Young Ladies Planting Rice (Kawai Gyokudō, 1945) source : Yamatane Museum of Art |
– Cycle de conférences à l’Université de Nanterre –
La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?
Conférence du mercredi 4 décembre 2013par Augustin Berque
1. L’incompréhension première
Le premier contact que j’ai eu avec la mésologie, ce fut sans le
savoir. C’était un jour d’août 1969, à Tokyo, où je me trouvais depuis peu. J’y
étais venu avec l’intention de préparer ma thèse au Japon, une thèse de
géographie régionale ; et ce jour-là, je rendais visite à un professeur
auquel mes maîtres français m’avaient recommandé, le géographe Kobori Iwao[1],
pour lui demander conseil à propos du choix de mon sujet. Il parlait français,
ce qui valait mieux parce qu’à ce moment-là, je m’exprimais encore très mal en
japonais. Au moment de nous séparer, il me prêta un livre qui, me dit-il,
m’aiderait mieux que tout autre à comprendre le Japon. Comme je le préciserai
tout à l’heure, ce livre est l’un des deux grands classiques de la mésologie.
Quarante ans plus tard, je l’ai traduit en français ; vous pouvez donc le
lire, c’est Fûdo. Le milieu humain,
de Watsuji Tetsurô[2].
Or ce que M. Kobori me
prêta, c’était en fait la traduction anglaise – Climate. A philosophical study –, car il jugeait avec raison
que je n’étais pas encore capable de lire l’original en japonais. Cette
traduction fut publiée sous les auspices de l’UNESCO en 1960. Elle était due à
Geoffrey Bownas, un japonisant attitré qui, sans autre disposition que sa
connaissance du japonais, n’a malheureusement rien saisi à la perspective
introduite par Watsuji dans ce livre. Il aurait fallu qu’il fût ou bien philosophe,
auquel cas il aurait mieux perçu en quoi cela concernait la phénoménologie, ou
bien géographe, auquel cas il aurait compris que l’approche de Watsuji, au
moins dans son principe, récusait le déterminisme géographique. N’étant apparemment
ni l’un ni l’autre, Bownas a livré une fort mauvaise traduction, ignorant d’emblée
le concept central de l’ouvrage (qui apparaît pourtant avec sa définition dès
la première ligne) et tombant de ce fait, par la suite, dans de nombreux
contresens, à commencer par le titre. Le japonais fûdo 風土 ne veut pas dire « climat », mais milieu ; et par suite, le champ d’étude que Watsuji appelle fûdogaku 風土学 ne
signifie pas « climatologie », mais mésologie, c’est-à-dire l’étude des milieux. Il est vrai que, dans le livre, Watsuji lui-même évoque la Klimatologie de Herder[3] ;
mais le sens que le mot Klima avait
au XVIIIe siècle est très différent de celui qu’il a de nos jours.
Cela voulait dire plutôt « région, contrée » ; et la Klimatologie de Herder concerne
effectivement les caractères propres aux différentes contrées, leur singularité
irréductible à la raison universelle des Lumières. Cela tient entre autres aux
différences de climat, certes, mais il ne s’agit nullement de climatologie au
sens actuel.
Quoi qu’il en soit, le
livre ne m’a pas intéressé ; car ce que j’y ai vu à l’époque, c’est
seulement un n-ième essai allant dans
le sens du déterminisme géographique, c’est-à-dire l’idée que les conditions
naturelles déterminent les civilisations. Toute la formation que j’avais reçue
comme géographe allait en sens inverse. Effectivement, à l’encontre du
déterminisme, l’école française de géographie[4]
s’est caractérisée par ce que l’historien Lucien Febvre a qualifié de possibilisme ; à savoir l’idée que la
nature ne détermine pas la culture, mais lui offre seulement des possibilités
que celle-ci exploitera ou non, d’une façon ou d’une autre, selon les
contingences de l’histoire. Febvre a illustré cette thèse dans ce qui est
devenu l’un des classiques de la pensée géographique en France, La terre et l’évolution humaine,
introduction géographique à l’histoire, dont la première édition parut en
1922.
Je n’ai donc même pas
achevé la lecture de Climate. Le
livre m’est tombé des mains. Je n’y suis revenu qu’une dizaine d’années plus
tard, cette fois dans le texte original. Entretemps, j’avais fini ma thèse, et
j’étais revenu en France.
2. Le legs du bonze galopant
Cette thèse de doctorat ès-Lettres, intitulée Les grandes terres de Hokkaidô, étude de géographie culturelle, fut
soutenue en 1977 à Paris IV. Elle portait sur la colonisation de Hokkaidô par
les Japonais. Dans la version déthésée qui fut publiée en 1980[5]
sous le titre La rizière et la banquise.
Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, la quatrième de couverture
en présentait ainsi le sujet :
« La rizière et la banquise : la
confrontation de ces deux images traduit l’une des plus curieuses aventures
écologiques de l’humanité. À la fin du XIXe siècle, une société de
l’Asie des Moussons, aux assises entées sur la culture d’une plante d’origine
tropicale, le riz, entreprend de coloniser une île de climat tempéré aux hivers
froids, dont la végétation naturelle s’apparente à celle de la Suède. Le
résultat : les rizières les plus vastes et les plus productives du Japon,
avec des rendements quadruples de ceux de l’Inde ; mais aussi : des
structures agraires décisivement plus amples que la moyenne, des agriculteurs
plus intégrés dans les circuits économiques que leurs collègues du vieux
pays ; enfin et surtout, une gamme de comportements qui détonnent dans la
société japonaise. Bref, la colonisation de Hokkaidô ne s’est nullement bornée
à reproduire les assises écologiques de la civilisation japonaise dans un milieu
différent : elle les a aussi modifiées, et avec elles la société ».
Le mot
« milieu » intervient ici dans son sens traditionnel, où il est
synonyme d’ « environnement » ; c’est-à-dire, comme on va
le voir, justement pas dans le sens que lui donne aujourd’hui la mésologie. La
question sous-jacente, celle qui traversait la thèse, est cependant bien dans
la perspective de la mésologie ; c’est de savoir comment et pourquoi, en
transformant son environnement, la société se transforme elle-même, et ce
faisant crée un nouveau milieu, c’est-à-dire une nouvelle relation entre la
société et son environnement.
Cette thèse représente
donc une première étape, où je pressentais bien, déjà, le fond de la question,
mais ne savais pas encore la définir, faute de concepts, à commencer par les
notions de milieu et de mésologie. C’est après la thèse que j’ai
entrepris de m’interroger plus systématiquement sur des faits tels que les
suivants :
« La riziculture
ne put commencer à se développer vraiment qu’avec la diffusion d’un nouveau
plant beaucoup plus robuste que les précédents : le bôzu (« bonze »). Ce riz sans barbes (d’où la comparaison
avec le crâne d’un bonze) fut découvert en 1895 par un tondenhei[6]
de Kotoni, Egashira Shôtarô. – À l’origine le règlement interdisait aux tondenhei de cultiver le riz, mais la
pression populaire avait fini par faire céder la discipline –
. Simple hasard, dû à une mutation : un beau jour, dans sa rizière
qui était plantée en barge-rouge[7],
Egashira eut la surprise de découvrir des épis chauves… (…) À partir de 1915,
un budget spécial fut consacré à la sélection de nouvelles variétés de riz. Les
expériences, devenues véritablement scientifiques, n’étaient plus à la portée
des cultivateurs. Précisons que le bôzu,
dans une variété ultra-hâtive, le hashiri
bôzu (« bonze galopant »), n’en resta pas moins le plant le plus
cultivé jusqu’à la fin des années trente »[8].
En effet, si le bôzu était né ailleurs qu’à Hokkaidô, il
est fort probable qu’on l’aurait éliminé comme une mauvaise herbe, car ses qualités
gustatives étaient médiocres ; mais à Hokkaidô – en milieu hokkaïdois – ce fait
biologique a pris un tout autre sens, lequel a déterminé l’issue de la
colonisation.
Cette relation
contingente entre le donné environnemental et l’interprétation qu’en fait la
société, c’est ce qui engendre les milieux humains. C’est le cœur de la
mésologie.
3. La médiance
Washing on the Ice (Pekka Halonen, 1900) source : Ateneum Art Museum |
« Ce que vise ce
livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de
l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi
l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par
environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée
de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette
chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette
position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne
concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche
qui est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici
constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine
dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement
naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point ».
Le néologisme médiance rend ici le japonais fûdosei 風土性, concept créé par Watsuji à partir du terme fûdo 風土, qu’après moult réflexions je m’étais résolu à traduire par
« milieu »[10].
C’est donc à partir du terme milieu que
j’ai d’abord cherché à rendre fûdosei. Littéralement,
cela aurait donné milieuïté, le suffixe
sei, qui sert à former des concepts,
équivalant en cela au suffixe français – ité ; mais un mot aussi laid que « milieuïté »
n’aurait pas inspiré la recherche. Au printemps 1985, où je terminais la
rédaction de mon premier essai sur le milieu nippon, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature[11], c’est donc à
partir de la racine latine med- (qui
a donné milieu) que j’ai forgé médiance, en écartant médiété qui existait dans le français de
la Renaissance, parce que ce terme était déjà investi d’un autre sens, et parce
qu’il me chantait moins à l’oreille. Dans l’histoire de la langue française, le
suffixe –ance n’est autre que
le doublet populaire de la terminaison savante –ité, et il rime avec espérance.
À l’époque, je définissais la
médiance comme « dimension ou caractère attributif des milieux ; sens
d’un milieu »[12].
Pourquoi n’avoir pas utilisé la définition donnée par Watsuji lui-même dès la
première ligne, « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) » ? Parce que je ne la comprenais pas. À cette époque-là,
je ne dépassais pas la traduction que les dictionnaires me donnaient de keiki, à savoir « occasion » ;
et une locution telle que « l’occasion structurelle » (kôzô keiki) n’avait pour moi aucun sens.
Il me restait en effet à apprendre que cette locution, assez répandue dans la
philosophie japonaise du temps de Watsuji, y a rendu directement le concept
allemand de Strukturmoment, où Moment n’a pas le sens d’un espace de
temps, mais celui de « moment » en mécanique, c’est-à-dire celui
d’une puissance de mouvoir engendrée par un couple de forces. Dans la
définition que donne Watsuji, cela signifie que la médiance est une motivation
naissant du couple dynamique formé par les deux « « moitiés » qui
font concrètement l’être humain (ningen 人間) :
d’un côté sa moitié individuelle (le hito
人), de l’autre sa moitié relationnelle (l’aida 間).
Watsuji donne en effet un sens si particulier à ningen – mot par ailleurs très courant – qu’on peut à
cet égard le rendre par « entrelien humain ». Cet entrelien, c’est
d’abord celui des humains entre eux, mais à travers celui-ci, également celui
qu’il entretiennent avec leur environnement, c’est-à-dire leur milieu. La
médiance, en somme, c’est le couple dynamique formé par l’individu et son
milieu, et c’est ce couple qui est la réalité de l’humain dans sa plénitude
existentielle.
Ce n’est qu’une
dizaine d’années plus tard, vers 1995, que j’ai enfin pu comprendre la
définition de Watsuji, en la rapprochant de l’interprétation que Leroi-Gourhan,
dans Le Geste et la parole[13], a donnée de
l’émergence de notre espèce. On peut résumer cette thèse par l’interrelation de
trois processus : l’anthropisation
de l’environnement par la technique, l’humanisation
de l’environnement par le symbole, et leur rétroaction dans l’hominisation du corps animal. Pour
Leroi-Gourhan, il y a eu extériorisation de
certaines des fonctions du corps animal sous forme de systèmes techniques et
symboliques, qui ont constitué ce qu’il appelle notre corps social, lequel est collectif et extérieur au corps animal individuel. À mes yeux, ce
couplage du corps animal et du corps social correspondait parfaitement à ce qui
chez Watsuji est le couple entre hito
et aida, à ceci près que, pour la
mésologie, le second terme de ce couple n’est pas seulement un « corps
social », techno-symbolique, mais un corps
médial, éco-techno-symbolique, puisqu’il s’inscrit aussi nécessairement
dans les écosystèmes de l’environnement. Ce corps médial, c’est notre
milieu ; et le couple dynamique – le moment structurel – entre
corps animal et corps médial, c’est notre médiance.
J’ai donc, désormais,
repris telle quelle la définition que Watsuji a donnée dès 1935 de la
médiance : « le moment structurel de l’existence
humaine » ; ce qui m’a conduit à réviser quelque peu, a posteriori, l’étymologie du terme
« médiance », en le faisant descendre directement, et en toute
orthodoxie lexicologique, du latin medietas,
qui veut dire « moitié ». La médiance, c’est le couple dynamique
formé par les deux moitiés constitutives de l’être humain concret : son
corps animal et son corps médial, l’un ne pouvant exister qu’avec l’autre, et
l’un corrélatif de l’autre.
4. La trajection
On voit que ce concept de médiance récuse directement la structure ontologique
du sujet individuel moderne, celle que Descartes a proclamée en écrivant, dans
le Discours de la méthode (1637) :
« je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la
nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne
dépend d’aucune chose matérielle »[14].
Autrement dit, l’être du sujet moderne est abstrait de tout milieu. Il existe
en lui-même, sans rapport avec ce qui l’entoure. Récusant cette entité
abstraite, la médiance récuse corrélativement l’entité non moins abstraite
qu’est l’objet moderne, qui s’est institué historiquement en contrepartie de
l’abstraction du sujet hors de son milieu – cette corrélation historique
étant du reste en elle-même une magnifique illustration de la réalité de la
médiance.
En un mot, la médiance
récuse le dualisme. Ce non-dualisme m’était en fait devenu peu à peu évident longtemps
avant d’avoir compris la définition que Watsuji donne de la médiance, tout
simplement en travaillant sur Hokkaidô, puis sur le Japon en général. En effet,
je ne pouvais pas ne pas voir le lien identificatoire qui existe entre les
Japonais et leur milieu ; et c’est justement ce lien que j’analysais dans Le sauvage et l’artifice. Ce qui me
lança décisivement sur ce thème fut la lecture, en 1982, de Nihonjin no kokoro no rekishi (Histoire de
la sensibilité japonaise)[15], de Karaki Junzô,
qui est une étude des représentations de la nature dans l’histoire de la
littérature japonaise. Ce livre m’avait confirmé que l’interrelation entre
nature et culture, c’est-à-dire le milieu, se construit historiquement. Ce
n’est pas un donné. Comme le montre Watsuji, que j’avais enfin lu dans
l’original, le milieu donne chair à l’histoire, qui donne sens au milieu ;
et ce qui résulte de ce processus interactif, c’est la structure ontologique de
la médiance.
Tout cela me faisait
sentir le besoin d’un concept exprimant justement ce processus, qui produit la
médiance ; et c’est en rédigeant Le
sauvage et l’artifice que m’est venue l’idée de trajection. Quant au terme lui-même, comme je le relate dans ce
livre[16],
c’est plus particulièrement en m’inspirant de la notion de « genèse
réciproque » chez Piaget[17]
et de celles de « cheminement réversible » ou de « trajet
anthropologique » chez Gilbert Durand[18],
que j’ai créé, à partir du mot « trajet », le concept de trajectivité, ainsi que ses parents trajection et trajectif. Comme je l’écrivais en définissant ces termes[19],
ceux-ci connotent pour moi spécifiquement la réversibilité, c’est-à-dire le
va-et-vient entre le sujet et son milieu.
Fondamentalement, il
s’agissait de trouver un concept pour exprimer des réalités qui ne sont
réductibles ni seulement au subjectif, ni seulement à l’objectif[20].
C’est en organisant avec quelques collègues[21],
en 1983-1984, un séminaire que j’intitulai « Paysage empreinte, paysage
matrice », que j’en étais arrivé à l’idée de va-et-vient. Bien entendu, même
en la concevant comme empreinte physique d’une part, matrice phénoménologique
de l’autre, une notion telle que celle d’empreinte-matrice est non seulement
contraire au dualisme, elle rebute la raison. Comment peut-on être une chose et
son contraire, à la fois A et non-A ? Il y avait là un problème de logique
que je n’ai pu surmonter que vingt ans plus tard. Toujours est-il que
désormais, pour moi, les choses qui constituent pour nous la réalité de notre
milieu n’étaient ni purement objectives, ni purement subjectives, mais trajectives.
5. Les deux âges de la
mésologie
Famous Views of the 60 Provinces 41. Distant View of Mt. Oyama near Ono (Hiroshige, 1853) Source |
« Dans le Système de Politique positive (1851)
Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs
Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui
animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive
[d’Auguste Comte]. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres
fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont
choisi. Robin y exposait la
classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours [de philosophie positive, 1830-1842] des tâches de la biologie, au
premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle
Robin inventait même le terme de mésologie » [22] .
Donc, rendons à
Charles Robin (1821-1885) ce qui lui est dû par l’histoire des sciences. C’est
lui qui a baptisé et fondé la mésologie, mais c’est davantage Bertillon qui l’a
fait connaître. La première édition du Petit Larousse (1906) définit le terme
comme « Partie de la biologie qui traite des milieux et des
organismes » (milieu, ce terme
polysémique, étant défini sous ce rapport comme « Lieu dans lequel on se
meut. Sphère morale ou sociale »).
Aujourd’hui cependant,
la mésologie a disparu depuis longtemps du Petit Larousse, et même des grands
dictionnaires. En effet, le champ qu’elle s’était donné a été occupé par
l’écologie, plus tard venue (Haeckel crée le terme Ökologie en 1866). Pourquoi la mésologie a-t-elle été évincée par
l’écologie ? Parce que, tandis que l’écologie se posait comme une science
de la nature, la mésologie prétendait couvrir également le champ des sciences
sociales, alors que, en tant que science positive, c’est-à-dire s’occupant
d’objets, elle n’avait pas les moyens conceptuels ni méthodologiques de couvrir
un champ si vaste, à moins de tomber dans un réductionnisme et un déterminisme
caricaturaux. Et c’est bien ce qui lui est arrivé.
Or tandis que
s’étiolait cette mésologie du premier âge, une autre mésologie surgissait hors
de France, et sous un tout autre angle, dans les travaux du naturaliste allemand
Jakob von Uexküll (1864-1944), puis dans ceux du philosophe nippon Watsuji
Tetsurô (1889-1960). Dans les deux cas, ces travaux portent la marque de la
phénoménologie, et posent la même question de fond : comment la réalité apparaît-elle
concrètement à un sujet donné, qu’il soit humain (Watsuji) ou non-humain
(Uexküll) ? Cette réalité-là, Uexküll par la méthode expérimentale des
sciences de la nature, et Watsuji par une approche herméneutique, vont montrer
qu’elle est spécifique au sujet en question – organisme, individu, espèce
ou société –, donc irréductible à cet en-soi qu’est le donné
environnemental brut et objectif considéré par la science moderne. Uexküll et
Watsuji établissent donc, chacun de son côté, une distinction fondatrice entre,
d’une part, l’environnement brut – qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境 –, et d’autre part le milieu tel qu’il s’est élaboré dans sa relation
évolutionnaire et historique avec le sujet. Cela, Uexküll le nomme Umwelt, et Watsuji, comme on l’a vu, fûdo.
Il n’est pas impossible que
Watsuji, qui était d’un quart de siècle plus jeune qu’Uexküll, ait entendu
parler de ses travaux par Heidegger lors d’un séjour qu’il fit en Allemagne en
1927-1928. Heidegger, en effet, s’intéressait alors directement à Uexküll,
comme en témoigne le recueil de son séminaire de 1929-1930 dans l’édition
posthume Die Grundbegriffe der
Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (1983)[23]. Si influence il y a eu, toutefois, il
n’en reste aucun indice probant ; et c’est peut-être sans aucun contact
que, presque en même temps, Uexküll et Watsuji publient chacun de son côté l’un
des deux classiques fondateurs de la nouvelle mésologie : Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und
Menschen (Incursions dans les mondes ambiants d’animaux et d’humains, 1934)[24]
et Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux.
Études de l’entrelien humain, 1935).
Les deux points de vue sont homologues, à la différence près qu’Uexküll
considère le vivant en général (en fait, essentiellement des animaux), et Watsuji
l’humain en particulier. Les deux auteurs entendent fonder un nouveau champ du
savoir : l’Umweltlehre pour
Uexküll, la fûdogaku pour Watsuji ; et ces deux termes
peuvent également se rendre par mésologie,
comme étude des milieux et non pas de l’environnement, lequel fait l’objet de l’écologie[25].
6. Les chaînes trajectives
Reprenant le fil de la mésologie watsujienne à propos des milieux
humains (dont l’ensemble forme l’écoumène)[26],
et plus tard celui de l’Umweltlehre
d’Uexküll pour prendre en compte les milieux vivants en général, j’y ai comme
on l’a vu ajouté le concept de trajection. Dans Le sauvage et l’artifice (1986), je n’en donnais encore qu’une
définition assez confuse. Dès ce stade, cependant, ce concept a pu me servir
d’outil pour résoudre une aporie sur laquelle, vers 1990, butait la question du
paysage. Comment concilier l’approche des sciences de la nature, telle
l’écologie du paysage, pour lesquelles, le paysage étant la forme de
l’environnement, l’on peut étudier cet objet en tout lieu et à toute époque,
d’une part, et d’autre part celle des sciences humaines, qui montraient que la
notion de paysage n’a pas toujours existé, ni dans toutes les
civilisations ? Or du point de vue de la mésologie, le paysage est
typiquement l’une de ces réalités trajectives qui sont propres aux milieux
humains : ce n’est ni un fantasme subjectif, ni un donné objectif, mais
bien l’expression d’une certaine trajection, qui a cristallisé cette réalité en
tant que paysage à un certain moment de l’histoire (le IVe siècle en
Chine, la Renaissance en Europe)[27].
Autrement dit, à partir de là, pour une fraction grandissante de l’humanité,
l’environnement s’est mis à exister en
tant que paysage.
C’est bien là un
problème ontologique. Effectivement, du point de vue ontologique, cette notion
d’en tant que (als) est abordée par
Heidegger dans les Grundbegriffe,
sans toutefois qu’en soit précisée l’armature logique. C’est un détour par la
« logique du prédicat » (jutsugo
no ronri 述語の論理) de Nishida Kitarô, dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理), qui m’a permis d’y voir plus clair[28] ;
d’autant que la géographie m’avait fait aboutir, vers 1990, à une idée voisine,
à savoir que les ressources, contraintes,
risques et agréments de notre environnement n’existent jamais en eux-mêmes comme
tels, c’est-à-dire dans l’absolu, mais toujours relativement à une certaine
société, dans un certain état historique de ses appareils techniques et symboliques,
en fonction desquels justement ils sont saisis en tant que ressources, contraintes, risques ou agréments.
Comment fonctionne donc cet
en-tant-que, qui fait exister concrètement les abstractions de l’Umgebung (accessibles seulement du point de vue de
nulle part qui est celui de la science moderne) en tant que la réalité d’une
certaine Umwelt ? Par une trajection, qui est analogue
à une prédication en logique. Le donné environnemental (l’Umgebung) y équivaut au sujet logique S (ce dont il s’agit), et
l’interprétation qui en est faite par les sens, l’action, la pensée et la
parole y équivaut au prédicat P, dans la relation qui engendre la réalité S/P,
ce qui se lit « S en tant que P ». Soit la formule r = S/P : « la réalité, c’est
S saisi en tant que P ».
En m’inspirant de la
thèse de Nishida, je pouvais préciser que le prédicat P, c’est un certain
monde. Nishida professait en effet que le monde est prédicatif (jutsugo sekai 述語世界) ; mais il le faisait d’un tout autre point de vue. En effet,
pour lui, ce monde prédicatif est un néant (mu
無), et il est sans base (mukitei 無基底). C’est un absolu. Pour la mésologie en revanche, le prédicat P est
nécessairement relatif à un certain sujet S, et réciproquement. S ne peut pas
exister sans P, et P ne peut pas précéder S. Cette vision est proche de celle
que Heidegger suggère obscurément dans Der
Ursprung des Kunstwerkes (L’Origine de l’œuvre d’art, 1935-1936)[29],
en parlant d’un « litige » (Streit)
entre le Monde et la Terre. Du point de vue de la mésologie, la Terre, ou la
nature, c’est S ; le Monde, c’est P, c’est-à-dire les termes dans lesquels
nous saisissons S ; et le « litige », c’est l’en-tant-que de la
trajection, à savoir l’œuvre humaine en général (mais paradigmatiquement
l’œuvre d’art), qui fait ex-sister la
Terre hors de son en-soi en tant que quelque chose. Autrement dit, c’est l’oblique
/ dans la formule r = S/P.
Cette formule,
toutefois, dit plutôt la trajectivité
des choses, à savoir un état, que le processus même de la trajection. Ce processus est nécessairement historique. Ce n’est
que quelques années plus tard encore, vers 2005, que j’en suis arrivé à le
définir et à le représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…
C’est ce processus que j’ai illustré dans La
pensée paysagère et surtout dans Histoire
de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident[30]. Il fonctionne en
deux phases qui sont distinctes logiquement, quoique indéfiniment concomitantes
historiquement. D’un côté, le donné environnemental est saisi en tant que
quelque chose, c’est-à-dire que S est assumé en tant que P. Comme dans la
logique aristotélicienne, S est substantiel[31],
et P ne l’est pas ; ce qui produit la réalité S/P, qui n’est ni proprement substance ni proprement relation, mais aussi est à la fois substantielle et relationnelle (comme on le verra plus
bas, ce rapport logique relève du tétralemme)[32].
Cependant, dans la deuxième phase, S/P est hypostasié (substantialisé) en tant
que S’ par rapport à un prédicat ultérieur P’, qui le surprédique en
(S/P)/P’ (c’est-à-dire S’/P’) ; et ainsi de suite. Dans Histoire de l’habitat idéal, je montre
comment cette suite d’assomptions et d’hypostases de ces assomptions, en trois
mille ans d’histoire, a fait passer ce qui à l’origine était un mythe
immatériel – le mythe de l’Âge d’or en Occident, celui de la Grande
Identité (Datong 大同)
en Orient – aux effets matériels de l’urbain diffus, c’est-à-dire au dérèglement
de l’homéostasie climatique de notre planète. On ne saurait être plus trajectif.
Au stade le plus
récent, celui de Poétique de la Terre.
Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie[33], en tablant sur
l’homologie entre les thèses de Watsuji et celles d’Uexküll, j’ai étendu la
même logique de l’histoire humaine à l’évolution des espèces. Ce fut l’occasion
de préciser la notion de chaîne
trajective, dans laquelle toute nouvelle assomption (en P’, P’’, P’’’ etc.)
se cale – c’est le calage trajectif
– sur l’hypostase d’une prédication précédente[34].
Ainsi comprises, les
chaînes trajectives sont un processus de création continue. C’est la poétique de la Terre qui, à partir des
autopoïèses de la matière, va des stades les plus primitifs de la vie jusqu’à
la conscience du cogito lui-même.
Dans cette surtrajection indéfinie,
d’elle-même et jusqu’à travers nous, la nature est toujours à naître : natura natura semper.
7. La mésologie, pour quoi faire ?
Le cône de glace, chutes Montmorency, Québec. (Robert Todd, 1845) Source : Art Gallery of Ontario |
Au sens large, la
mésologie n’est rien de moins qu’une remise en cause des fondements du
paradigme occidental moderne classique, celui qui a permis la révolution
scientifique et, de là, engendré la modernité. Elle s’attache à la réalité de
ce que le dualisme moderne a rejeté dans les ténèbres extérieures du tiers exclu, à savoir dans le gouffre
qui s’est alors ouvert entre le subjectif et l’objectif, l’assertion et la
négation, le matériel et l’immatériel... C’est cela, le trajectif :
ce « troisième et autre genre » (triton
allo genos), à la fois A et non-A – empreinte et matrice à la fois – que le rationalisme platonicien avait
renoncé à penser dans le Timée, comme après lui, pendant près de vingt-cinq
siècles, toute la pensée occidentale jusqu’à ce que la physique quantique, à la
pointe même de cette pensée, nous oblige à reconnaître que A peut en même temps
être non-A. Incapable depuis lors de penser la trajective réalité des milieux
(la chôra qui est l’empreinte-matrice
de l’être relatif, la genesis), la raison
occidentale, en revanche, aura amplement pensé la simple identité de substances
exactement circonscrites dans le topos
aristotélicien[35] ; a fortiori à partir du dualisme
cartésien, qui a engendré le TOM – le
topos ontologique moderne, constitué
d’un sujet et d’un objet individuels totalement coupés l’un de l’autre[36],
et qui forclôt donc sa médiance.
Or la binarité du TOM
va de pair avec l’énoncé de base de la logique occidentale depuis Aristote,
celui qui permet de poser que « S est P », et de là d’émettre des
jugements objectifs du genre « l’eau (S), c’est H2O (P) »,
c’est-à-dire ce sur quoi repose la science. Cette binarité a prouvé son
extraordinaire efficacité, mais elle repose pourtant sur une fiction :
celle qui, arbitrairement, fait abstraction de l’interprète I par qui, concrètement
et historiquement, doit nécessairement être émis l’énoncé « S est
P ». Certes, cette abstraction fait partie du protocole destiné à éliminer
toute subjectivité du jugement « S est P » ; mais elle n’en
reste pas moins une fiction, qui condamne structurellement la science au
réductionnisme, c’est-à-dire, en puissance, à la néantisation de l’humain.
C’est cette infirmité
structurelle du paradigme moderne que le paradigme
mésologique vise à dépasser ; mais à dépasser rationnellement, non pas en dérapant dans des fantasmes à la New
Age, ni en se contentant, comme le prétendit l’école de Kyôto avec son
« dépassement de la modernité » (kindai
no chôkokoku 近代の超克), de culbuter le principe aristotélicien de l’identité du sujet en son
énantiomère, l’identité du prédicat[37].
Au rationalisme étroit qui se satisfait de forclore l’interprète I du couple
S-P, la mésologie veut substituer une raison plus ample et plus authentique :
celle qui prend en compte la réalité concrète de la triade S-I-P, en
reconnaissant que, en réalité, « S est P pour I »[38].
Pourquoi donc cette
triade S-I-P, plutôt que la dyade S-P ? Non seulement pour ne pas oublier
que nous existons, donc nécessairement comme I
– cela y compris dans la science la plus objective –, mais
parce que ce sera répondre aux intimations de la physique elle-même : le
dispositif purement objectal qui, à propos d’une même particule S, fait le
départ entre un corpuscule P et une onde P’, nous montre qu’au niveau
ontologique de la matière elle-même, interprétation il y a et qu’il ne s’agit
donc déjà plus de la dyade S-P, mais de la triade S-I-P (sans parler de la
surprédication de cette expérience par l’humain qui en interprétera les
résultats). Et dès ce stade, fonctionne l’en-tant-que de la trajection qui fera
exister S (la particule) soit en tant que P (un corpuscule) soit en tant que P’
(une onde). Dès ce stade purement objectal, donc, la réalité est trajective et
suppose la ternarité d’un sujet logique S, d’un prédicat P, et d’un
interprétant I (le dispositif). Il semblerait du reste que, dès que trois
termes sont en jeu (ici S, I, P), il y a contingence historique et non plus
pure détermination, ni donc parfaite prévisibilité. C’est ce qui est connu en
mathématiques comme « le problème à trois corps », lequel s’exprime
notamment dans le calcul des orbites célestes ; et c’est cette incertitude
consubstantielle au calcul mathématique de la ternarité qui « donne au
temps sa direction : une flèche pointée du plus ordonné (le passé) au
moins ordonné (le futur) »[39].
Du même pas, le
paradigme mésologique vise à franchir le fossé que Kipling avait illustré entre
l’Orient et l’Occident lorsqu’il écrivit les vers fameux : Oh, East is East, and West is West, and
never the twain shall meet, / Till Earth and Sky stand presently at God's great
Judgment Seat[40].
En effet, la raison orientale – en particulier dans le bouddhisme du
Grand Véhicule – admet depuis longtemps le tétralemme, et notamment le
syllemme (à la fois A et non-A), qui est entre autres le principe de la
symbolicité. Or les milieux humains étant nécessairement
éco-techno-symboliques, ils fonctionnent non moins nécessairement selon le tétralemme,
non pas uniquement selon les deux lemmes de l’affirmation et de la négation,
que seuls a reconnus le rationalisme occidental (c’est le principe du tiers
exclu).
Toutefois, ce n’est là
nullement dire que nous devrions nous convertir au bouddhisme. En tant que
religion, le bouddhisme accomplit en effet le bond mystique d’absolutiser les
deux derniers lemmes (la binégation et la bi-assertion)[41].
La mésologie quant à elle n’implique aucun bond mystique. Pas plus qu’elle
n’absolutise S (comme la science)[42]
ni P (comme la religion)[43],
elle n’absolutise aucun des quatre lemmes. Agnostiquement, elle se contente de
reconnaître que dans la réalité des milieux qui sont les nôtres, nous serons
toujours en aval de l’origine des chaînes trajectives dont nous-mêmes procédons
avec eux. Il est impossible humainement d’absolutiser ni S ni P, car,
concrètement, il ne peut exister de P qui ne soit au sujet de S, tandis que le
fait même d’atteindre S, que ce soit par la science ou par la religion, le fait
exister comme S/P. Au commencement de l’existence, en somme, il y a toujours déjà S en tant que P pour I.
Palaiseau, 6 novembre 2013.
Né en 1942 à Rabat, géographe,
orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École
des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a
été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les
cultures d’Asie. Courriel : berque@ehess.fr .
[1] Ici
comme dans tout ce texte, les noms japonais sont donnés dans leur ordre
normal : patronyme avant le prénom.
[2]
Éditions du CNRS, 2011.
[3]
Johann Gottfried Herder (1744-1803) fit ressortir les différences entre les
civilisations, en rapport avec la nature, dans Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791).
[4]
Fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918).
[5] Aux
POF (Publications orientalistes de France), Paris.
[6]
Soldat-colon. Les tondenhei 屯田兵 furent le fer de lance de la colonisation de Hokkaidô sous Meiji.
[7] Akage, l’une des variétés que la
paysannerie avait mises au point à Hokkaidô.
[8] La rizière et la banquise, p. 165-166 et
167.
[9] P. 35
dans la traduction française.
[10] Le
sens ordinaire de fûdo, en japonais,
est celui de « milieu local ». La plupart des lecteurs japonais de Fûdo entendent donc le concept de fûdosei au sens de « milieu-localité »,
i.e. « singularité (locale, régionale, nationale) ». En ce sens, fûdosei pourrait être rendu par contréité (ce qui donnerait en
allemand Gegendheit, en pensant à la Gegend heideggérienne) ; mais je
préfère m’en tenir à médiance, qui
rend fidèlement la définition que Watsuji donne lui-même de fûdosei, et qui est d’une bien plus
grande portée ontologique.
[11]
Paris, Gallimard, 1986.
[12] Le sauvage…, p. 165.
[13]
Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[14] P.
38-39 dans l’édition Garnier-Flammarion de 2008, Paris.
[15]
Tokyo, Chikuma Shobô, 1976, 2 vol.
[16] P.
149 sqq.
[17] Jean
PIAGET, Introduction à l’épistémologie
génétique, Paris, PUF, 1949.
[18]
Gilbert DURAND, Les structures
anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
[19] Le sauvage…, p.
166.
[20] Je
fus également guidé sur cette voie par de nombreuses autres références, telles
que les habitus bourdieusiens, les affordances gibsoniennes, etc.
[21] Dont
les géographes Joël Bonnemaison et Olivier Dollfus.
[22]
Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et
de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin,
1968, p. 71-72.
[23]
Traduction : Les concepts
fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris,
Gallimard, 1993.
[24]
Traductions : Mondes animaux et monde
humain, Paris, Denoël, 1965 ; Milieu
animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010. La seconde
traduction, meilleure à plusieurs égards, ne comporte malheureusement pas la Bedeutungslehre (Théorie de la
signification) qui accompagne l’original et la première traduction.
[25] En
pratique, le champ de l’écologie
politique est proche de celui de la mésologie ; mais, avec les
concepts de médiance et de trajection, celle-ci s’est donné
une ouverture ontologique, logique et épistémologique qui est absente de
l’écologie. En un mot, la mésologie est plus philosophique.
[26] Dans
des ouvrages tels que Médiance, de
milieux en paysages (Paris, Belin/RECLUS, 1990), Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène (Paris,
Gallimard, 1996), et plus systématiquement dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin,
2000).
[27]
Abordée dans Le sauvage…, cette question a été développée
dans Médiance…, op. cit., et plus particulièrement dans Les raisons du paysage, de la Chine antique
aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, ainsi que dans La pensée paysagère, Paris, Archibooks,
2008 (épuisé dans cette version, ce livre n’est plus accessible que dans ses
traductions espagnole, japonaise, ou plus accessiblement anglaise : Thinking through landscape, Abingdon,
Routledge, 2013).
[28] V. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la
modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. L’ouvrage essentiel dans cette
perspective est Basho (Lieu, ou plus exactement Champ), que Nishida publia en 1926. J’ai
précisé ma position quant à Nishida dans « La logique du lieu
dépasse-t-elle la modernité ? » (p. 41-52) et dans « Du prédicat sans
base : entre mundus et baburu, la modernité » (p. 53-62)
dans Livia MONNET (dir.) Approches
critiques de la pensée japonaise au XXe
siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002.
[29]
Traduction incluse dans Chemins qui ne
mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris, Gallimard, 1962.
[30]
Paris, Le Félin, 2010.
[31]
C’est l’ousia (la substance), qui
dans la relation S/P est en position de sujet (hupokeimenon, « ce qui gît dessous »). La substantialisation (hupostasis, le « se-tenir-dessous ») fait une ousia de ce qui est en position de
sujet. Dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport entre sujet et
prédicat du point de vue logique est homologue au rapport entre substance et
accident du point de vue métaphysique.
[32] Soit
la suite des quatre lemmes 1. A (assertion) ; 2. non-A
(négation) ; 3. ni A ni non-A (binégation) ;
4. à la fois A et non-A (bi-assertion). V. sur ce thème YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo,
Iwanami, 1974.
[33] À paraître en janvier 2014 chez Belin, Paris.
Cet ouvrage inaugure la collection Mésologiques,
dirigée par Luciano Boi et moi-même. Celle-ci s’accompagne d’un séminaire
collectif (également intitulé Mésologiques)
à l’EHESS, ainsi que du site mesologiques.fr .
[34]
Cette notion de calage m’a été inspirée par ce qui, dans le bouddhisme du Grand
Véhicule, est appelé niśraya (jp
eji 依止,
lu également eshi). Frédéric Girard (Vocabulaire du bouddhisme japonais,
Genève, Droz, 2008, vol. I, p. 212) en donne les traductions suivantes :
appui ; prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ; résider
chez un maître. Il ajoute cette citation du Mahāyānasūtrālamkāra :
« C’est parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur est le
point d’appui du postérieur » (Wu
ziti gu cheng, qian wei hou yizhi 無自體故成、前為後依止). En somme, pour s’établir, une relation se cale sur une autre, qui la
précède, et toutes se calent mutuellement, sans qu’il y ait besoin d’en
substantifier les termes. Cette absolutisation de l’insubstance est un fait de
religion, qui suppose un bond mystique. Pour la mésologie en revanche, dans les
chaînes trajectives, si l’on ne peut rien dire du S initial (puisque ce serait
par définition déjà le trajecter en
S/P), en revanche il y a bien substantialisation des S’, S’’ etc. ultérieurs,
qui sont historiques.
[35] Sur
ce thème, v. Écoumène, op. cit., chap. I.
[36] Ce
que souligne l’ambivalence du sigle TOM,
retrouvant une racine qui signifie « couper » (comme dans tome, atome, lobotomie, etc.).
[37]
Comme l’a mis en lumière NAKAMURA Yûjirô, Nishida
Kitarô, Tokyo, Iwanami, 1983. L’identité du prédicat est le principe d’une
« paléologique » (Arieti) purement mondaine, du type « Qui a
réussi porte une Rolex ; or je porte une Rolex ; donc j’ai
réussi ». L’absolutisation du
prédicat, identifié au néant absolu (zettai
mu 絶対無), est justement ce qui a fait tomber la « pensée-Nishida » (Nishida shisô 西田思想) dans la trappe d’une mondanité absolue, close sur elle-même dans un
pur ethnocentrisme. Ce faisant, elle fournit opportunément à
l’ultranationalisme ses lettres de noblesse philosophique, en allant jusqu’à
faire de l’empereur un « néant absolu », apte de ce fait à contenir
toutes les nations de la Terre. Plus averti de la réalité des mondes extérieurs
de par sa mésologie même, Watsuji n’eut pas de telles naïvetés.
[38] J’ai
été mis sur cette piste par une particularité de la langue japonaise. Alors que
les principales langues européennes peuvent se contenter de la dyade S-P dans
un énoncé tel que « Marie (S) est triste (P) », l’équivalent japonais
(Mari wa kanashii) est
impossible ; il faut dire Mari wa
kanashisô da (Marie semble triste), i.e. « S est P pour
I » ; soit la triade S-I-P, qui tient concrètement et fort
rationnellement compte que le locuteur ne peut pas néantiser la subjectité
d’une autre personne.
[39] John GRIBBIN, Simplicité profonde. Le chaos, la complexité et l’émergence de la vie,
Paris, Flammarion, 2006, p. 47.
[40] Rudyard KIPLING, The Ballad of East and West. La suite du poème
montre certes que l’estime est possible entre un officier anglais et un voleur
de chevaux afghan, mais n’infirme en rien l’idée, contenue dans les deux
premiers vers, que l’Orient et l’Occident ne pourront jamais se comprendre.
[41] Qui
sont de ce fait considérés comme Vérité suprême et transcendante, sk paramārtha[satya], jp shôgi 勝義,
tandis que les deux premiers lemmes (l’affirmation et la négation, A et non-A)
relèvent du monde profane.
[42]
L’idéal de la science est que les prédicats P qu’elle émet à propos de son
objet (le sujet logique S) soient absolument identiques à S, c’est-à-dire que
le jugement « S est P »
équivaille à la tautologie « S est S ». Cet idéal suppose au fond le
même bond mystique que l’on verra plus bas à propos de saint Jean, la
différence étant que la science, historiquement, révise ses prédicats (ses
paradigmes). ,
[43]
L’exemple type en est donné par le début de l’évangile selon saint Jean :
« Au commencement était la Parole (P), et la Parole était auprès de Dieu
(la substance absolue, S), et la Parole était Dieu ». En effet, la parole
étant ce que l’on dit (P) à propos des choses (S), elle est intrinsèquement
prédicative, comme le monde qu’elle symbolise. Saint Jean, au fond, exprimerait
là une logique très existentielle (une méso-logique),
s’il ne la posait dans l’absolu et non point dans l’histoire humaine. Au lieu
de dire « S est P pour I », ce qui est une vérité relative, il
conclut, par un bond mystique, que « P est S », c’est-à-dire la
Vérité absolue.