cette voie par les recherches d’Uexküll, qui ont prouvé par l’expérience que, pour un animal, les choses n’existent jamais en soi, comme un objet, mais toujours selon une « teinte » (Ton) qui les rapporte à sa propre existence ; par exemple en tant que nourriture (Esston), en tant qu’abri (Schutzton), etc. Bref, en tant que prises, notion que l’on rapprochera par ailleurs de celle d’affordance dans la théorie de la perception gibsonienne[19].
Comme les affordances en effet, ces prises sont ambivalentes (i.e. trajectives) : les choses nous donnent prise, et nous avons prise dessus. Elles déploient un monde, l’Umwelt qui est propre à l’être en question, et donc irréductible au donné environnemental brut (l’Umgebung). Plus la subjectité de cet être progresse, plus vaste est son monde. On conçoit donc que, pour Heidegger, la pierre soit « sans monde » (weltlos), l’animal « pauvre en monde » (weltarm), et l’humain « formateur de monde » (weltbildend).
Pour la mésologie en revanche, un milieu quel qu’il soit étant à la pointe de la chaîne trajective dont procède conjointement l’être dont il est le milieu, il ne peut que lui être superlativement adéquat. C’est ce que Platon exprime à sa manière quand il juge, dans les dernières lignes du Timée, que « très grand, très bon, très beau et très accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le monde (kosmos) est né ». Ce n’est là évidemment qu’une profession de foi – la foi d’un être (humain en l’occurrence) en l’adéquation de son Umwelt (S/P) à ce qu’il est lui-même, et réciproquement. Cette foi, cependant, ne résulte pas d’un jugement arbitraire, intemporel et abstrait – un pur « S est P ». D’une part, elle s’enracine dans la chair ; car, de par la chaîne trajective dont elle est la pointe, chaque nouveau chaînon (chaque nouveau cycle d’assomption-hypostase), calé sur le précédent et supposant tous les chaînons antérieurs, va de la vie sur Terre au propos du Timée. D’autre part, dans des termes autres que ceux de Platon, elle peut être celle de tout être vivant, y compris de la tique d’Uexküll. Ainsi, en termes de tiquité, le monde de la tique n’est pas pauvre ; il est bel et bien megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos ; c’est ce que la biologie nous démontre avec ses extrémophiles. En termes humains toutefois, il est vrai que le milieu de la tique est moins riche, et disons moins évolué que celui d’Uexküll.
Voilà qui nous replace devant la question de l’absolu et du relatif : l’évolution et l’histoire ont-elle ou non un sens, et si oui, par rapport à quoi, ou bien ne sont-elles à jamais qu’une combinaison stochastique de hasard et de nécessité, signifying nothing ?
4. Marie n’est pas triste, elle semble triste.
Test de Rorschach, planche 1. |
On remarquera ici que la théorie de la trajection est une synthèse entre la logique d’Aristote et celle de Nishida, lesquelles réciproquement s’excluent. Si cette synthèse est possible, c’est pour deux raisons. La première, que la chaîne trajective réintroduit le temps concret de l’histoire (ou de l’évolution) dans la prédication « S est P », faisant donc de l’hypostase de P en S’ autre chose que la stérile tautologie du principe d’identité. La seconde, c’est que, corrélativement, elle suppose l’existence concrète de l’interprète I pour lequel S est P. Or, le fait que la logique formelle d’Aristote ne présuppose pas cette existence n’est sans doute pas sans rapport avec un trait des langues indo-européennes, où il est effectivement possible de dire « S est P » sans autre forme de procès. Le français par exemple peut dire tout simplement « Marie est triste ». En japonais, l’énoncé équivalent Mari wa kanashii est impossible ; il faut dire Mari wa kanashisô da, c’est-à-dire « Marie semble triste » ; soit « S est P pour I ». Autrement dit, dans cette langue, l’interprète I est immanent au jugement « S est P », alors que le français peut l’abstraire en lui donnant une position transcendante.
Cette position transcendante n’est autre que celle que s’est arrogée le cogito moderne, et que Descartes a parfaitement explicitée lorsqu’il écrivit « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[21]. Cette absoluité du sujet occidental moderne, dont le corrélat est celle de l’objet (d’où la possibilité de la science moderne), a un rapport direct avec le mécanicisme. D’un tel point de vue, en effet, il est impensable de reconnaître la qualité de sujet à tout autre que le cogito ou que ses semblables. D’où la théorie des animaux-machines. Inversement, sans même faire intervenir le bouddhisme et la transmigration, l’on supposera aisément qu’en japonais, l’immanence de l’interprétation dans tout énoncé a pu faciliter l’extension de la subjectité (shutaisei 主体性) bien au delà du seul sujet humain. Un Imanishi, par exemple, la voit à tous les échelons du vivant, de la cellule à la communauté biotique tout entière[22].
À cet égard, la chaîne trajective constitue également une synthèse, visant à justifier que l’on étende la subjectité au delà du sujet humain, mais sans revenir aux métaphores de ce que Philippe Descola a classé par exemple comme identification de l’intériorité entre humains et non-humains (i.e. l’animisme), ou comme identification de l’intériorité et de la physicalité entre humains et non-humains (i.e. le totémisme)[23]. Pour la mésologie en effet, il y a sujet dès lors qu’un être est capable de distinguer entre soi et non-soi, et à partir de là de différencier son devenir de celui de son environnement. Autrement dit, dans les termes qui lui sont propres, cet être est capable du jugement « S est P ou P’ », et de déterminer son existence en fonction de ce jugement. Il ne s’agit pas de mécanique (l’itération du principe d’identité, comme dans les moteurs à piston), mais de vie, c’est-à-dire de choix entre divers prédicats possibles. Là s’enclenche une certaine chaîne trajective, où chaque prédicat P étant empreint de la subjectivité de l’interprète I qui l’a choisi plutôt qu’un autre, son hypostase en S’ (i.e. S/P) empreint à son tour cet S’ de subjectivité. Autrement dit, l’environnement (S) devient milieu (S/P), l’Umgebung devient Umwelt, et de chaînon en chaînon de la chaîne trajective, cette immanence réciproque de S en P, donc en I, ne fait que s’accentuer. C’est exactement ce que recouvre la formule intuitive d’Imanishi, « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet » ; ou encore ce que recouvre la formule par laquelle on peut résumer la thèse de Leroi-Gourhan dans le Geste et la parole : anthropisation de l’environnement par la technique, humanisation de l’environnement par le symbole, et hominisation du corps animal par effet en retour.
Revenons ici aux Manuscrits de 1844. Du point de vue de la mésologie, « humaniser la nature, naturaliser l’humain », cela n’est autre que cette anthropisation-humanisation-hominisation dont la chaîne trajective s’est poursuivie non seulement depuis que le genre Homo est apparu, mais dans le processus même qui a provoqué son émergence. Quand ce processus a-t-il commencé ? Eh bien, au moins depuis les 3,8 milliards d’années que dure la vie sur Terre. Depuis lors, celle-ci a engendré toutes sortes de sujets avec toutes sortes de milieux, à tous les niveaux ontologiques possibles ; mais une chose est certaine, c’est que chacun de ces sujets est toujours le mieux adapté à son propre milieu, et ce pour une bonne raison : dans le moment structurel de son existence (sa médiance), ce milieu-là est la moitié de son être même, qu’il s’agisse – toute révérence gardée – du cogito dans son Umwelt (qu’il a pourtant forclose en Umgebung), tout comme du Pyrolobus fumarii dans les eaux hyperthermales de la sienne.
Sans doute ni l’évolution, ni l’histoire n’ont-elles d’orient tracé par avance : « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin / Le chemin se fait en marchant » ; mais, comme l’aurait écrit Machado, c’est al volver la vista atrás, quand on se retourne pour voir, que la chaîne trajective déploie tout son sens : d’un côté nous fonder en nature, de l’autre engendrer nous-mêmes la nature à venir ; car,dans cette éternelle naissance – natura natura semper ! –, des lèvres qui enfantent aux lèvres qui parlent, c’est toujours la Terre qui se dit à nouveau quand nous la disons[24].
Palaiseau, 7 août 2013.
[1] Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[2] Selon Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 72, le mot mésologie a été introduit par le médecin Charles Robin dans son discours inaugural lors de la fondation de la Société de biologie, le 7 juin 1848. Ce mot ne figure plus dans le Petit Larousse, alors qu’on le trouvait dans la première édition (1906) avec la définition suivante : « Partie de la biologie qui traite des rapports des milieux et des organismes ».
[3] Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit., p. 68 sqq et passim.
[4] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[5] Comme en témoigne abondamment son cours de 1929-1930, publié après sa mort : Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1992 (1983).
[6] V. Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains), Hamburg, Rowolt, 1965 (1934), p. 21-22 : « Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt) ».
[7] La biologie n’a effectivement cessé de découvrir, par la suite, ce qu’on appelle des espèces extrémophiles, dont le milieu de prédilection est un environnement mortel pour toute autre espèce ; tel ce ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations.
[8] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935). NB : en japonais comme en chinois, le patronyme précède le prénom.
[9] Ce concept, de même que ma traduction de fûdosei par « médiance », a été introduit dans mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, et développé dans Écoumène, op. cit.
[10] Dont on pourra lire en français Le monde des êtres vivants, Marseille, Wildproject, 2011 (Seibutsu no sekai, 1942).
[11] Dans Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012, p. 132.
[12] Italiques (devenus romains dans ma citation en italiques) de Wittgenstein, p. 20 dans l’édition 2003 du Tractatus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
[13] Figure de raisonnement qu’emblématise le serpent mythique Ouroboros, lequel se mange lui-même par la queue. Il ne s’agit pas ici d’un éternel retour mais, comme on le verra, d’une éternelle naissance.
[14] Dans le livre qu’il a dirigé Pour une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, on peut lire par exemple p. 297 : « Le passé, refiguré au présent, y acquiert un statut hypothétique, car perpétuellement révisable ».
[15] Le métabasisme, doctrine postmoderne illustrée entre autres par la French theory, consiste à dire qu’« on en a fini avec la base », autrement dit fini avec la substance de l’hupokeimenon (le sujet S) qui a fondé la logique du sujet aristotélicienne, et de là le rationalisme moderne. Comme exemple de métabasisme en histoire, cf. ce passage du livre de Lepetit cité plus haut : « La société ne dispose, pour organiser ses structures du moment ou réguler ses dynamiques, d’aucun point fixe et qui lui soit transcendant. Elle produit ses propres références et constitue pour elle-même son propre moteur » (p. 14).
[16] Je n’ai pas manqué de m’inspirer ici de la TAI (théorie algorithmique de l’information) de Gregory J. CHAITIN, Algorithmic information theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
[17] V. Jesper HOFFMEYER, Signs of meaning in the universe, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996.
[18] V. Les concepts fondamentaux…, op. cit., chap. VI.
[19] James J. GIBSON, The Ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
[20] V. sur ce thème A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[21] Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et 39.
[22] Imanishi a plus particulièrement insisté sur ce point dans Shutaisei no shinkaron (La subjectité dans l’évolution), Tokyo, Chûôkôronsha, 1980.
[23] Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[24] Cet article reprend cursivement des idées que je développe dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, sous presse. Sur la mésologie aujourd’hui, on pourra consulter le site MÉSOLOGIQUES (mesologiques.fr).
NOTES SUR L'ICONOGRAPHIE (Yoann Moreau) :
Les dix planches du test de Rorschach |
Le test psychologique proposé par Hermann Rorschach (1884-1922)opère en proposant à l'interprétant d'énoncer ce que lui évoque une tache fabriquée par pliage d'une feuille contenant une encre liquide. Puisque l'on ne peut prétendre avoir voulu représenter quelque chose de spécifique au moyen de cette technique, toute évocation est plausible et aucune ne peut revendiquer énoncer la réalité de ce qui est représenté. Le sujet soumis au test énonce donc sa posture même d'interprétant : il lit une tache en tant que (quelque chose), faisant chose de ce qui - a priori - n'a ni fonction, ni figure.
Ce type de prédication, qui donne prise sur des formes floues - qu'il s'agisse d'une tache d'encre, d'un nuage, d'un marc de café ou des viscères d'un poulet - traduit (à mon sens) l'un des mouvements existentiels qui tend à "faire monde" (Umwelt) de tout ce qui l'environne(Umgebung).
Les images de ce billet sont issues de l'article Wikipédia Rorschach test.