Mésologie et poétique des images
Yoann Moreau
Que voyez-vous ?
Que voyons nous ?
Cette tache fait partie d’une série de dix taches constitutives du test psychologique proposé par Hermann Rorschach (1884-1922) en 1921. Ce test opère en proposant à l'interprétant d'énoncer ce que lui évoque une tache fabriquée par pliage d'une feuille contenant une encre liquide.
Puisque l'on ne peut prétendre avoir voulu représenter quelque chose de spécifique au moyen de cette technique, toute évocation est plausible et aucune ne peut revendiquer énoncer la réalité de ce qui est représenté. Le sujet soumis au test énonce donc sa posture même d'interprétant : il lit une tache en tant que (quelque chose), faisant chose de ce qui - a priori - n'a ni fonction, ni figure, ni signification.
Ce type de prédication, qui donne prise sur des formes floues - qu'il s'agisse d'une tache d'encre, d'un nuage, d'un marc de café ou des viscères d'un poulet – traduit l'un des mouvements existentiels qui tend à "faire monde" (Umwelt) de tout ce qui l'environne (Umgebung). La mésologie emprunte cette distinction fondamentale Umwelt / Umgebung (le monde ambiant propre à une forme de vie donnée / l’environnement en tant que donné objectif) à J. Von Uexküll et aussi, mais sous un autre vocable à T. Watsuji (fûdo / shizen kankyô). Pour le cas qui nous préoccupe (la tache d’encre), cette distinction implique que la vision ne peut être seulement perception (de quelque chose), car elle est aussi irrémédiablement action (d’un sujet sur cette chose). Ici l’action dont il est question est symbolique, elle consiste en une interprétation. Autrement dit, la vision est nécessairement regard, c’est-à-dire chargée de connotations et de jugements. C’est le premier point.
Le second point vient d’une autre conclusion d’Uexküll : l’idée que, pour tout sujet (animal comme humain), « monde d’action et de perception forment ensemble une totalité close, le monde vécu (Lebenswelt) ». L’optique (l’œil) et le symbolique (le regard), c’est-à-dire la perception et l’action forment une « totalité close », celle d’un monde propre (à une espèce) et une sphère d’intelligibilité singulière (celle d’un individu). En somme, un sujet ne peut voir que des connotations et des aspects. Il ne peut prétendre voir sans agir. Même avec les yeux, un sujet humain "touche" ce qu’il observe, il agence ce qui l’environne en un monde ordonné, fait de figures et de signes, de formes familières et intimes. Il n’échappe pas au « figural » (Lyotard, 1971), qui – pour le dire rapidement – revient à poser comme existentielle la condition de metteur en scène : on nous montre une tache et on y voit des formes et des figures, on semble y reconnaître des choses que nous connaissons et pouvons nommer. L’imaginaire (et en deçà l’organique) hante le regard de telle sorte que ce n’est pas l’image qui est regardée, mais – pourrions nous dire – « l’imaginal », c'est-à-dire un mixte d’image (l’en-soi de ce qui est vu) et d’imaginaire (l’en-soi de celui qui voit). L’image (la substance) et l’imaginaire (le prédicat) ne constituent ni l’un ni l’autre des éléments de notre réalité. Celle-ci – qui ici est figurale – est au milieu, fruit d’une interprétation qui conjoint rythmiquement l’en-soi et le pour-soi. Ce processus d'alternance dynamique par lequel s’élabore un monde, la mésologie le nomme trajection. C'est un va-et-vient, une pulsation existentielle intégrant un être à son milieu dans toutes les dimensions de l'existence (organique, écologique, psychologique, sociologique, cosmologique...), et qui évolue historiquement dans une certaine direction, produisant une certaine médiance, i.e. le couplage dynamique de cet être et de son milieu.
Le test élaboré par Rorschach en 1921 vise précisément à intensifier l’état de trajectivité du sujet. Cela permet d’établir au travers du travail d’interprétation, la manière de connoter – c’est-à-dire de « faire monde » – propre au sujet regardeur. Rorschach écrit ainsi : « Dans son essence, une technique projective est une méthode d'étude de la personnalité qui confronte le sujet avec une situation à laquelle il répondra suivant le sens que la situation a pour lui, et suivant ce qu'il ressent au cours de cette réponse. » (H. Rorschach, The Rorschach Inkblot Test, 1921).
Résumons : Les images du test de Rorschach soulignent un aspect essentiel pointé par Augustin Berque : le caractère incontournable de l’interprétant. À partir d’une forme non connotée par un auteur (ici une tache d’encre), un sujet énonce sa posture même d'interprétant. Ce faisant il traduit l'un des mouvements existentiels qui tend à « faire monde » (Umwelt) de tout ce qui l'environne (Umgebung).
Notons : des expériences visuelles similaires peuvent être vécues dans de nombreuses circonstances. On pensera à ces moments où, allongés dans l’herbe on se retrouve à disserter sur les formes de nuages, quand on délaye un peu de lait dans du café ou du thé, quand on regarde certains dessins d’enfants…
Que voyez-vous ?
Cette image, abondamment discutée dans la littérature (en 1900 dans le champ de la psychologie par Joseph Jastrow, plus tard par Ernst Gombrich) a permis à Ludwig Wittgenstein (1889-1951) d’illustrer la notion d’aspect : on ne voit pas une chose, mais l’un de ses aspects.
Nous ne voyons pas l’image en soi, mais ce que Wittgenstein qualifie d’un « réseau complexe de ressemblances qui se chevauche et s’entrecroise » [Recherches philosophiques, §66, p.64]. Certes un « air de famille » les rassemble, mais cette généalogie est « figurale » (au sens de Lyotard), d’une part elle transforme l’objet en chose (c’est-à-dire fait de ce qui est « en soi » quelque chose ayant une signification « pour soi » ) et, d’autre part, elle mobilise l’ek-sistence du sujet (car elle requiert au minimum que l’image mobilise notre attention, ie. qu'elle fasse événement).
En somme, nous ne pouvons dire ce qui est sous nos yeux - l'image, ce qui nous environne - car nous la voyons au prisme de ce qui en est absent : sa charge figurative. Nous ne pouvons percevoir que l’en-tant-que de l’image (ici, un lapin ou un canard puis, un lapin et un canard et, enfin, une forme poétique qui ne faisait pas partie de notre monde auparavant : appelons-la, par exemple, un « canapin »).
Pour Wittgenstein, l’effet de leurre qui opère dans le champ visuel relève d’une fausse évidence ou plutôt d’une fausse transparence parce que – je le cite – « le voir dans son ensemble ne nous paraît pas assez énigmatique » (Wittgenstein,Recherches philosophiques, 2004, § 1, p. 28).
Que voyez-vous ?
Que lisez-vous ?
Comment lisez-vous ?
En disposant le texte, Mallarmé ne fait pas qu’établir un rythme de lecture ni, comme l'a judicieusement remarqué Jean-François Lyotard, offrir un texte comme un tableau, c’est-à-dire comme quelque chose qui « n’est pas à lire [mais qui], fait voir [qui] fait voir ce qu’est voir. […] Regarder le tableau c’est y tracer des chemins, y co-tracer des chemins. » [p. 14-15]
Ce texte, par sa mise en page, opère autre chose : il ré-institue la page comme lieu, c’est-à-dire comme espace ayant une puissance de connotation. Mallarmé écrit ainsi, si l’on suit la typographie des majuscules, « rien / n’aura eu / lieu / que le lieu » (il ajoute, page suivante, toujours en majuscules, « excepté / peut-être / une constellation »).
Ce que donne à revoir et à re-visiter Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897), c’est qu’une page est un lieu. Quand bien même nous la connotons systématiquement en tant que support (c’est-à-dire en tant que non-lieu), sa puissance de lieu demeure (voir-lire à ce propos La maison des feuilles de Mark Danielewski, 2000).
Le travaille du poète consiste ici à retrajecter cet aspect. Il enjoint à réinvestir l’espace de la page, à l’habiter, à l’aménager, à disposer autrement les lettres et les mots qui le peuplent. Refonder des lieux à partir des non-lieux de la modernité (non-lieux parce que devenus fonctionnels c’est-à-dire connotés sans poésie polysémique et polymorphe), relève d’une mouvance similaire à ce que Mallarmé opère quand il extirpe la page de sa seule fonction de support de la lecture.
« L’arrêt sur objet » (A. Berque, 2000) propre à la modernité, est aussi une négation du lieu par évacuation des liens que tout espace porte en puissance. En spatialisant le texte, Mallarmé dispose à lire et voir, à sortir de l’ornière usuelle du lire ou voir. Il fonde un dispositif, c'est-à-dire un mixte qui enjoint de faire le lien entre des éléments hétérogènes et différents (ce qui suppose un état dynamique de disposition) plutôt qu’à faire le lien entre des éléments homogènes qui s’opposent (ce qui suppose une compétence acquise, par exemple la lecture). Nous devons préciser maintenant ce qui distingue l’opposition de la différence.
Voyez-vous ou lisez-vous ?
Pouvez-vous lire et voir ?
Pouvez-vous voir ce qu’usuellement vous lisez ?
En général, le niveau d’intelligibilité des images n’est pas placé au même niveau que celui des signes. Leur rapport est donc, si l’on suit la distinction établie par F. de Saussure, de différence (pour mémoire : « Si a est différent de b, cela revient simplement à dire que a n’est pas b […], mais dès l’instant qu’un rapport existe par ailleurs entre a et b, ils sont membres d’un même système, et la différence devient opposition » Saussure, cours de 1910-1911). Par son œuvre Magritte les représente sur un même plan, car le texte y est image. Il les situe donc dans un rapport non plus de différence, mais d’opposition. Il incite à voir, mais l’effort semble presque insurmontable, que le texte est image.
De même que le Jet de dé tendait à retrajecter la page en tant que lieu, le Ceci n’est pas de Magritte retrajecte l’écrit en tant qu’image. Le trajet que cela incite à faire pour le regardeur est d’ordre poétique : voir ces œuvres c’est voir ce que l’on ne voyait plus (la page en tant que lieu, le texte en tant qu’image). Ce faisant elles dévoilent des processus d’interprétation qui avaient été occultés. En apprenant à lire nous avons acquis des automatismes qui, corrélativement, ont occulté l’espace du littéraire autant que la forme des signes linguistiques. L’apprentissage tend à faire oublier les chemins de traverse (ceux où les réalités se trajectent autrement). On trajecte le monde toujours sur le même mode, oubliant même parfois ce qui le fonde (A. Berque parle de « métabasisme »). Pourtant, avant le signe il y a bien la forme, avant la forme il y a bien l’espace et, dedans mais aussi « tout contre » : un sujet.
Conclusion :
Nous venons d’observer une série d’images qui résistent à « l’arrêt sur objet » propre à la modernité. Cette « irrésolution » entre objet et sujet, ce qu’Augustin Berque nomme « pulsation » (ou « poïétique »), traduit la « concrescence » (ie. le fait de « grandir ensemble) et la co-suscitation qui anime tout sujet. Ce dernier trajecte ce qui l’entoure, il ne vit pas au sein d’un monde balafré d’un dualisme entre ce qu’il est (un sujet) et ce qu’il n’est pas (tout le reste), mais cicatrise en permanence le lien (Montaigne disait « la couture ») avec ce qu’il n’est pas.
C’est ce que nous avons pu observer dans notre rapport aux images – une « con-formation » figurale – où l’image et le regardeur ne sont plus des entités « en soi » (objet d’une part, sujet individuel d’autre part), mais où l’une et l’autre existent conjointement au milieu (où il s’ajustent) et par le milieu (où ils diffèrent). En regardant ces images, il me semble que nous pouvons éprouver – certes ponctuellement – quelque chose qui est de l’ordre de notre « condition » médiale.
Cette poétique des images n’est pas le seul apanage du visuel, mais engage l’être et ce qui l’entoure à tous les niveaux : de manière à la fois physico-chimique, organique, technique, symbolique, sociale et géographique. C’est ce dont Augustin Berque va nous parler à présent au travers d’une poétique existentielle qui, d’une planète (la Terre), fait des mondes.
Yoann Moreau (yomoreau@ehess.fr)
Paris, le 11 novembre 2013