L’ Antre de la Femelle obscure (détail).
Augustin Berque, encre sur papier, 1970.
Les figures subhumaines qu’on voit sur la droite représentent les opérateurs existentiels – où chacun.e pourra reconnaître le ça (id, das Es, voire das S) de son propre il-y-a (es gibt) – des divers mondes (P, P’, P’’…) qui, chacun à sa manière, actualiseront la Terre (S) en tant qu’une certaine terre (S/P, S/P’, S/P’’ etc.). C’est elle – autrement dit la nature – la figure féminine que l’on voit allongée au centre, représentant le Génie du val, i.e. la Femelle obscure Xuanpin 玄牝, en passe d’être prise dans les lacs du litige heideggérien (la trajection, i. e. la mise en œuvre – energeia ἐνέργεια – de S en tant que P). Cependant le Génie du val, Xuanpin ne meurt pas ; car la spirale des chaînes trajectives de son être-vers-la vie (à gauche)[1] la fait indéfiniment renaître de soi-même ainsi, ziran 自然, αὐτομάτη et natura semper (toujours à naître), ek-sistant indéfiniment en tant que quelque chose (S/P, S/P’, S/P’’ etc.) hors des entrailles de la Terre (ek gaiês ἐκ γαίης, i.e. hors de l’en-soi de S, ici à la fois l’obscurité du visage et de la vulve de Xuanpin, et celle des arrière-plans de l’image). Cette même spirale en ourobore, ce sont les volutes du qi 氣 , le souffle à la fois cosmique et vital issant des profondeurs du Kunlun 崑崙山, dont on aperçoit les sommets enneigés au centre de l’image. La fleur en haut à gauche, blanche de pétale et noire de racine, c’est le pharmakon φάρμακον dont Hermès, le tirant hors de la terre (ek gaiês ἐκ γαίης, toujours) pour protéger Ulysse du philtre de Circé, lui enseignera la vertu (phusis φύσις, première occurrence de ce terme dans notre histoire), mais sans lui en dire le nom, que seuls les dieux connaissent : môlu μῶλυ (Odyssée, X, 302-306)[2] ; car, bien sûr, φύσις δὲ κρύπτεσθαι φιλεῖ (Héraclite, Fragment 123) : la nature aime à se cacher, et veut rester obscure (xuán 玄, i.e S, non pas S/P). En Ionie comme en Chine, du lever au coucher du soleil, ce n’est effectivement pas de la Terre (S) mais d’un certain ciel (P, P’, P’’ etc.) que vient le jour (un certain éclairage, Lichtung) ; d’où « la » réalité (S/P, S/P’, S/P’’ etc.).
[1] Watsuji, dans Fûdo, parle d’être vers la vie (sei e no sonzai 生への存在), en l’opposant à l’être vers la mort (Sein zum Tode) heideggérien qui, montre-t-il, traduit une vision individualiste de l’existence humaine. En réalité, le renouvellement des individus incarne la vie de l’entrelien humain, c’est-à-dire de l’être humain (ningen 人間). Dans la lemmique de l’écoumène, l’espèce Homo sapiens (S) existe (ek-siste) en tant qu’individus (S/P, S/P’ etc.), qui eux-mêmes instancient (actualisent) l’être-humain virtuel de l’espèce ; et il en va de même à l’échelle du rapport individu/société. Voilà qui, bien entendu, est forclos par le TOM (topos ontologique moderne), lequel s’en tient au fameux « There is no such thing as society » de Margaret Thatcher.
[2] Citons ce passage :
ὣς ἄρα φωνήσας πόρε φάρμακον ἀργεϊφόντης / ἐκ γαίης ἐρύσας, καί μοι φύσιν αὐτοῦ ἔδειξε. / ῥίζηι μὲν μέλαν ἔσκε, γάλακτι δὲ εἴκελον ἄνθος· / μῶλυ δέ μιν καλέουσι θεοί· χαλεπὸν δέ τ᾽ ὀρύσσειν / ἀνδράσι γε θνητοῖσι, θεοὶ δέ τε πάντα δύνανται.
Ayant ainsi parlé, le dieu aux rayons clairs / tirait du sol une herbe, qu’avant de me donner, il m’apprit à connaître. / La racine en est noire, et la fleur, blanc de lait. / Les dieux l’appellent môlu. Il est difficile de la déraciner / Aux mortels humains ; mais les dieux peuvent tout. (Traduction Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, un peu modifiée).