lundi 9 juin 2014

De cosmologie en paysage : la naissance du jardin de lettré en Chine / A. Berque

Landscape in the Style of Various Old Masters  In the Style of Yang Sheng Wang Jian
Landscape in the Style of Various Old Masters:
In the Style of Yang Sheng
Wang Jian, (1598 - 1677)
(Yale University Art Gallery)
Paru dans Sylvain ALLEMAND, Édith HEURGON, Sophie de PAILLETTE (dir.), Renouveau des jardins : clés pour un monde durable ? Actes du colloque de Cerisy, Paris, Hermann, 2014, p. 54-57.
Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, 3-13 août 2012
Colloque Renouveau des jardins : clefs pour un monde durable ?

De cosmologie en paysage :

la naissance du jardin de lettré en Chine

par Augustin Berque


1. Les parcs animaliers du temps des Han
Le mot chinois pour dire « jardin », yuán, est rendu par le caractère , qui combine  la clef , signifiant « enclos », et l’élément (yuàn), qui signifie « ample vêtement où l’on est à l’aise », mais est ici utilisé phonétiquement. Une étymologie moins courante interprète ce  comme synonyme de son presque homophone yuán , « haie ». D’autres sinogrammes sont également associés à l’idée de jardin ou de parc, mais celui-ci est le principal, et il a traversé l’histoire. On le retrouve par exemple dans le japonais den.en toshi 田園都市, qui a rendu l’anglais garden city.
Les jardins d’agrément existent en Chine depuis fort longtemps, mais un véritable art des jardins n’apparaît que sous les Six Dynasties (IIIe-VIe siècle pC). Sous les Han (206 aC - 220 pC), les empereurs aménagent plutôt des parcs animaliers destinés à la chasse, dits yuànyòu , qui peuvent comporter des arrangements tels que collines et lacs artificiels, mais restent surtout à l’état naturel. On est toutefois loin du jardin paysager, car l’idée même de paysage n’existe pas encore. Shānshŭi 山水, le mot qui prendra ce sens au IVe siècle pC, n’est encore employé que par des ingénieurs, dans le sens d’« eaux de la montagne », i.e. torrent. Il est étranger au registre esthétique, car la poésie ne l’utilise pas.  Zuo Si sera le premier à le faire, vers 300, mais encore dans le sens de torrent.
Ces parcs impériaux sont situés hors de la ville, qui ne contient encore que des potagers et des vergers. On en signale cependant au moins un qui fut aménagé par un riche marchand, Yuan Guanghan, à Moling (près de la capitale, Chang.an). Ce parc était aménagé avec plus d’art que ceux de l’empereur Wudi (r. 147-87), ce qui valut à son propriétaire un sort à la Fouquet. Il fut réuni au domaine, et ses bêtes curieuses envoyées dans les parcs impériaux. C’était un ancêtre des véritables jardins, yuán.

2. La fin du monde han
Les Han de l’est, dont la capitale était Luoyang, sont renversés en 220. C’est la fin de l’antiquité classique. Pour plusieurs siècles, avant la réunification par les Sui (581) et la grande dynastie Tang (618-907), l’empire va être démembré par des dynasties souvent barbares, hormis la brève réunification par les Jin de l’Ouest (265-316) qui suivit les luttes des Trois Royaumes (220-265). En 190, le symbole de la centralité du monde han, la capitale Luoyang, est sauvagement mise à sac par le général félon Dong Zhuo.
Ce n’est pas seulement une structure administrative qui s’écroule, c’est la structure cosmologique du pouvoir impérial. Elle avait été construite par les Han dans le cadre du confucianisme, par une mise en correspondance très élaborée entre nature et société, de l’astronomie aux règles de l’urbanisme et à l’observation des rites.  Comme l’a mis en lumière une étude devenue classique de Paul Wheatley, The Pivot of the four quarters (1971), tout tournait dans ce monde autour de l’axe établi entre l’étoile Polaire et l’empereur, qui dans le système symbolique des quatre points cardinaux tenait la place centrale du cinquième point cardinal, la terre. Avant tout, ce système était matérialisé par la capitale impériale, Chang.an pour les Han de l’Ouest (206 aC – 24 pC), Luoyang pour les Han de l’Est (25-220), censée incarner le modèle géométrique idéal élaboré à l’époque des Royaumes Combattants (475-221 aC) dans le Rituel des Zhou (Zhōulĭ 周礼).
C’est la fin de ce monde centré sur la ville et réglé comme une horloge que symbolise la mise à sac de Luoyang par Dong Zhuo, qui était issu des sociétés nomades de l’Ouest.  Le comportement de ses troupes barbares, tel l’incendie de la bibliothèque impériale, exprime une haine de la ville et de sa civilisation elle-même. Au cours de cette période de guerres incessantes, de famines et d’anthropophagie, les villes sont ruinées, toute l’économie décline, et la population de la Chine tombe à son plus bas niveau historique, moins d’une vingtaine de millions.

3. Un renversement des repères 
Au début du IVe siècle, les désordres sont tels en Chine du Nord que les habitants, par centaines de mille, se mettent à émigrer vers le Sud, plus calme. La dynastie Jin elle-même est obligée de se réfugier dans le Bas Yangzi, où elle établira en 317 sa nouvelle capitale à Jiankang, l’actuel Nankin. C’est le début de la dynastie des Jin de l’Est (317-420), que suivront les dynasties Song (420-479), Qi (479-502), Liang (502-557) et Chen (557-589). En comptant l’un des Trois Royaumes, celui de Wu (222-280), qui avait déjà sa capitale à Jiankang, l’on appelle traditionnellement cette période « les Six Dynasties », Lìucháo 六朝. C’est l’une des époques les plus fécondes de la culture chinoise.  
Avec la fin des Han, c’est aussi la domination du confucianisme qui s’est affaiblie, devant la montée du taoïsme et bientôt du bouddhisme, venu de l’Inde par les déserts de l’Ouest aux premiers siècles de notre ère. Or ni l’un ni l’autre ne prennent leurs repères dans une cosmologie centrée sur la capitale impériale, mais plutôt dans la nature, pour des raisons différentes mais qui se rejoignent, aussi bien en pratique avec l’idéalisation du rejet de la ville, d’où la vogue de l’érémitisme, que pour l’affinité de leurs concepts centraux. Le taoïsme exalte le naturel (zìrán 自然) et l’inartifice (wúwéi 無為), ce qui en fin de compte revient au non-existant ( ). Le bouddhisme exalte la relation (yuán ) et l’insubstance du moi (wúwŏ無我), ce qui en fin de compte revient au vide (kōng ). Vide et néant se chevauchent très largement dans la pensée de l’Asie orientale.
La vogue de l’érémitisme est un phénomène complexe, à la longue histoire, mais qui prend à cette époque une importance considérable à cause des troubles et des changements dynastiques, lesquels conduisent de nombreux mandarins à quitter la ville et la carrière pour se réfugier sur leurs terres. Ces aristocrates y porteront sur la nature un regard nouveau, celui d’une élite lettrée, avide de justifier son comportement hétérodoxe par la mise en avant de nouvelles valeurs. Celles-ci seront cristallisées par le terme fēngliú 風流, qui prend à cette époque le sens positif (il était péjoratif au contraire pour les confucianistes) d’un esprit libre comme le vent (fēng ) et naturel comme l’écoulement de l’eau (liú ), détaché de l’artifice des obligations mondaines. Ce sera la source d’une révolution esthétique : la naissance de la notion de paysage, qui investit alors le mot shānshŭi, comme en témoigne le distique suivant, composé par Wang Huizhi  lors de la fameuse réunion du Pavillon des orchidées (353), chez le grand calligraphe Wang Xizhi :  

散懐山水
Sàn huái shānshŭi
Distrayant mon cœur dans le paysage
蕭然忘羈[1]
Xiāorán wàng jī
À moi-même absent, j’oublie mon licou
                   
En effet, un demi-siècle après Zuo Si, qui avait été pour beaucoup dans l’esthétisation du terme shānshŭi, celui-ci a désormais pris le sens de « paysage » ; plus exactement, paysage des monts et vaux, sens qu’il a gardé jusqu’à nos jours. Par exemple, on ne l’emploiera pas pour dire « paysage urbain », ce qui a été rendu par dūshì jĭngguān à partir du japonais toshi keikan都市景観, lui-même traduction de l’anglais townscape.  Le concept de shānshŭi est en effet incompatible avec la ville, parce qu’il est né de son rejet, et qu’à l’époque, il symbolisait le remplacement du monde han et de sa cosmologie par un autre monde, aux valeurs centrées sur la nature environnante. C’est ce que ramasse Oomuro Mikio par la formule « On est passé du cosmos au paysage »[2].

4. De la ville à la nature
Contrairement aux capitales classiques, Jiankang n’était pas née de ses remparts. Le mot chinois pour « ville », chéngshì 城市, accole deux sinogrammes : muraille (chéng ) et marché (shì). Dans ce couple, c’est la muraille le plus déterminant ; à telle enseigne que c’est le suffixe chéng qui fut longtemps accolé au toponyme pour signifier une ville, telle la capitale des Han de l’Ouest et des Tang, Chang.ancheng 長安城 (littéralement « Muraille de la Longue Paix », aujourd’hui Xi.an). C’est le même caractère qu’on retrouve dans la Grande Muraille, Chángchéng 長城.
Or, si sous les Ming (1368-1644) Nankin devait acquérir les plus hauts remparts jamais construits en Chine, avec près de 20 m, sous les Six Dynasties, son antécédente Jiankang en était dépourvue sur la plus grande partie de son pourtour. Lorsque Sun Qian y installa sa capitale en 229, le quartier administratif lui-même (ce à quoi correspond la Cité Interdite à Pékin) n’était fermé que par une palissade. Évanouie la limite cosmologique marquée traditionnellement par les remparts entre, d’un côté, la civilisation lettrée (wén ), incarnée par la ville, et de l’autre l’espace inculte (, sinogramme où se confondent campagnes, forêts et déserts)… Au contraire même, c’est l’ermitage – mot qui vient du grec ἔρημος, désert , en somme le – qui allait incarner la pointe de la culture, tant par la poésie, avec par exemple Tao Yuanming (365-427), chantre du retour à la campagne, que par la philosophie, avec notamment l’école des Mystères, Xuánxúe  玄学, courant néo-taoïste mâtiné de bouddhisme, et ses « pures causeries » (qīng tán 清談) en pleine nature. De ces interférences entre taoïsme et bouddhisme devait naître le chan, prédécesseur du zen (prononciation japonaise du même caractère chán ).
Cet érémitisme lettré ne doit pas être confondu avec celui des Pères du désert, qui lui sont à peu près contemporains, et qui rejetaient le monde sensible. Ces soi-disant anachorètes étaient des esthètes, des « messieurs fengliu » (fēngliúshì 風流士) qui, à l’inverse, se considéraient comme les happy few d’une sensibilité nouvelle, d’un « goût » (shӑng ) hors de portée des « sauvages » (yĕrén 野人), c’est-à-dire du peuple illettré, incapable de voir du paysage dans l’environnement. C’est ce qu’on peut lire dans quatre vers fameux de Xie Lingyun (385-433), le premier poète paysagiste :

情用賞為美
Qíng yòng shӑng wéi mӗi
Le sentiment, par le goût, fait la beauté
事昧竟誰辨
Shì mèi jìng shéi biàn
Chose obscure avant qu’on la dise
観此遺物慮
Guān cĭ yí wù lὓ
Oubliant à cette vue les soucis mondains
一悟得所遣[3]
Yí wù dé sŭo qiӑn
L’avoir saisie vous libère

5. La nature en ville
Tout anachorète qu’elle se prétendît, cette classe d’aristocrates lettrés demeurait profondément urbaine, ses poèmes étaient destinés à la ville, et ses ermitages paysagers, bientôt, évoluèrent en un must pour le beau monde – celui de la capitale.  Du même élan, il s’imposa d’avoir en ville les mêmes paysages, mais en petit, c’est-à-dire sous forme de jardins. C’est l’origine du jardin de lettré, wénrényuán 文人園, qui est un jardin de shanshui et dont l’idéal peut se résumer par l’expression « une résidence de montagne en pleine ville »,  shìzhōng shānjū 市中山居.
De par ses murs, l’art de ses ingénieurs et le goût de ses propriétaires, cet espace clos transmutait effectivement un portion de l’espace urbain en un espace de monts et de vaux – un shanshui. Il inversait ludiquement, en somme, le rapport entre wén et , civilisation et sauvagerie. Entre happy few doués de shӑng et propriétaires de telles résidences, la suprême élégance devint même de se désigner soi-même – la langue écrite, le wényán 文言, ayant à la place de nos pronoms personnels un savant système de connotations – par l’expression yĕrén 野人 : « le sauvage »… mot qui, au XXe siècle, aura entre autres le sens de Yéti ! 
Les jardins de cette époque ont tous disparu, mais ils sont en droit fil les parents de ces merveilleux yuan que l’on peut toujours voir dans la même région, tel le Jardin du politique maladroit (Zhūozhèngyuán 拙政袁) de Suzhou, qui date du début du XVIe siècle. Ce « droit fil » n’est pas seulement celui d’un goût et d’une technique, c’est également celui d’un jeu intellectuel très savant, dont la thématique se nourrit d’elle-même depuis près de deux millénaires grâce à la tradition écrite. Un autre jardin célèbre de Suzhou, le Bois des lions (Shīzilín 獅子林), qui date du XIVe siècle, réfère à la fameuse réunion du Pavillon des orchidées, dans le jardin de Wang Xizhi, le troisième jour du troisième mois de 353. Or ce jardin de Wang Xizhi référait lui-même à un jardin antérieur, le Val d’or (Jīn.gŭjiàn 金谷澗) de Shi Chong (249-300), aménagé à Luoyang, alors capitale des Jin de l’Ouest… Et si telle réunion au Bois des lions évoquait nostalgiquement les jours meilleurs d’avant les Yuan (la dynastie mongole, 1271-1367), celle de 353 évoquait elle-même nostalgiquement les jours meilleurs des Jin alors de l’Ouest, et devenus « de l’Est » [4] après s’être réfugiés en 317 au sud du Yangzi.
Cette longue histoire doit beaucoup à la Préface du Pavillon des orchidées (Lántíng xù 蘭亭序), un texte où Wang Xizhi rendait compte de la réunion de 353, et qui est tenu pour le chef-d’œuvre absolu de la calligraphie chinoise. Le grand empereur des Tang, Tai Zong (r. 626-649) le fit placer dans sa tombe. Il n’en reste plus aujourd’hui que des copies, mais cette tradition est l’un des motifs pour lesquels le grand empereur des Qing, Qian Long (r. 1736-1796), aimait beaucoup le Bois des lions, qu’il visita cinq fois et dont il s’inspira dans l’aménagement du Jardin de la clarté parfaite (Yuánmíngyuán 明園) – ce jardin qu’une lettre du père jésuite Attiret rendit célèbre dans l’Europe des Lumières. Il en décrivait notamment l’une des fabriques, un ermitage paysager qui plut si fort à l’abbé Laugier que celui-ci, dans son Essai sur l’architecture (1753), le qualifie de « maison délicieuse » :

Je voudrois que celui qui nous a donné cette jolie description, nous donnât le plan véritable de cette maison délicieuse. Sans doute que ce plan nous fourniroit un bon modele, & qu’en faisant un ingénieux mêlange des idées Chinoises avec les nôtres, nous viendrions à bout de faire des jardins, où la nature se retrouveroit avec toutes ses grâces[5].

Un siècle plus tard, le 18 octobre 1860, le Yuanmingyuan sera mis à sac par les troupes anglo-françaises commandées par James Bruce, lord Elgin, digne fils de son père Thomas Bruce, non moins lord Elgin, celui qui fit arracher les frises du Parthénon pour les emporter à Londres. Des fabriques du Jardin de la clarté parfaite, il ne reste plus aujourd’hui que des ruines ; mais entretemps, grâce à l’entremise de l’abbé Laugier, la « maison délicieuse » s’était si bien entendue avec la tradition arcadienne qu’elle a joué un rôle non négligeable dans l’inspiration des architectes et des urbanistes qui, plus tard, ont conçu les banlieues de l’Europe moderne et leurs pavillons à jardinet[6].

  Palaiseau, 23 juillet 2012.


[1] Cité p. 81 dans GOTÔ Akinobu et MATSUMOTO Hajime, dir., Shigo no imêji. Tôshi wo yomu tame ni (Les images des mots poétiques. Pour lire la poésie des Tang),Tokyo, Tôhô shoten, 2000. NB : dans tout le présent article, les noms chinois et japonais sont donnés dans leur ordre normal, patronyme avant le prénom. 
[2] Kosumosu kara fûkei e no henkaコスモスから風景への変化. OOMURO Mikio, Enrin toshi. Chûsei Chugoku no sekaizô (La ville-parc. L’image du monde de la Chine médiévale), Tokyo, Sanseidô, 1985, p. 450 et note 81 p. 769.  
[3] Cité p. 179 par OBI Kôichi, Sha Reiun, kodoku no sansui shijin (Xie Lingyun, le poète solitaire du paysage), Tokyo, Kyûko shoin, 1983. 
[4] Quoique leur nouvelle capitale, Jiankang (Nankin), fût plus méridionale qu’orientale par rapport à l’ancienne, Luoyang ! Mais il fallait respecter l’analogie légitimante avec le paradigme historique Han de l’Ouest (capitale Chang.an) – Han de l’Est (capitale Luoyang), et auparavant Zhou de l’Ouest (1122-770 aC, capitale Haojing, près de Chang.an) – Zhou de l’Est (770-256 aC, capitale Chengzhou, près de Luoyang).  
[5] P. 282-283 dans le texte original de la première édition, consulté sur Google. Orthographe et ponctuation telles quelles.  
[6] Cet article reprend cursivement quelques éléments de mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, où l’on pourra au besoin trouver de plus amples références.