mercredi 10 avril 2013

Développement des territoires et innovation : questions de mésologie / Univ. Di Corsica

Corsica William Turner
Corsica, William Turner (1830-1835)
(source)

Développement des territoires et innovation : questions de mésologie

Augustin Berque

La chaire "Développement des territoires et innovation : questions de mésologie" créée en 2012 à Corte par la Fundazione di l'Università di Corsica en collaboration avec l'Université de Corse et le CNRS (UMR LISA) a tenu sa session de printemps sur le thème du paysage et du sacré dans la nature, avec notamment un film de Jean Froment sur la Corse (série prochainement programmée sur Arte), deux leçons d'Augustin Berque (fichiers ci-joints), et un exposé de Laetitia Carlotti, plasticienne ouvrier du paysage.
Le détail des activités de la chaire, la captation vidéo de la session et des sessions précédentes, ainsi que les textes des leçons d'A. Berque, sont accessibles sur le site de la Fondation : fundazione.univ-corse.fr

Textes associés, à lire en ligne ci-après: "Mésologie du sacré" (version révisée) et "Des eaux de la montagne au paysage". 


Mésologie du sacré

Version révisée le 5 mai 2012
Communication au colloque Y a-t-il du sacré dans la nature ?
Université Paris I, 27-28 avril 2012
par Augustin BERQUE


La Sainte Trinité (Troitsa) Andrey Rublev
La Sainte Trinité (Troitsa) 1425-1427- Andrey Rublev
(source)
 Résumé - Le dualisme moderne a désacralisé la nature, devenue cet objet neutre que toise un sujet transcendant son milieu. Cette objectification s’est accompagnée d’une décosmisation : le sujet n’a plus sa place dans ce qui n’est plus un cosmos, mais un univers objet.  Ce paradigme acosmique a touché ses limites au siècle dernier, car il aboutit non seulement à détruire la biosphère, mais à saper notre humanité même. De tous les êtres vivants, l’humain est en effet celui qui dépend le plus de son milieu ; car celui-ci est le complément non seulement écologique, mais technique et symbolique sans lequel ce néotène n’existerait même pas, puisque, dans l’évolution, la technique et le symbole ont rétroagi sur sa constitution même. Ces liens entre le sujet humain et son milieu, radicalement insaisissables par le dualisme, se sont en revanche exprimés symboliquement dans toutes les cosmologies hormis celle de la modernité. La crise environnementale les ravive, soit dans une flambée de l’irrationnel, telle la vogue du fengshui en Occident, soit dans un holisme scientiste subordonnant l’humain aux écosystèmes. Tant ce spiritualisme que ce réductionnisme sont non moins des impasses que le dualisme. On y préférera la voie moyenne d’une mésologie (étude des milieux) poursuivant celle ouverte au siècle dernier par des naturalistes comme Uexküll et des philosophes comme Watsuji, qui montre que notre être ne se limite pas à notre corps individuel, mais comprend notre milieu. Ce n’est pas comme objet, mais dans la mesure où elle est cette demeure de notre être, que la nature peut nous apparaître sacrée.

1. Dans la nature, il n’y a pas de sacré
Si l’on définit la nature comme ce qui ne suppose pas l’existence humaine, et le sacré comme ce qui a rapport au surnaturel, il paraît à peu près certain que la nature ignore le sacré. L’on n’observe pas dans le monde animal de comportements qui pourraient laisser entendre un sens du surnaturel, du religieux ou du divin. En revanche, la plupart des sociétés humaines en témoignent abondamment. Le sacré serait donc un fait humain, avec ceci de paradoxal qu’il se pose justement comme ouvrant au surhumain. Ces ouvertures se démarquent de l’espace profane par des limites inviolables. Dans les mondes animaux, la territorialité se marque également par des limites aux fonctions assez analogues, mais celles-ci ne renvoient à rien d’autre qu’aux rapports des membres de l’espèce entre eux ; pas au surnaturel.
            Quelques cas peuvent toutefois prêter au doute.  On a par exemple parlé de cimetières des éléphants. « Cimetière » se disant camposanto en italien ou en espagnol, cela veut dire un espace sacré. Les morts en effet relient à l’au-delà, c’est-à-dire au surnaturel. Alors, les éléphants auraient-ils un sens de l’au-delà ? Il paraît avéré qu’ils s’intéressent à leurs congénères morts ; mais quant à leur consacrer des cimetières, la chose relève sans doute d’une fantaisie anthropomorphique. La découverte de squelettes groupés ne livre peut-être rien de plus que la trace de massacres dus à des chasseurs d’ivoire. Dans l’espèce humaine en revanche, on a prouvé l’existence de sépultures remontant à plus de cent mille ans (entre -170 000 et -120 000 à Mugharet-el-Tabun, -100 000 à Mugharet-el-Skhul, -92 000 au Djebel-Qafzeh, dans l’actuel Israël). Ces sépultures contiennent des squelettes de néandertaliens et d’hommes modernes. Enterrer les morts dans de véritables tombes, souvent avec des objets destinés à les accompagner dans l’au-delà, c’est témoigner indubitablement d’un sens du sacré, c’est-à-dire de la capacité d’instaurer, dans certains espaces, une communication avec le surnaturel. Les espèces animales même les plus proches de la nôtre ne connaissent rien de tel.
            Ainsi, le sacré paraît bien être le propre de l’homme. En elle-même, la nature ne le connaît pas. D’où la question : pourquoi les humains reconnaissent-ils, ou devraient-ils reconnaître, du sacré dans la nature ?

2. Sacré pour qui ?
Les guerres, et spécialement les guerres de religion, s’accompagnent souvent du viol de ce qui est sacré pour l’ennemi, notamment de ses cimetières. On ne compte pas, dans l’histoire, les ravages des lieux saints du vaincu par le vainqueur. On connaît aussi ce genre de profanations en temps de paix, de la part d’extrémistes divers. C’est que le sacré des uns n’est pas celui des autres, et peut même attiser l’envie de le profaner – ce qui, du reste, est bien reconnaître son importance.
            Dans le monde actuel, cependant, la capacité de reconnaître du sacré semble disparaître. Entre mille exemples, c’est ce dont témoigne un fait divers récent, que rapportait le Monde du 29 décembre 2011 (p. 7). Situé à environ 500 km au nord de Mexico, dans la réserve naturelle protégée de Wirikuta, le cerro Quemado (« colline brûlée ») est un lieu saint des Indiens Huichols, classé « site naturel sacré »  par l’UNESCO. Des cercles de pierre y indiquent l’endroit où serait né le soleil. Chaque année, les 40 000 Huichols s’y rendent en pèlerinage, pour y « voir la lumière » en prenant du peyotl, le champignon hallucinogène. Le 28 avril 2008, le président Felipe Calderon et cinq gouverneurs ont signé le pacte de Huauxa Manaka, qui assure aux Huichols la préservation de leurs lieux sacrés et de leurs chemins de pèlerinage.
            Or le sous-sol recèle des filons d’argent. En 2009, sans consulter les Huichols (donc en violation, notamment, de l’accord 169 de l’Organisation internationale du travail, dont le Mexique est signataire et qui prévoit que les peuples indigènes soient consultés pour tout projet touchant à leurs terres ancestrales), le gouvernement mexicain a accordé 35 concessions à Mineral Real Bonanza, filiale du canadien First Majestic Silver. Ces concessions s’étendent sur 6000 ha, dont 70% dans la réserve naturelle. Un autre compagnie canadienne, West Timmins Mining, a obtenu deux concessions pour exploiter des mines d’or à proximité du site. Au moment du reportage, l’exploitation n’avait pas encore commencé, du fait de la résistance des Huichols, qui ont créé en septembre 2010 le Front de défense de Wirikuta, et sont relayés par un mouvement de protestation international soutenu par des personnalités du monde des lettres et des arts comme le prix Nobel Jean-Marie Le Clézio.
            Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire est un cas d’école. Au mépris des engagements signés avec les peuples premiers, un État moderne, descendant de la Conquista, gère le territoire comme s’ils n’existaient pas. Comme si, en particulier, la dimension sacrée des hauts lieux de ce territoire était éliminée, pour n’en laisser que les dimensions physique et économique.
            Autrement dit, une certaine spatialité s’est substituée à une autre, ou du moins prétend s’y substituer. Pourtant, l’étendue concernée est strictement la même. En quoi l’espace peut-il changer, si l’étendue ne change pas ?

3. Les prises écouménales
Ce qui compte pour les Huichols, ce n’est pas ce qui compte pour First Majestic Silver. Pour celui-ci, à travers son représentant Juan Carlos Gonzalez, que cite l’article du Monde, « Aucun dommage ne sera fait à la nature et aux lieux de culte. Grâce aux techniques moderne, l’eau est recyclée à 100% sans résidus polluants dans les sous-sols. Sans compter que l’exploitation va créer 750 emplois directs et 1500 indirects ».  Fiables ou non, ces assurances ne touchent pas à ce qui pour les Huichols est l’essentiel ; à savoir que cette opération est une profanation. Comme ils vivent au XXIe siècle, ils ajoutent qu’elle viole également une réserve naturelle, classée en 1994 « zone naturelle protégée » par l’État de San Luis Potosí, connue pour recéler la plus grande variété de cactus au monde et plusieurs espèces en danger, comme l’aigle royal, le puma et le cerf à queue blanche.  Toutefois, ce viol est-il une profanation au même titre que celui des lieux saints ?
            La réponse est non. L’écoumène, à savoir la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre[1], s’organise en modalités très diverses, définissant des prises qui, pour les mêmes objets physiques, peuvent différer grandement. Ces prises écouménales, éco-techno-symboliques, fonctionnent de manière analogue à une prédication, où le sujet S est la terre, ou la nature, et le prédicat P la manière d’interpréter ce sujet. Elles relèvent de quatre grandes catégories : ressources, contraintes, risques et agréments. Le rapport prédicatif S/P (S en tant que P) engendre ce qui est la réalité pour la société concernée.
            Dans le cas susdit, ce qui est la réalité pour les Huichols, autrement dit les prises que cette société a sur l’étendue, n’est pas du même ordre que ce qui est la réalité pour First Majestic Silver. Le cerro Quemado, pour les Huichols, est une ressource essentielle. C’est l’ouverture par laquelle ils ont concrètement accès à ce qui donne sens à leur monde, et qui par conséquent est un espace sacré. Comme l’écrivait William Booth dans le Washington Post du 13 février 2012 :

For the Huichol Indians, the desert mountains here are sacred, a cosmic portal with major mojo, where shamans collect the peyote that fuels the waking dreams that hold the universe together[2] .

Cette ressource qu’est un portail cosmique est en même temps une contrainte forte, parce qu’elle s’accompagne d’interdits puissants, démarquant cet espace sacré de l’étendue profane. Rien de tout cela n’existe pour First Majestic Silver, sinon dans la mesure où il doit tenir compte de la résistance des Huichols. Pour lui, le cerro est également une ressource, mais d’ordre purement matériel, comptable et sans nul interdit. Au contraire, il a le droit pour lui – le droit de la « prise de terre », la Landnahme réalisée par la Conquista, et qui, jusqu’à ces derniers temps, a juridiquement aboli les prises écouménales des peuples premiers.
            Dans ce litige, le seul point de rencontre paraît être la nature au sens écologique. Tant les Huichols que First Majestic Silver disent vouloir la protéger. Quelle que soit la crédibilité respective de leurs propos, le fait est qu’ils accordent à la nature une valeur apparemment commune, et distincte de celle des lieux sacrés en tant que tels. Qu’est-ce donc que cette valeur ?

4. La nature n’est pas l’environnement
Il faut ici introduire une distinction entre ce que peut être la nature dans une cosmologie traditionnelle comme celle des Huichols, et ce qu’elle peut être dans le monde d’une société minière moderne comme First Majestic Silver. La modernité se caractérise à cet égard par une décosmisation radicale, celle qui était contenue en germe dans la définition de l’être du sujet cartésien, le cogito. Le Discours de la méthode contient en effet ce passage éclairant[3] :

 Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle.

            Autrement dit, le sujet moderne s’auto-institue dans l’abstraction de tout lien ontologique avec le milieu. Celui-ci se mue par principe – le principe du dualisme  sujet/objet – en un environnement objectif, que petit à petit les sciences modernes, et en particulier l’écologie, apprendront à reconnaître comme tel.
            Nous pensons encore très largement dans le cadre de ce dualisme, où la nature est un objet : l’environnement. J’en prendrai pour exemple l’« écologie profonde » d’Arne Næss, dont la pauvreté des considérations proprement ontologiques est frappante, alors même qu’elle se veut ontologique avant tout puisque, selon son auteur, c’est de là que le reste découle[4]. Quel est donc ce parti ontologique ? C’est que le soi se réalise par élargissement à un Soi qui n’est autre que la totalité des interconnexions de la nature. Dans ce grand Tout, la valeur de chaque être de chaque espèce est intrinsèque ; c’est-à-dire qu’il ne peut non seulement pas être question d’une priorité de l’humain sur les autres vivants, mais que l’identification au grand Tout est censée résoudre à la base les questions que se pose, entre autres, l’éthique de l’environnement. Pour Næss en effet, celle-ci est secondaire par rapport à l’ontologie ; elle en procède. Cela posé, cet égalitarisme du vivant n’interdit nullement que l’humain se nourrisse d’autres vivants, pourvu qu’il s’en tienne à la satisfaction de ses besoins vitaux, et qu’il n’exorbite pas de sa place dans l’écosphère ; ce qui implique, entre autres, une substantielle réduction de ses effectifs.
            Il est clair que cette écosophie se fonde en écologie. L’identification au plus grand Soi qu’est le Tout, en somme, procède de la connaissance des écosystèmes. C’est de là qu’elle tient le parti de reconnaître, impartialement, une égale valeur à chaque être. Cette position apparaît donc comme la poursuite et la radicalisation des décentrements successifs qui, depuis la révolution copernicienne, ont peu à peu remis l’Homme à sa place dans la nature. C’est dire qu’il s’agit d’une vision fondamentalement scientifique — ce fameux « point de vue de nulle part » qui est censé distinguer l’impartialité scientifique du wishful thinking ordinaire. Voilà qui est maigre en fait d’ontologie ; car on sait depuis Descartes que le premier pas de la science pure, c’est d’abstraire le sentiment humain de ses objets. Qu’est-ce donc qu’une ontologie — prétendant de surcroît inspirer une éthique, un mode de vie, etc. — qui commence par abstraire l’humain de ses considérations sur l’être ? Une ontologie de l’objet ? Mais quel est donc l’objet qui énonce cette ontologie, sinon le sujet humain lui-même ? Il y a là un vice dans le parti de l’écologie profonde. Dans la mesure même où elle vise à inspirer des comportements nouveaux de la part des êtres humains (plutôt que de la part des wombats, des coraux ou des cactus), elle aurait besoin d’une ontologie du rapport de l’humain à la nature, plutôt que d’un décalque de l’écosystème.
            Or cette ontologie existe ; c’est celle de la mésologie.

5. La nature de notre milieu
Ce n’est pas de l’environnement – la nature objectifiée – que peuvent naître les valeurs humaines, et notamment pas le sacré, comme on l’a vu d’entrée de jeu. Les valeurs ne peuvent naître que des prises écouménales que l’humain entretient avec son milieu. Dès le programme que lui fixa le médecin Charles Robin, à la séance inaugurale de la Société de biologie le 7 juin 1848, la mésologie s’est donné pour but de connaître les rapports qui s’établissent entre les êtres et ce qui les entoure, c’est-à-dire leur milieu. L’approche était au départ fort positiviste. Après avoir brillé un certain temps, la mésologie a plus tard été supplantée par l’écologie, laquelle s’est imposée comme science de l’environnement. Elle a été une première fois ressuscitée dans les années trente, simultanément dans les sciences de la nature par les travaux d’Uexküll, et  dans les sciences humaines par ceux de Watsuji. Ces deux penseurs ont établi – le premier au niveau ontologique du vivant en général, le second à celui de l’humain en particulier – une distinction révolutionnaire entre, d’une part, l’environnement comme donné objectif et universel (ce qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境), et d’autre part le milieu tel qu’il existe pour l’espèce ou la société concernées, mais pas pour les autres (ce qu’Uexküll appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土)[5]. Cette distinction fonde le redéploiement actuel de la mésologie[6].
            C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, qu’existent des choses telles que l’aire sacrée d’un portail cosmique. En effet, le milieu est toujours une cosmophanie – l’apparaître d’un monde, avec son ordre (kosmos) éco-techno-symbolique et sa concrescence, c’est-à-dire le croître-ensemble des choses et des êtres qui le peuplent. En revanche, en plaçant le sujet humain face à un environnement objet, le paradigme ontologique de la modernité fait de l’existence humaine une abstraction. C’est contre cette abstraction décosmisante que s’est élevé, entre autres, le Dasein heideggérien.
            C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, que s’établissent les en-tant-que (S en tant que P) des prises écouménales. Uexküll exprime ce rapport par le suffixe –ton (tonalité) : Esston (tonalité d’alimentation, i.e. exister en tant que nourriture), Hinderniston (tonalité d’obstacle), Wohnton (tonalité d’habitation), etc. Ces tonalités médiales (propres à un certain milieu) engagent le sujet et l’objet dans un rapport où leurs identités respectives se fondent en une seule réalité S/P, mode de l’être que la mésologie nomme trajectivité. Dans un milieu, les choses sont trajectives ; ce ne sont pas des objets, c’est-à-dire des en-soi sur lesquels un sujet abstrait projetterait unilatéralement des vues arbitraires ; car l’être du sujet lui-même participe concrètement de ce rapport. Watsuji nomme fûdosei 風土性 (médiance) cette structure ontologique, et la définit comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). « Médiance », terme dérivé du latin medietas (moitié) signifie que l’être de l’humain ne se borne pas à son corps individuel, mais comprend nécessairement un corps médial, éco-techno-symbolique, constitué des prises de son milieu. Entre ces deux « moitiés » que sont le corps individuel et le corps médial s’établit un couplage dynamique, ce que Watsuji appelle un « moment », comme le rapport entre deux forces en mécanique.

6. Médiance et sacré
C’est cette médiance inhérente aux milieux humains qui permet, entre autres, de comprendre la valeur proprement ontologique, et même ontogénétique, des sites sacrés dans les sociétés traditionnelles. En effet, ce qui est là en jeu, c’est leur existence même – l’essence même de leur corps médial ; et c’est justement cette médiance qu’a forclose le dualisme moderne, pour qui de tels environnements ne seront jamais qu’une étendue physique arbitrairement parée des projections subjectives de peuplades crédules. 
            Si le paradigme moderne, dans son principe, a pu ainsi forclore le « moment » (la dynamique ontogénétique) de la médiance, du moins ne pouvait-il pas l’abolir ; car c’est la condition même de l’existence humaine. Le concept en moins, cette médiance a été corroborée par de multiples approches. C’est le cas notamment de l’interprétation que Leroi-Gourhan a faite de l’émergence de notre espèce[7] : au cours de ce processus, certaines des fonctions du corps animal individuel ont été peu à peu extériorisées et déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ainsi un corps social dont l’effet en retour a été l’hominisation du corps animal. En somme, il y a eu simultanément, et réciproquement, anthropisation du milieu par la technique, humanisation du milieu par le symbole, et hominisation du corps animal du fait du déploiement de ce corps médial éco-techno-symbolique.
             Concernant plus particulièrement le sacré, Dany-Robert Dufour, en termes psychanalytiques, a donné du besoin de divinité chez les humains[8] une interprétation qui derechef suppose la médiance, ce moment structurel de l’existence humaine ; mais toujours le concept en moins. L’argument part ici de la néoténie, nom scientifique moderne d’une très vieille idée, à savoir que l’humain serait un être inachevé. Selon Dufour, c’est du fait de cette néoténie qu’il éprouverait structurellement le besoin de s’aliéner à un Autre ; car, ni physiquement ni psychiquement, il ne peut vivre à l’état individuel. Les religions se sont chargées, historiquement, de donner un nom à cette part de l’être qui est au-delà de l’individuel ; par exemple, dans les monothéismes, « Dieu ».  
            Pour la mésologie, la figure moderne de la « mort de Dieu » n’est qu’un symptôme de la forclusion de notre médiance par le dualisme et l’individualisme. Cette forclusion n’ayant nullement supprimé le moment structurel qu’elle ne veut pas reconnaître – au contraire, le développement ininterrompu de notre corps médial nous rend toujours plus « néotènes » –, il en résulte un manque-à-être inextinguible, dont la frénésie de consommation des sociétés contemporaines est l’une des manifestations. Mais en achetant toujours plus d’objets, l’individu ne recouvre pas son corps médial ; il s’enfonce au contraire davantage dans son incomplétude, cercle vicieux dont il ne pourra sortir qu’en dépassant le paradigme ontologique du dualisme. C’est ce dépassement qu’ont amorcé des penseurs comme Uexküll et Watsuji, et que poursuit la mésologie contemporaine.
            En revanche, si elles ne disposaient pas des concepts de la mésologie, les sociétés traditionnelles les ont amplement symbolisés dans leurs cosmologies, tout spécialement dans leur sens du sacré. L’un des aspects de la médiance, c’est en effet que les sociétés découvrent symboliquement leur être dans leur milieu. C’est ce fait que Watsuji a baptisé du concept de jikohakkensei 自己発見性, découvrance-de-soi. Cette découverte se cristallise dans des hauts lieux, qui deviennent des espaces sacrés. Pourquoi sacrés ? Parce qu’ils sont obscurément ressentis comme la source même de l’être. Cette source est la ressource entre toutes, celle où périodiquement, rituellement, l’être se ressource dans son être-là, comme le font les Huichols dans leur pèlerinage au cerro Quemado, ou comme le font les musulmans avec le pèlerinage de La Mecque.

7. Il y a nécessairement du sacré dans « la nature »
La forclusion du corps médial, converti en un univers objectal, a entraîné dans les sociétés modernes la focalisation de l’être humain sur le seul individu. Du même coup, le sacré a déserté les milieux, convertis en un environnement exploitable à merci – une pure extensio cartésienne –, comme First Majestic Silver voudrait bien le faire au cerro Quemado. De sacré, à la limite, il n’y a plus que l’individualité de l’individu lui-même, comme en témoigne par exemple l’abolition de la peine de mort. Cependant, le développement même des sciences modernes, filles du dualisme, en particulier celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons pas vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie et détournée le manque-à-être de l’individu moderne, et qui a conduit à l’essor de l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de dérives dans l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident.
            J’ai souligné plus haut le vice ontologique radical des théories qui prétendent dériver une éthique du modèle des écosystèmes. La connaissance objective des écosystèmes et de la biosphère est certes nécessaire pour que nous nous comportions de façon plus rationnelle ; néanmoins, elle ne peut pas engendrer de sens moral, parce qu’elle ne concerne pas notre être mais seulement les interrelations objectives de l’environnement. L’éthique, elle, se fonde sur l’entrelien des êtres partageant un même monde, en l’occurrence sur la médiance qui fait que les prises écouménales de notre milieu concernent notre être même[9]. C’est pour la même raison que nous sommes poussés à recréer, sous forme de parcs et de sanctuaires divers, des aires sacrées dans la nature. Mais « la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu, c’est-à-dire notre corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme un objet ; car elle est à jamais natura : « à naître »[10], avec nous-mêmes, dans le croître-ensemble historique d’un milieu humain. Ce n’est que parce qu’elle est notre écoumène, la demeure de notre être, qu’elle peut nous apparaître sacrée.

Palaiseau, 24 avril 2012.


[1] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin, 2009 (2000).
[2] « Pour les Indiens Huichols, les montagnes de ce désert sont sacrées. Elles ouvrent un portail cosmique, concentrant des vertus magiques, où les chamanes collectent le peyotl suscitant les rêves d’éveil qui font tenir l’univers ensemble ». Cité sur Internet par DGR News Service du 25 février 2012. Le même service titre, à la date du 27 février, « Mexican court suspends mining in the sacred territory of the Wixárika [autre nom des Huichols] »
[3] DESCARTES, Discours de la méthode. Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2008, p. 38-39.
[4] V. Arne NÆSS, Écologie, communauté et style de vie, Paris, Mf, 2008 (1989) ; Vers l’écologie profonde, avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.
[5] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot et Rivage, 2010 (1934) ; WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
[6] Sur ce redéploiement, outre Écoumène, op. cit., v. le site mésologiques.com .
[7] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[8] Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu. Paris, Denoël, 2005.
[9] C’est ce que j’ai argumenté naguère dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène. Paris, Gallimard, 1996.
[10] Rappelons que natura est le participe futur de gnascor, naître. 



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Version française de « Das aguas da montanha à paisagem », p. 95-103 dans Adriana VERISSIMO SERRÃO (dir.) Filosofia e arquitectura da paisagem, Centro de filosofia da Universidade de Lisboa, 2012.

Des eaux de la montagne au paysage 

(La naissance du concept de paysage en Chine)

par Augustin BERQUE 
École des hautes études en sciences sociales


Pavillon Yicui Li Yanshan
Pavillon Yicui (1953) Li Yanshan
(source)
Résumé - Le mot qui, au IVe siècle en Chine du Sud, et pour la première fois au monde, prit le sens de "paysage", était shanshui, "les monts et les eaux". Il avait été utilisé pendant des siècles sans connotation esthétique, avec le sens de "les eaux de la montagne", essentiellement par des ingénieurs hydrauliciens qui se préoccupaient de corriger les ravages des torrents. Ces eaux de la montagne étaient aussi le repaire de génies de la nature sauvage, hostiles aux humains. Comment s'est donc passée la mutation qui en fit, un jour, cette source d'aise ou même d'exaltation que devint et que reste aujourd'hui pour nous le paysage? 

1. Question de monde
Nous commençons à être avertis que le paysage n’a pas toujours existé, chose qui cependant restera toujours incompréhensible pour le dualisme moderne. Le paysage n’est-il pas ce qu’il y a de visible dans l’environnement, et celui-ci n’a-t-il pas, au bas mot, l’âge de la vie sur Terre, c’est-à-dire quelque 3,8 milliards d’années ? Même si l’on s’avise de ne prendre en compte que la vie humaine au sens le plus strict, c’est-à-dire celle d’Homo sapiens, cela ne remonte-t-il pas encore à quelque deux mille siècles avant le présent ?
            Or ces durées n’ont aucun rapport avec la nouveauté de la notion de paysage. En Europe, celle-ci ne remonte qu’à la Renaissance. Bien entendu, il se trouve des gens pour argumenter que les choses existent sans les mots qui les nomment. L’univers n’a pas attendu qu’on l’appelle « univers » pour être ce qu’il est. Le problème avec le paysage, c’est qu’il demande, lui, quelqu’un pour le regarder, pour le représenter et se le représenter, notamment par des mots. Ce n’est pas un simple fait physique (auquel cas il s’agirait seulement d’une portion de l’étendue terrestre), ni même un simple fait biophysique (auquel cas il s’agirait seulement de l’environnement) ; c’est une relation qui demande, spécifiquement, qu’existent non seulement des êtres humains, mais des êtres humains qui regardent cela en tant que paysage.
            C’est qu’en effet, tous les humains ne considèrent pas leur environnement comme du paysage. Les Européens, nous venons de le voir, n’ont commencé à le faire qu’à la Renaissance. Nous avons hérité le regard qui pour cela fut nécessaire, et c’est ainsi que, pour nous, quasi tout environnement peut être un paysage. Ce n’est toutefois que l’ignorance qui nous porte à croire que tout le monde voit comme nous du paysage dans son environnement ; car un peu d’histoire et d’anthropologie nous apprend bien vite qu’il n’en va pas de même. Avant une certaine époque, aucune société humaine ne voyait du paysage dans son environnement ; puis il y en eut une qui a commencé à le faire, chose qui aujourd’hui s’est répandue avec la civilisation moderne.
            Pour éviter les discussions oiseuses, il importe que la question soit balisée de critères précis. J’en ai pour ma part empiriquement sélectionné sept, qui sont les suivants par ordre de discrimination croissante : 1. une littérature (orale ou écrite) louant la beauté de l’environnement ; 2. une toponymie marquant la beauté de certains lieux (p.ex. en français Bellevue, Mirabeau etc.) ; 3. des jardins d’agrément ; 4. une architecture aménagée pour jouir d’une belle vue ; 5. des peintures représentant l’aspect sensible de l’environnement ; 6. un ou des mots pour dire « paysage » ; 7. une réflexion explicite sur le thème du paysage.
            Si ces conditions ne sont pas satisfaites, il est abusif de parler de paysage pour les gens concernés. De « paysage » en l’affaire, il n’y en a que dans la conscience et dans le discours de la personne moderne qui en parle, et qui entretient avec son environnement une relation de type paysager. Quant aux gens dont cette personne parle, ils ont avec le leur une relation qui leur est propre, qu’ils vivent et qu’ils expriment à leur manière, laquelle n’est pas paysagère. Alors qu’est-elle ? C’est la manière dont leur propre monde leur apparaît, c’est-à-dire une certaine cosmophanie. Le paysage quant à lui n’est qu’une cosmophanie parmi les autres.
            La cosmophanie, ou mode d’apparition d’un certain monde, n’est pas une lubie de chercheur en sciences humaines. C’est ce qui, au niveau ontologique de l’humain – c’est-à-dire supposant des systèmes techniques et symboliques en sus des écosystèmes – correspond à ce que Jacob von Uexküll, au niveau ontologique du vivant, a baptisé Umwelt (le monde ambiant) par distinction avec l’Umgebung (le donné environnemental objectif). En tant qu’espèce animale, l’espèce humaine a son propre monde ambiant, lequel n’est pareil à celui d’aucune autre espèce. En cela, nous sommes donc sur le même plan que tous les autres vivants. Du fait cependant de l’histoire – et pas seulement de l’évolution[1] –, ce monde ambiant qui est commun à notre espèce n’a en outre cessé de se déployer en multiples cultures, chacune avec sa propre cosmophanie. La cosmophanie qui est présentement la nôtre se caractérise par la notion de paysage. On ne peut pas plus la réduire à l’Umwelt de l’humain en général qu’on ne peut réduire l’Umwelt de l’espèce humaine à l’Umgebung de la vie en général[2].
            Dans l’histoire de l’humanité, cette cosmophanie paysagère est apparue pour la première fois en Chine, au IVe siècle de notre ère.

2. Naissance du paysage     
Le premier mot que les Chinois ont employé pour dire « le paysage » est shanshui 山水, littéralement « les monts et les eaux ». D’autres termes aussi ont par la suite été employés dans un sens voisin, mais celui-ci est historiquement et culturellement le plus important. C’est donc de shanshui que je parlerai ici.
            Dans le livre qu’elle a consacré à cette notion, Montagnes et eaux. La Culture du shanshui[3], et comme en témoigne ce titre même, Yolaine Escande tient à utiliser tel quel le mot shanshui, plutôt que de le traduire par « paysage ». Les connotations de shanshui en chinois ne sont en effet pas les mêmes que celles de « paysage » en français. Il s’agit bien, comme nous en prévient Escande[4], de « paysage de montagnes et d’eaux ». Certains auteurs préfèrent même, à l’occasion, traduire shanshui par « les monts et les eaux » plutôt que par « paysage ». C’est le cas par exemple de Nicole Vandier-Nicolas dans la traduction qu’elle donne d’une phrase célèbre du premier traité sur le paysage dans l’histoire humaine, l’Introduction à la peinture de paysage (Hua shanshui xu 画山水序) de Zong Bing (375-443) : « Quant aux montagnes et aux eaux, tout en possédant une forme matérielle, elles tendent vers le spirituel[5] ».
            Effectivement, le shanshui n’est pas « le paysage » en général. En particulier, ce ne peut pas être un paysage urbain. Escande cite un fait révélateur à cet égard[6]. En 2000, la biennale de peinture à l’encre de Shenzhen avait pris pour thème le paysage urbain, notion qui telle quelle se traduisait par chengshi shanshui 城市山水. Or ce rapprochement de la ville (chengshi) et du shanshui parut si incongru que les organisateurs durent changer leur titre en « La peinture à l’encre et la ville ». En effet, « Par définition, la peinture de montagnes et eaux (shanshui) est incompatible avec la ville (chengshi ou dushi 都市) : elle ne dépeint jamais de paysage urbain[7] ».
            Qu’en français aussi l’expression voire la notion même de « paysage urbain » aient du mal à passer[8] n’est pas ici le problème[9]. Celui-ci est de savoir comment, aussi typée qu’en soit l’acception,  shanshui, « les monts et les eaux », a pu prendre le sens de « paysage ».
            La chose s’est passée à l’époque des Six Dynasties (IIIe-VIe s. ap. J.-C.), dite également Wei-Jin, période troublée qui, après l’intermède des Trois Royaumes (220/265), fait suite à l’écroulement de la dynastie Han. Nous n’analyserons pas ici en détail les facteurs qui expliquent pourquoi la notion de paysage est apparue à cette époque. Pour n’en dire que l’essentiel, ce phénomène a été provoqué par les troubles susdits, qui incitèrent de nombreux mandarins à se retirer sur leurs terres, où ils portèrent sur la nature un regard de lettrés, non de paysans. Contentons-nous à ce sujet de citer Yolaine Escande[10] :

Quatre grands facteurs permettent d’expliquer l’émergence du paysage sous les Wei-Jin. En premier lieu, le salut n’est plus assumé par le groupe social et par la politique, et la société se tourne vers l’intériorité. Ensuite, l’érémitisme se développe de façon remarquable et devient un modèle de vie. Enfin, la géographie du Jiangnan, « le sud du fleuve [Bleu] », découverte par des lettrés venus du Nord[11], provoque chez eux une prise de conscience. Le quatrième grand facteur, essentiel, est dû à la philosophie des études du Mystère qui se donne comme thème l’esthétique du shanshui.  

            On admet généralement que les élites lettrées des Six Dynasties ont pris conscience du paysage comme tel vers le milieu du IVe siècle, le repère traditionnel à cet égard étant une réunion fameuse qui eut lieu en 353 au Pavillon des Orchidées (Lanting 蘭亭), propriété du grand calligraphe Wang Xizhi (303-361). Les amis qu’il avait réunis là pour un banquet au troisième jour du troisième mois lunaire ont laissé à cette occasion un recueil de poèmes où le mot shanshui, à plusieurs reprises, est indubitablement employé au sens de « paysage ».
            Tel est le point d’arrivée ; mais ce sur quoi nous allons nous interroger, c’est le processus par lequel un mot tel que shanshui a pu prendre ce sens-là.

3. Par monts et par vaux
C’est là un problème de philologie de la langue chinoise, plus spécialement du wenyan (文言, la langue écrite classique), pour lequel je m’appuierai sur une grosse étude menée par une équipe de sinologues japonais sous la direction de Gotô Akinobu et Matsumoto Hajime[12].
            L’ouvrage analyse un certain nombre de mots représentatifs du vocabulaire de la poésie chinoise classique[13]. La deuxième partie, intitulée « La recherche du paysage » (Sansui no tankyû 山水の探求), est présentée de la façon suivante dans la préface (p. ii) : « En centrant l’examen sur shan et shui, on classe ici le vocabulaire poétique relatif au paysage naturel (shizen no fûkei 自然の風景). Shan et shui sont souvent chantés en rapport l’un à l’autre dans la poésie chinoise classique, où, comme symboles du monde, ils ont une grande importance sémantique ». Cette partie étudie entre autres les trois mots shanshui, shanchuan 山川, et shanhe  山河. Ces trois mots sont composés chacun de deux sinogrammes. Leur premier élément, shan, est identique et signifie « montagne ». Leur second élément varie, mais aussi bien shui que chuan et he sont synonymes dans le sens de « cours d’eau ». Ils ont respectivement les sens suivants, selon le Grand Ricci, dictionnaire de la langue chinoise[14]  :
-       shui : eau, aquatique, liquide, jus, cours d’eau, rivière, fleuve, source, étang, lac, mer, inondation, crue ; et divers sens dérivés symboliquement, tel celui de la planète Mercure.
-       chuan : rivière, grand cours d’eau, fleuve, rivière encaissée, torrent, plaine, plateau, continu, incessant, faire cuire dans l’eau bouillante.
-       he : rivière, fleuve, cours d’eau, Voie lactée, bouche.
Quant aux trois composés shanshui, shanchuan et shanhe, le Ricci les définit comme suit :
-       shanshui : monts et cours d’eau, torrent de montagne, paysage.
-       shanchuan : monts et cours d’eau, pays.
-       shanhe : monts et cours d’eau, configuration du pays, pays, paysage, éloigné, distant, gravité immobile (de la montagne) et majesté ample (d’un fleuve) : attitude digne et solennelle.
            Intitulée donc Shanshui, shanchuan, shanhe, la partie qui nous concerne le plus directement, rédigée par Katô Bin, commence par noter que, dans la poésie classique, shanshui signifie « soit les montagnes et les rivières, soit l’aspect d’une nature composée de montagnes et de rivières » (p. 75). C’est un mot qui « exprime que la nature est l’objet d’une jouissance esthétique » (p. 76). Katô se penche ensuite sur les connotations respectives de shanshui, shanchuan et shanhe. Chuan est plus concret que shui, qui dans ce contexte recouvre indifféremment les cours d’eau et les lacs.
            Pendant très longtemps, shan et shui apparaissent séparément. C’est le cas dans un passage fameux des Entretiens de Confucius (551-479) où il est dit que « Le sage savoure la rivière, le bienveillant se délecte de la montagne[15] (Zhizhe le shui, renzhe le shan 知者楽水、仁者楽山) ». Les spécialistes s’accordent à dire qu’il ne s’agit pas ici de paysage. Pour Escande, qui traduit « L’homme bienveillant prend plaisir dans la montagne (shan), l’homme sage prend plaisir dans l’eau (shui)[16] », « ce qui compte n’est pas le shan et le shui en tant que tels, mais la bienveillance et la sagesse, dont montagne et eau sont des métaphores[17] ».  Selon Donald Holzman, qui rend la phrase en question par « Those who are intelligent love water, those who are good love the mountains », les gloses voient ici le plus souvent « water for the symbol of ceaseless activity, the mountains, for stability and solidity[18] ». Katô fait quant à lui le commentaire suivant : « La glose tient que le sage voit dans les changements incessants de l’eau courante la libre configuration de la connaissance qui se manifeste, tandis que le bienveillant voit dans l’aspect de la montagne, dont la stabilité abrite mille choses, l’apparition de la bienveillance ; toujours est-il que shan  et shui sont là déjà considérés dans leur contraste ».
            C’est cette relation contrastive de shan et shui qui ordonne le propos de Katô. Il en analyse diverses occurrences à l’époque des Royaumes Combattants (-475/-221). Celles où shan et shui sont accolés en un seul mot se comptent sur les doigts de la main. L’une des plus significatives se trouve dans Mozi (ou Mo Di, c.-468/c.-376) : « Il y a des génies du ciel, comme il y a des génies et des esprits des monts et des eaux (shanshui guishen  山水鬼神)[19] ». Katô juge qu’ici, le mot shanshui signifie d’un côté les montagnes, de l’autre les eaux dans le double sens de rivières et de lacs. Toutefois, le texte en question employant huit fois la locution shanshui guishen, celle-ci à n’en pas douter forme une unité sémantique, où le déterminant est shanshui, le déterminé guishen. Ainsi, la question porte sur les diverses catégories de génies, plutôt que sur l’environnement. Celui-ci n’est pas considéré pour lui-même (et encore moins comme paysage), mais en tant que demeure de ces génies.
            Or, les génies en question ne sont rien moins qu’hospitaliers. L’expression qui les désigne traditionnellement dans la langue chinoise, chimei wangliang  魑魅魍魎 [20], a fini par prendre le sens figuré de « homme méchant, diabolique ». Les chimei, qui hantent les montagnes, les forêts et les marais, sont des quadrupèdes à face humaine, qui tourmentent les gens. Le chi ressemble à un tigre et affectionne les monts, le mei affectionne les vaux et ressemble à un sanglier. Quant aux wangliang, qui peuvent se présenter sous l’apparence d’un enfant de trois ans aux longues oreilles et aux yeux rouges, ils trompent les humains en imitant leur voix, et ont pour habitat tous les lieux sauvages, les eaux, les rochers ou les arbres.
            Ces remarques[21] rejoignent une étude classique de Paul Demiéville, « La montagne dans l’art littéraire chinois[22] », dont le sens général est que, jusqu’au grand retournement dont nous parlerons plus loin, la montagne, ses forêts et ses torrents ont été le domaine de la peur, d’une peur plus intense que celle qui transparaît dans la mythologie gréco-romaine. Nous n’imaginons pas la nymphe Écho sous les traits d’un wangliang, et pourtant, elle en est le strict homologue… 

4. Destin des eaux de la montagne
 Toujours est-il que, pour longtemps encore, shan et shui se rencontrent ordinairement comme des mots séparés, quel que soit leur rapport sémantique : « quant à savoir si celui-ci a favorisé leur composition en un vocable tel que shanshui, le fait est que, plutôt que shanshui, c’est shanchuan qui est communément employé[23] ». Effectivement, jusqu’aux Qin (-221/-207), shanshui reste très rare. Analysant ses occurrences, Katô juge que le mot signifie alors « les eaux de la montagne (yama no mizu 山の水), sens qui par la suite restera au cœur sémantique du shanshui[24] ». 
            Sous les Han (-206/220), les Trois Royaumes (220/265) et jusqu’au début des Six Dynasties, shanshui reste d’usage peu fréquent, et dans la majorité des cas il a ce sens : « les eaux de la montagne ». Katô remarque en outre qu’il n’est pas employé dans la poésie, preuve qu’il n’a pas de connotation esthétique. C’est en général dans le vocabulaire des ingénieurs qu’on le rencontre, domaine où il désigne clairement les torrents, issus de la montagne, dont il s’agit de tempérer les violences ou d’utiliser l’eau pour l’irrigation.
            En poésie, la première occurrence de shanshui est due à Zuo Si (c. 250 - c. 305), qui vivait sous les Jin de l’Ouest[25]. Le mot se trouve dans le premier de ses Deux poèmes de l’invitation faite à l’ermite (Zhao yinzhe er shou 招隠者二首). Pareil thème est classique dans la poésie chinoise : un mandarin, qui a choisi de se retirer loin de la ville et du pouvoir, est prié par celui-ci de revenir, car ses grandes vertus sont nécessaires au royaume. C’est pour Zuo Si l’occasion de décrire le lieu de cette retraite en pleine nature. On trouve là ces deux vers :

非必糸与竹   Fei bi si yu zhu               Pas besoin de fil ni de bambou[26]
山水有清音  Shanshui you qing yin      Les eaux de la montagne ont un son pur         
  
où, manifestement, shanshui désigne un torrent montagnard, mais où aussi, non moins manifestement, ce mot est chargé d’une valeur esthétique positive, de même que tout l’environnement décrit par le reste du poème.
            C’est là une révolution par rapport aux terreurs qu’inspirait traditionnellement le domaine montagneux. Nous sommes là toutefois encore dans un stade transitoire, où jouissance du paysage montagnard il y a, mais pas encore de mot pour dire une telle chose. Or, les deux poèmes en question eurent un grand succès, particulièrement les deux vers ci-dessus. En ces temps où les poèmes se chantaient vraiment, toute lèvre cultivée les fredonnait. Au cours des quelques décennies qui suivent, shanshui va cristalliser cette faveur, processus au terme duquel le mot acquiert un sens nouveau – celui de paysage :

D’avoir été employé dans ce poème, shanshui va peu à peu prendre un sens exprimant esthétiquement la scènerie sensible[27] de la nature, composée de montagnes et de rivières, et empreinte de pureté[28]

            C’est incontestablement chose faite en 353, où parmi les poèmes composés au Pavillon des orchidées figurent  des distiques[29] tels que celui-ci, de Wang Huizhi :

            散懐山水         San huai shanshui                      Distrayant mon cœur dans le paysage
            蕭然忘羈         Xiaoran wang ji             À moi-même absent, j’oublie mon licou[30]

ou celui-ci, de Sun Tong :

            地主観山水     Dizhu guan shanshui       Le maître de céans scrute le paysage
            仰尋幽人踪     Yang xun you ren zong     Vers les hauteurs cherchant traces d’anachorètes[31]

            On voit là que désormais, shanshui signifie clairement « paysage ». Si toutefois s’est estompé le sens que le mot avait précédemment, « les eaux de la montagne », celui-ci n’a pas disparu, car d’une part, comme on l’a noté plus haut, shanshui ne désigne pas n’importe quel paysage mais un paysage de montagnes et d’eaux ; et d’autre part, le mot continue d’évoquer la pureté des eaux de la montagne : il garde des vertus lustrales, ce que l’on entrevoit du reste dans le poème de Wang Huizhi. Le shanshui, c’est bien ce qui lave des « poussières » du monde, chen  , lesquelles – comme du reste en Occident – sont, entre toutes, incarnées par la ville.

*

            À partir de la Chine du Sud, shanshui va dans les siècles ultérieurs se diffuser dans toute l’Asie orientale, porté par la puissance du sinogramme et par les rouleaux de la peinture chinoise. C’est ce paysage-là qui, dans cette partie du monde, a déterminé l’art des jardins, avant de gagner l’Europe au XVIIIe siècle par l’intermédiaire des Jésuites. Il y aura non seulement inspiré ce qu’on appela en France le « jardin anglo-chinois » (qui est pour les Anglais, cela va de soi, the English garden), mais, au-delà, confluant avec le mythe arcadien, marqué la « maison délicieuse » qu’encense l’abbé Laugier dans son Essai sur l’architecture[32]. Celle-ci, petite-fille de l’ermitage mandarinal, traduite en formes arcadiennes et voguant plus tard sur le courant fordien, devait finir par engendrer l’urbain diffus, cet habitat devenu paradigmatique dans les pays riches au troisième tiers du siècle dernier[33]. Née de la poésie lettrée bien plus que des campagnes, ce n’était pourtant, au fond, qu’une fabrique de jardin chinois… et rien n’est moins sûr que cette maison délicieuse blottie au sein du paysage, idéal que l’histoire a mûri de l’Extrême-Orient jusqu’au Far West, ne soit pas, en fin de bilan écologique, un bien vilain tour joué aux humains par les génies trompeurs des eaux de la montagne. 

Palaiseau, 8 juillet  2012.
           
[1] Sur cet embrayage entre évolution et histoire, v. mon article « Les travaux et les jours. Histoire naturelle et histoire humaine », L’espace géographique, tome XXXVIII, n°1, 2009, p. 73-82.
[2] Je survole ici des questions que j’ai détaillées dans divers ouvrages, tels Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000,  La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008, et Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[3] Yolaine ESCANDE, Montagnes et eaux. La culture du shanshui, Paris, Hermann, 2005.
[4] En p. IV de couverture.
[5] Nicole VANDIER-NICOLAS, Esthétique et peinture de paysage en Chine (des origines aux Song), Paris, Klincksieck, 1982, p. 64.
[6] Escande, op. cit., p. 16.
[7] Ibid.
[8] Citons ce jugement d’un professionnel, Pascal Aubry : « En tant que paysagiste, je dois dire qu’en ce mois d’octobre 2006, le paysage urbain n’existe pas encore… », entrée « paysage urbain » (p. 79 sq) dans Augustin BERQUE, dir., Mouvance II. Soixante-dix mots pour le paysage, Paris, Éditions de la Villette, 2006.
[9] Lequel étant que, avant que l’urbanisme moderne n’entreprenne de la décomposer, la ville a été ce qui s’oppose à la nature (notion née en ville et en fonction de la ville, au VIe s. av. J.-C.), tandis que le paysage (et a fortiori le shanshui) incarne la nature. Sur ce thème, v. Histoire de l’habitat idéal, op. cit.
[10] Op. cit., p. 70.
[11] La dynastie Jin ayant été obligée d’abandonner la Chine du Nord aux Barbares et s’étant réfugiée au sud du fleuve Bleu en 317, les élites l’y suivirent. La Chine du Sud est beaucoup plus riche en paysages de montagnes et d’eaux que la grande plaine de Chine du Nord.
[12] GOTÔ Akinobu et MATSUMOTO Hajime, dir., Shigo no imêji. Tôshi wo yomu tame ni (Les images des mots poétiques. Pour lire la poésie Tang),Tokyo, Tôhô shoten, 2000. NB : dans tout le présent article, les noms chinois et japonais sont donnés dans leur ordre normal, patronyme avant le prénom.
[13] Dite en japonais tôshi , « poésie Tang », la dynastie Tang (618-907) étant considérée comme l’âge d’or de la poésie chinoise classique ; mais en fait, tôshi est généralement synonyme de « poésie chinoise classique », kanshi (« poésie Han »).
[14] Je simplifie quelque peu, en particulier à propos de shui qui a dans le Ricci vingt définitions principales, sans compter les connexes.
[15] Traduction donnée par le Ricci à l’entrée 知者楽水、仁者楽山 (chih che le shui, jen che le shan), et suivie de ce commentaire : « le sage se reconnaît dans l’eau qui se diffuse et le bienveillant dans la montagne qui s’érige : le sage aime le mouvement et le bienveillant la tranquillité ». Juste avant, à l’entrée chih che le shui, le même Ricci donne : « Le sage trouve son plaisir à regarder l’eau : le sage aime à appréhender les choses de la vie telle l’eau qui coule sans retenue ».  
[16] Escande, op. cit. p. 37. Katô pour sa part traduit (p. 76) « 知者、仁者Chisha wa mizu wo konomi, jinsha wa yama wo konomu ».
[17] Op. cit., p. 37.
[18] Donald HOLZMAN, Landscape appreciation in ancient and early medieval China : the birth of landscape poetry, Hsin-chu, National Tsing Hua University, 1996, p. 28 sq.
[19] Cité par Katô, p. 77.
[20] Selon le Ricci : « Génies des montagnes, des forêts (ou marais) et des eaux : génies malfaisants, mauvais esprits ».
[21] Que j’extrais de divers dictionnaires (le Ricci, le Kôjien et le Daijigen). En japonais, chimei wangliang se lit chimi môryô.
[22] Initialement publiée dans France-Asie, CLXXXIII (1965), p. 7-32, et reprises dans Paul DEMIÉVILLE, Choix d’études sinologiques (1921-1970), Leiden, Brill, 1973, p. 390-406.
[23] Katô, op. cit. p. 77.
[24] Ibid.
[25] Cette dynastie qui réunifia l’empire en 265 fut obligée de se réfugier en 317 au sud du fleuve Bleu, chassée du Nord par les Barbares. Elle établit sa nouvelle capitale à Jiankang (Nankin), qui est plus à l’est que Luoyang, l’ancienne capitale. On distingue ainsi les Jin de l’Ouest (265/316) des Jin de l’Est (317/420). 
[26] C’est-à-dire d’instruments de musique, dont ce sont là les matériaux. Le poème est reproduit par Katô p. 79 sq.
[27] En japonais jôkei 情景, que le Kenkyûsha rend ainsi : « 1. a scene, a sight. 2. nature and sentiment ». C’est le chinois qingjing, que le Ricci traduit : « 1. état des choses, situation, circonstances. 2. impression, disposition, état d’âme ». Escande (op. cit., p. 161) définit ce terme comme la « dimension émotionnelle » du paysage. J’ai choisi « scènerie sensible », jing (scène visible, scènerie) étant dans ce mot déterminé par qing, « sentiment, émotion ». Il s’agit autant d’un état d’âme que d’un environnement.
[28] Katô, p. 81.
[29] Composer de tels distiques était un jeu accompagnant les banquets comme celui de Lanting : dans un vaste jardin où était aménagé un ruisseau, on lâchait en amont une coupe de vin flottant au fil de l’eau, et chaque convive, placé au bord du ruisseau, devait tour à tour composer un distique avant que la coupe ne l’atteigne, et qu’il ne la boive. Comme plaisir de l’eau (et du vin), nulle civilisation n’a sans doute imaginé divertissement plus raffiné ! Le recueil en question était introduit par un texte de Wang Xizhi, la Préface du Pavillon des orchidées (Lanting xu 蘭亭序), dont la calligraphie est tenue en Chine pour le chef-d’œuvre de tous les temps (il n’en reste plus que des copies).
[30] C’est-à-dire les obligations mondaines, que l’on est censé avoir rejetées lorsqu’on se veut ermite (mais ces distiques, de même que l’érémitisme en question,  sont à l’époque eux-mêmes un jeu de très bonne société).
[31] Dans la tradition chinoise, l’ermite ayant suivi l’ascèse idoine accède à l’immortalité du xianren 仙人, mais du coup il devient invisible, confondu avec la montagne elle-même. Les deux poèmes sont cités par Katô p. 81 sq.
[32] L’expression est employée à propos des fabriques du Yuanmingyuan (le Jardin de la clarté parfaite) décrites dans une lettre fameuse du père Attiret, commentée dans Marc-Antoine LAUGIER, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753, p. 281 sqq.  
[33] Sur cette généalogie, v. Histoire de l’habitat idéal, op. cit.