Jonah and the Whale (1621) Pieter Lastman | Museum Kunstpalast, Düsseldorf (source) |
Milieu, morphose, phénomène
Journée d’étude
Laboratoire d’éco-anthropologie et d’ethnobiologie, UMR 7206 – USM 104 du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) en association avec l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Laboratoire d’éco-anthropologie et d’ethnobiologie, UMR 7206 – USM 104 du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) en association avec l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
15 mars 2014, de 10 h à 18 h
Amphithéâtre Rouelle
Amphithéâtre Rouelle
Muséum national d’histoire naturelle, Bâtiment de la Baleine, Jardin des plantes, 47 rue Cuvier, 75005 Paris (métro Jussieu ou Gare d’Austerlitz)
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Argument – Une révolution est en cours dans les sciences de la vie. Autour des mots épigenèse, morphogenèse, auto-organisation ou co-évolution se cache une vision nouvelle de la vie et de l’évolution. De nombreuses études récentes indiquent clairement que les secrets du vivant résident moins dans un code physico-chimique et dans un programme génétique uniques, que dans un langage et un processus beaucoup plus complexes et multidimensionnels. En particulier, il apparaît que les êtres vivants ne sont pas construits à partir d’un seul programme contenu dans leurs gènes. Les recherches sur l’épigénétique soulignent que cette construction, à commencer par l’expression des gènes et l’activité cellulaire, se fait en interaction avec des milieux naturels et culturels précis. Cela doit conduire à changer la façon de penser le vivant. La vie est un phénomène complexe et qui crée en permanence de nouvelles formes, car chaque être s’inscrit dans un rapport contingent à un certain milieu et à une certaine histoire, naturelle et culturelle. En même temps, la vie résulte d’une coévolution entre les milieux vivants et les milieux humains, qui se déploie sur plusieurs échelles spatiales et temporelles.
Le phénomène du vivant, sa morphogenèse et son évolution, ne peuvent ainsi se comprendre qu’en tenant compte d’une pluralité de niveaux biologiques, morphologiques et cognitifs, irréductibles aux modèles d’explication mécanique et/ou moléculaire, qui doivent être intégrés à une définition plus riche et plus complète de ce qu’est un être, un système ou un milieu vivant. Le dialogue entre échelles et niveaux différents, et entre l’être et son milieu, est une caractéristique essentielle de la vie. La manière d’interagir avec un espace vécu et d’habiter un lieu contribue considérablement à l’épanouissement de la vie. Il s’y ajoute un rôle essentiel du temps, comme générateur d’histoires possibles et d’évolutions imprévues ; la vie ne se manifeste que dans une relation vitale à un lieu et dans un devenir, dans un certain milieu et dans une certaine histoire.
Tous ces phénomènes s’expriment nécessairement par certaines formes et dans certains processus de morphose (la dynamique propre des formes). Celle-ci se manifeste également au travers de l’art, qui met en relation la nature et une pensée créatrice, et dont l’expression modifie non seulement notre environnement, mais aussi nous-mêmes. La journée d’étude se propose de réfléchir sur ces divers thèmes, où nature et culture embrayent l’une à l’autre, et d’en dégager de nouvelles perspectives pour l’étude des milieux : la mésologie.
Programme
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Matinée
10 h : ouverture, par Luciano Boi, président de séance.
10 h 15-11 h : Augustin Berque : Formes empreintes, formes matrices en Asie orientale
Résumé : La problématique du milieu a commencé en ce qui me concerne avec un séminaire collectif que j'ai organisé en 1983-1984 à l'EHESS sur le thème « paysage empreinte, paysage matrice ». Empreinte parce que, par la technique, les formes paysagères portent la marque des œuvres humaines (c'est l'anthropisation de l'environnement) ; matrice parce que, par le symbole, elles influencent nos manières de percevoir, de penser et d'agir (c'est l'humanisation de l'environnement) ; ce qui, à l'échelle de l'espèce, par effet en retour, a même entraîné l'hominisation (c'est la thèse de Leroi-Gourhan). L'ambivalence de ces formes actives et passives à la fois en fait des prises écouménales, analogues aux affordances gibsoniennes, et relevant du syllemme (à la fois A et non-A) comme le « troisième et autre genre » (triton allo genos) de la chôra platonicienne, c’est-à-dire le monde sensible ou le milieu existentiel, qui est à la fois « l’empreinte sur la cire » et la « mère » ou la « nourrice », autrement dit à la fois l'empreinte et la matrice de l'être relatif, la genesis. On examine sous cet angle diverses notions relatives à la forme dans la langue japonaise : kata 型 (forme formante, matrice, type), katachi 形 (forme matérielle particulière), sugata 姿 (l’aspect d’une forme singulière), ainsi que le rapport entre « ce qui est en amont de la prise de forme » (xing er shang zhe 形而上 者) et « ce qui est en aval de la prise de forme » (xing er xia zhe 形 而下者) dans le Livre des mutations (le Yijing 易経), d'où Inoue Tetsujirô井上哲次郎, sous Meiji, tira le néologisme de keijijôgaku 形而上学, par lequel il traduisit le terme allemand Metaphysik.
11 h – 11 h 15 : discussion
11 h 15 – 12 h : Yoann Moreau : Les moments structurels de l'humaine nature : des noumènes au milieu
Résumé : La mésologie, entendue comme l’étude du sens et des sensibilités des milieux humains, est en rupture et en continuité avec les approches de la phénoménologie et des sciences de l’objectivité rationnelle. Elle considère en effet que le rapport de l’humain à ce qui l’environne consiste en une oscillation permanente constituée d’une alternance entre des processus d’objectivation et de subjectivation. Elle pose que les termes de ces processus (des objets et des sujets) ne sont jamais atteints mais induisent, chemin faisant, une « cosuscitation ». Il y a couplage entre substance et prédicat, couplages entre choses « en soi » (noumène) et choses « pour soi » (phénomènes), inné (nature) et acquis (culture), parties (structures) et totalités (systèmes), théorie et praxis. Ces rapports d’opposition et de complémentarité constituent la problématique cardinale de la mésologie. En effet, selon la perspective assumée par cette discipline, ce type de couplage constitue un « moment » par lequel l’humain à la fois est et devient : tout moment est conjointement structurel pour l’être de humain, et originaire pour son ek-sistence. Cette tension que la philosophie qualifie de dialogique est en fait mésologique. Elle déploie un tiers qu’exclut le raisonnement logique (selon lequel A ne peut être non-A), or ce tiers n’est pas un troisième terme logique, mais un milieu. Les noèmes, qui « nouent » objets et sujets, A et non-A, ne sont pas de simples liens faisant le pont de part et d’autre du Grand Partage, ils tissent des formes, déploient des espaces et des temporalités. Ce faisant, ils constituent l’entrelien par lequel un individu est en rapport avec ce qui l’environne. Autrement dit, les noèmes sont au milieu, à la fois centre (nodal) et ambiance (modale) de l’expérience.
12 h – 12 h 15 : discussion
12 h 15 – 14h : déjeuner libre dans les environs
Après-midi
Président de séance : Augustin Berque
14 h – 14 h 45 : Caroline Challan Belval : Empreinte, projection, métamorphose : la nature dans la création artistique
Résumé : Nous aborderons la relation à la nature dans le processus de création artistique, à travers trois œuvres, et en particulier par le biais de la gravure. Nous en verrons les manifestations dans l’œuvre de Giuseppe Penone (Propagazione 2009, 2007), dans l’interprétation La montagne Sainte Victoire de Paul Cézanne par Robert Morris (Blind Time V, 1997), et les métamorphoses du bassin de Latone dans le contexte de Versailles sous le règne de Louis XIV.
Il sera question de simulacre, de matrice, d’empreinte et de métamorphose. On cherchera à dégager le mode de perception et les systèmes de représentation par lesquels la nature est abordée.
14 h 45 – 15 h : discussion
15 h – 15 h 45 : Carole Lenfant : Geoffroy Dechaume et les moulages sur nature : objet d'étude et capture de la matière
Résumé : Conserver la trace fidèle d’un objet n’est jamais neutre. Les raisons qui poussent le sculpteur à avoir en sa possession, dans son atelier, l’empreinte en trois dimensions d’objets sur nature, sont multiples. Qu’il s’agisse d'objets destinés à servir de référence à la création, voués à la tentative de préserver la fugace impression d'un moment, ou plus intimement au désir de garder avec soi l’instant de vie qui en fait la beauté, telles peuvent être les raisons mêlées qui incitent le sculpteur à saisir le modèle par la technique du moulage sur nature. Les moulages réalisés ainsi par Adolphe Victor sont-ils d’ailleurs « sur » ou « d’après » nature ?
15 h 45 – 16 h : discussion
16 h – 16 h 15 : pause
16 h 15 – 17 h : Luciano Boi : La nature de la forme biologique et le phénomène de la symbiose dans le monde vivant
Résumé : Pendant plus de cinquante ans la biologie, et tout particulièrement la biologie moléculaire, a considéré l’environnement, plus précisément les milieux naturels et culturels, comme une « extériorité » au vivant, à son développement tout comme à son évolution. Ainsi, la construction d’abord ontogénétique puis philogénétique des organismes vivants a été coupée de leur histoire naturelle et culturelle. Selon le modèle moléculaire et mécaniste, qui a dominé dans les sciences du vivant pendant longtemps, cette construction obéit à un programme génétique rigide et unique dont le noyau est constitué par un code physico-chimique, celui de la molécule d’ADN, censé contenir toutes les étapes du développement morphologique et physiologique des organismes vivants, ainsi que de leur évolution d’une génération à l’autre. Les recherches récentes sur l’épigénétique ont remis profondément en question ce modèle, en montrant notamment que les relations entre les organismes et leurs milieux constituent un niveau d’organisation structurel et fonctionnel fondamental des processus vivants, et ce depuis la morphogénèse jusqu’à l’évolution. Ces relations se caractérisent par une extraordinaire plasticité formelle et une grande complexité fonctionnelle. L’épigénétique montre que les principales caractéristiques des êtres vivants dépendent de l’échange constant entre milieux intérieurs et extérieurs aux organismes, et qu’il est partant impossible de séparer nature et culture, organisation biologique et contingence historique, permanence de structures et création de formes. Loin d’être inscrite dans un code simple et mécanique obéissant à une logique binaire (du type gène protéine ; protéine fonction ; fonction trait phénotypique), la vie est un phénomène essentiellement coévolutif et créatif, et tout être vivant est une entité multidimensionnelle. Le phénomène complexe de la symbiose, que nous décrirons à l’aide de quelques exemples, illustre très bien cette interaction vitale entre organismes biologique et milieux naturels et sociaux au sein du monde vivant.
17 h – 18 h : discussion générale et clôture