mercredi 25 juin 2014

Mésologie, de milieu en art

Taxus baccata Didier Rousseau Navarre
Taxus baccata. 1996 Bois polychrome.
(CC) Didier Rousseau Navarre
Conférence inaugurale, Musée de Sartène,
12 juin – 14 septembre 2014
Mésologie, de milieu en art

Augustin Berque

1. Qu’est-ce que la mésologie ?

Le mot mésologie vient du grec mesos, « au milieu, médian », et logia, « théorie », de logos, « discours ». Cela veut donc dire « théorie des milieux ». Comme le rapporte le philosophe des sciences Georges Canguilhem (1904-1995), ce mot a été publiquement proposé le 7 juin 1848, à la séance inaugurale de la Société de biologie, par un jeune médecin disciple d’Auguste Comte, Charles Robin (1821-1885) :

 
Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi.  Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours des tâches de la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme demésologie[1].


            Si j’ai pour ma part initialement utilisé ce terme, en 1985, c’était  pour traduire ce que le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960) nomma fûdogaku 風土学 ou fûdoron 風土論dans un ouvrage publié en 1935, Fûdo. Cet ouvrage, rencontré pour la première fois en 1969, a été pour moi séminal, et j’ai du reste fini par le traduire en français[2]. Je dois cependant rectifier une erreur, que j’ai soutenue pendant plus d’un quart de siècle, concernant l’origine de ce terme de mésologie[3]. En effet, j’en ai longtemps attribué l’invention à un autre médecin, lui-même disciple de Comte et vieille connaissance de Robin, Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), qui lui donna un lustre certain comme en témoignent les développements qu’y consacre la première édition (1866-1876) du Grand dictionnaire universel du XIXsiècle de Pierre Larousse, où j’avais découvert le terme.

            Donc, rendons à Charles Robin (1821-1885) ce qui lui est dû par l’histoire des sciences. Il reste plus connu pour avoir rédigé, avec Émile Littré, un Dictionnaire de Médecine qui s’est imposé à partir de 1873 ; ainsi que pour s’être opposé en 1872, au nom du positivisme, à l’élection de Darwin à l’Académie des sciences en ces termes : « Le darwinisme est une fiction, une accumulation poétique de probabilités sans preuves et d’explications séduisantes sans démonstration »[4]. Effectivement, avec la théorie de l’évolution, et du reste comme Darwin lui-même le reconnaissait, il est clair que la biologie avait quitté le domaine des sciences expérimentales pour entrer dans celui des sciences historiques... Quoi qu’il en soit, Robin et Bertillon définissaient la mésologie comme « science du milieu », à savoir l’étude des réactions réciproques de l’organisme et de son environnement. Dans un esprit positiviste hérité d’Auguste Comte, ils prenaient en considération non seulement les agents physiques, mais également ce que nous appellerions aujourd’hui la culture : les rapports sociaux, l’éducation, les lois, les mœurs – toutes influences qui, à leur tour, sont en partie soumises aux conditionnements du milieu physique. D’où l’extrême complexité de la mésologie humaine, comme Bertillon l’appelait.
            Avant d’être repris dans le sens que l’on va voir, le terme de mésologie a presque disparu de la langue française. Il ne figure plus dans le Petit Larousse, alors qu’on le trouvait dans la première édition (1906) avec la définition suivante : « Partie de la biologie qui traite des rapports des milieux et des organismes ». Il est intéressant de suivre, dans les éditions successives du Dictionnaire encyclopédique Larousse, la disparition progressive de Bertillon, de sa théorie, et le dépérissement inexorable de l’entrée « mésologie ». Le terme est aujourd’hui absent de la plupart des dictionnaires.
            D’où vient cet oubli ? De ce que la mésologie n’avait pas les moyens, ni conceptuels ni méthodologiques, de couvrir le champ trop vaste qu’elle s’était donné – champ dont on pourrait dire aujourd’hui qu’il s’est écartelé entre la médecine, les sciences humaines et les sciences de la nature. Elle n’a pu, en particulier, résister à l’essor de l’écologie, plus tard venue, mais dont le champ était d’emblée mieux défini, parce que plus restreint. Le biologiste Ernst Haeckel (1834-1919), qui créa le terme Ökologie en 1866, l’ancra délibérément dans les sciences naturelles. Certes, l’écologie a plus tard largement débordé sur les sciences humaines (notamment avec l’écologie urbaine de l’école de Chicago, dont le champ se confond avec celui de la sociologie), mais elle a continué jusqu’à nos jours a être solidement centrée sur les interactions du vivant avec son milieu ; interactions qu’elle étudie avec les méthodes classiques des sciences de la nature, c’est-à-dire par la mesure de flux quantifiables. Elle a gardé ce noyau scientifique même si aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le mot « écologie » évoque d’abord un courant politique, dont la montée a répondu à celle des problèmes environnementaux depuis les années 1960.
            Telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui, la mésologie diffère de la conception de Robin et de Bertillon, comme de l’écologie, sur un point capital : l’introduction d’une perspective phénoménologique et herméneutique, laquelle fait de la subjectité (selfhood) du vivant, et plus particulièrement de l’humain, la condition de l’existence des milieux. Cette conception s’est instaurée dans l’entre-deux-guerres, à la fois – mais indépendamment – dans le domaine des sciences de la nature et dans celui des sciences humaines. Elle est, également, contemporaine de la double remise en cause du paradigme moderne en physique, par la cosmologie einsteinienne d’une part, la mécanique quantique de l’autre, tandis que de leur côté les mathématiques et la logique, avec les théorèmes de Gödel, prouvaient qu’un système de propositions ne peut établir sa consistance que par référence à l’extérieur de lui-même. Ainsi, de toutes parts, était remis en cause le postulat de l’en-soi (autrement dit l’absolutisation de la substance) qui a permis le dualisme du paradigme moderne. Il apparaissait désormais que l’en-soi et le pour-soi s’établissent en fonction l’un de l’autre.
            La mésologie participe de ce changement de paradigme. Ses deux fondateurs sont d’une part le naturaliste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944)[5], de l’autre le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960 ; le patronyme est Watsuji)[6]. Chacun de son côté a établi une distinction radicale entre le donné environnemental objectif – ce qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境 – d’une part, d’autre part le milieu – qu’Uexküll appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土. Toutefois, leurs perspectives ne se situent pas au même niveau. Uexküll, même s’il s’occupe essentiellement des animaux (il est un des pères de l’éthologie), prend en compte le vivant en général, au niveau des différentes espèces, ce qui comprend aussi l’espèce humaine, tandis que Watsuji considère exclusivement l’humain, au niveau des différentes cultures et non point de l’espèce Homo sapiens.
            Cette homologie entre niveaux ontologiques différents montre que le même principe est à l’œuvre aussi bien dans le vivant que dans la culture ; à savoir que le milieu est fonction d’un sujet, qui interprète celui-ci à la fois passivement et activement, et en fait ainsi autre chose que l’en-soi d’un objet. Uexküll a donc fondé ce qu’il nomme Umweltlehre (mésologie) sur une théorie de l’interprétation, qu’il nomme Bedeutungslehre, « étude de la signification ». Un même objet sera interprété différemment par des espèces différentes. Pour Uexküll, un animal ne peut donc pas entrer en relation avec un objet comme tel ; ce avec quoi il a concrètement affaire – ce qui existe pour lui –, c’est la réalité qui résulte de cette interprétation.
             De son côté, Watsuji a introduit le concept de fûdosei 風土性, qu’il définit comme le « moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) ; à savoir comme le couplage dynamique, chez l’humain (ningen 人間), entre une dimension individuelle (le hito ) et une dimension collective (l’aida ). C’est à travers cet entrelien que s’établit la relation avec les choses de l’environnement, ce qui en fait un milieu humain (fûdo風土). Me fondant sur cette définition, j’ai traduit le concept de fûdosei par médiance, à partir du latin medietas, qui signifie « moitié ». Cela signifie que l’être humain, dans son unité, comporte deux « moitiés » complémentaires, l’une qui est l’individu, l’autre qui est son milieu. C’est cette complémentarité qu’étudie la mésologie, aussi bien au sens d’Umweltlehre (étude des milieux vivants) que de fûdogaku (étude des milieux humains).


2. Qu’est-ce qu’un milieu pour la mésologie ?

C’est dire que, pour la mésologie, le milieu (l’Umwelt d’Uexküll) n’est pas un donné objectif universel (l’Umgebung d’Uexküll), comme l’environnement l’est pour l’écologie, du moins en principe – le principe qui fait que celle-ci est une science de la nature conforme au paradigme moderne classique, i.e. celui qui repose sur le dualisme sujet-objet. Issu du décentrement copernicien, ce paradigme postule un « point de vue de nulle part », abstrait, et qui est censé être celui de l’objectivité scientifique. La mésologie en revanche prend en compte le fait qu’un milieu concret étant nécessairement centré sur la subjectité (selfhood) d’un vivant quelconque – espèce ou individu –, il est propre à ce sujet, donc singulier et non point universel. Dans un environnement identique, le milieu d’une certaine espèce n’est pas celui de telle autre espèce, et celui d’une certaine culture n’est pas celui d’une autre culture.
            Ainsi, le milieu suppose le sujet, qui suppose le milieu. Il y a entre les deux termes non point l’altérité radicale que le dualisme postule abstraitement entre le subjectif et l’objectif, mais une élaboration concrète et réciproque, laquelle s’effectue progressivement au cours de l’évolution et de l’histoire. Ni le sujet, ni le milieu n’existent en soi : le sujet suppose le milieu pour devenir sujet, le milieu suppose le sujet pour devenir milieu.
            L’ancêtre de cette conception, en Occident, se trouve chez Platon, dans le Timée, à propos du rapport entre la chôra (χώρα) et la genesis (γένεσις)[7]. La genesis, c’est l’être relatif, toujours à naître (genesis veut dire « naissance ») et donc toujours en devenir, qui n’est que le reflet de l’être absolu, l’idea (ἰδέα) ou eidos (εἶδος), lequel existe en soi, toujours pareil à lui-même et transcendant l’espace et le temps (c’est ce que, depuis Parménide, exprime ontologiquement le principe d’identité : A est A, l’être est l’être). La genesis, au contraire, ne peut pas exister sans la chôra, qui est son milieu ; et réciproquement : il n’y a pas de chôra en soi, mais toujours par rapport à la genesis. Elles se supposent donc réciproquement, étant à la fois l’empreinte et la matrice l’une de l’autre. Or si, pour Platon, la genesis tient son être de l’être absolu dont elle est le reflet, d’où la chôra tient-elle le sien ? Le Timée n’en donne pas la réponse. Ni idea ni genesis, la chôra est d’un « troisième et autre genre », triton allo genos, que Platon renonce à définir. En effet, son rationalisme cale devant ce genre médian, ni A ni non A, mais aussi à la fois A et non-A, une chose (empreinte) et son contraire (matrice). En d’autres termes, cela relève de ce que les logiciens ont appelé le tiers exclu, et que la raison occidentale, avant même Aristote, a refusé d’admettre pendant plus de deux mille ans, jusqu’à ce que la mécanique quantique prouve expérimentalement qu’une même particule peut être à la fois A et non-A, onde et corpuscule, ou se trouver à la fois en un lieu A et en un lieu non-A.
            En revanche, en Orient, ce troisième genre a bel et bien été pris en compte explicitement dans ce que l’on appelle le tétralemme (le terme est connu mais rejeté par Aristote), en sanskrit catuşkoţi, en chinois siju 四句ou siju fenbie 四句分別. C’est un raisonnement en quatre propositions, ou quatre lemmes, qu’on présente habituellement dans l’ordre suivant : 1. affirmation (A) ; 2. négation (non-A) ; 3. biaffirmation (à la fois A et non-A) ; 4. binégation (ni A, ni non-A). Le philosophe japonais Yamauchi Tokuryû (1890-1982) a montré cependant que, dans un tel ordre, le tétralemme ne mène à rien[8]. C’est un bouclage indéfiniment répété, sans aucun développement de la pensée. Pour lui, c’est la binégation qui est décisive. Elle doit donc occuper la position nodale du 3e lemme, qui rend possible le 4(désormais la biaffirmation). C’est à la lettre l’ouverture, le point de départ du bouddhisme du Grand Véhicule, dont Nāgārjuna fut le fondateur, au IIIsiècle de notre ère.
            Selon le principe du tiers exclu, le tétralemme est une absurdité. Ni le 3e, ni le 4e lemme ne sont possibles. Il faut pourtant nous y faire, tant parce que la physique quantique, depuis maintenant près d’un siècle, nous oblige à en admettre la réalité, que parce que le 4e lemme, ou syllemme (à la fois A et non-A), n’est autre, en particulier, que le principe de la symbolicité, dans laquelle une chose est toujours en même temps autre chose. Or il n’y a pas de milieu humain qui ne soit fondé sur la symbolicité – de pair avec la technique et l’écologie – , notamment celle du langage.
            Sur ces bases, la pensée orientale a développé des concepts tels que la co-suscitation (sanskrit pratītya samutpāda, terme habituellement traduit par« coproduction conditionnée[9] », chinois yuanqi 縁起) ou la coattente (sanskrit apekṣa, idée de prendre en compte, chinois xiangdai相待, « attente mutuelle ») [10].  Ces deux concepts expriment à peu près la même idée, à savoir  que les choses se supposent réciproquement, s’attendent et se suscitent les unes les autres pour devenir ce qu’elles sont.
            Or ces concepts expriment  fort bien le rapport entre milieu et sujet qui est le principe central de la mésologie. En réalité, de nombreux auteurs occidentaux ont professé des thèses voisines, mais sans aucune référence consciente à la pensée orientale ni à la mésologie. C’est notamment le cas de l’interprétation qu’André Leroi-Gourhan a faite de l’émergence de l’espèce humaine dans le Geste et la parole[11] : anthropisation de l’environnement par la technique, humanisation de l’environnement par le symbole, et hominisation du corps animal par effet en retour. Corrélativement, tout en ignorant Watsuji et le concept de médiance, la complémentarité que Leroi-Gourhan a mise en lumière entre ce qu’il appelle corps animal et corps social (ce dernier composé de systèmes techniques et symboliques extériorisés et développés à partir des fonctions initiales du corps animal) revient exactement à ce que Watsuji appelle le « moment structurel de l’existence humaine », autrement dit la médiance.
            Tout en suivant expressément la thèse de Leroi-Gourhan, plutôt que de corps « social », techno-symbolique, la mésologie quant à elle parle decorps médial, éco-techno-symbolique ; ce qui n’est autre que le milieu du sujet humain. En effet, ni la technique ni le symbole ne sont transcendants par rapport à l’environnement terrestre. Ils le supposent nécessairement, et avec lui ses écosystèmes, que par ailleurs ils ne cessent d’élaborer en milieux proprement humains, dont l’ensemble forme l’écoumène. Cependant, pas plus que le milieu ne se réduit à l’environnement, l’écoumène ne se réduit à la biosphère. Entre environnement et milieu, comme entre biosphère et écoumène, il y a émergence ontologique, du fait de la technique et du symbole –autrement dit, du fait de l’art.
             

3. Milieu et œuvre d’art, œuvre d’art et milieu

Le premier en Occident à avoir tiré les principes ontologiques et esquissé les principes logiques entraînés par les découvertes d’Uexküll est Martin Heidegger, dans son cours de 1929-1930[12]. Sans se placer ouvertement dans la perspective de la mésologie (Umweltlehre), il y développe le concept d’« en-tant-que » (als), qui fait le lien entre le donné objectif de l’environnement (en somme l’Umgebung d’Uexküll) et le monde ambiant, ou le milieu, tel qu’il existe concrètement tant pour l’animal, qui est « pauvre en monde » (Weltarm), que pour l’être existentiel de l’humain (le Dasein), qui est « formateur de monde » (Weltbildend). En somme, l’environnement existe en tant que milieu ou monde ambiant.

            Heidegger n’a pas tiré au clair la logique en question. Cela n’est en réalité possible que si l’on se réfère à ce que le philosophe japonais Nishida Kitarô (1870-1945), vers la même époque, a nommé « logique du lieu (basho no ronri 場所の論理) ou « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理)[13], et qui culbutait la logique aristotélicienne, laquelle est une logique de l’identité du sujet (« sujet » au sens logique, i.e. ce dont il s’agit). Pour Nishida, le monde n’est pas substantiel, c’est un prédicat : le « monde prédicatif » (jutsugo sekai 述語世界). De quel sujet est-il donc le prédicat ?  Sur ce point, la philosophie de Nishida verse dans un mysticisme directement issu de la religion bouddhique, et en particulier du zen. Pour lui, en effet, le monde est en fin de compte un néant absolu (zettai mu 絶対無), qui en se niant soi-même engendre l’être, donc le sujet substantiel.

            Pour la mésologie en revanche[14], si le monde est bien prédicatif, il est très concrètement le prédicat d’un sujet qui est la Terre, ou la nature. Il est l’ensemble des en-tant-que selon lesquels la Terre existe pour nous, et qui peuvent se ramener à quatre grandes catégories prédicatives : des ressources, des contraintes, des risques et des agréments. C’est sous ce rapport, à savoir globalement selon l’en-tant-que écouménal, qu’advient ce qui est pour nous la réalité, et qui n’est autre que le déploiement de la Terre en tant que monde humain.
            Ce processus, la trajection, peut se résumer par une formule qui est analogue à une prédication en logique (i.e. « S est P », où S est le sujet dont il s’agit, et P un certain prédicat énoncé à propos de ce sujet) : r = S/P ; ce qui se lit : « la réalité (r), c’est la Terre (le sujet S) en tant que monde (le prédicatP) ». Si toutefois la trajection est analogue à une prédication, elle est fort loin de s’y réduire ; car la prédication n’est qu’une simple opération verbale, alors que la trajection est une saisie globale de la Terre ou de la nature par les sens, par l’action, par la pensée et par le langage. Or si le langage verbal est le propre de l’homme, les sens et l’action concernent le vivant dans son ensemble. En ce sens, la trajection peut être considérée comme l’œuvre générale de la vie sur la Terre, instanciée dans l’évolution des espèces et de leurs divers milieux, ainsi que, plus particulièrement, dans l’histoire humaine et dans l’écoumène.
            Heidegger a sans doute pressenti ce rapport, en particulier dans L’Origine de l’œuvre d’art, mais il ne l’a pas explicité. Au contraire, il semble s’être ingénié à l’obscurcir, dans des passages tels que les suivants :
Ce vers où l'œuvre se retire, et ce qu'elle fait ressortir par ce retrait, nous l'avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende). La terre est l'afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la terre et en elle, l'homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l'œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L'œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l'ouvert d'un monde. L'œuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre[15].
et plus loin :
Monde et terre sont essentiellement différents l'un de l'autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde[16].
            Ce propos énigmatique s’éclaire grandement si on le rapproche de ce que Heidegger lui-même avait esquissé à propos de l’en-tant-que. Dans la trajection de la Terre en tant que monde, c’est-à-dire dans la réalité, ce qui apparaît, c’est le prédicat P (le monde), non pas la Terre S en elle-même. Elle est bien là, nécessairement, et continue bien de fonder le monde qui la prédique, mais du fait même de cette prédication, son en-soi ne peut apparaître. La Terre « ressort » donc bien en tant que monde, mais du même coup, son en-soi se « reprend en son propre sein ».
            En d’autres termes, la trajection de l’Umgebung en Umwelt, de l’environnement en milieu, c’est justement ce qui fait que, tant au vivant en général qu’à l’humain en particulier, l’identité propre de la Terre, ou de la nature, ne peut jamais apparaître. Son apparaître même est ce qui la dissimule. La réalité (S/P), c’est justement ce qui cache S en le faisant apparaître en tant que P. Il n’y a là aucune mystique ; c’est très exactement selon le même principe qu’en physique, l’expérience fait apparaître une particule soit en tant qu’onde, soit en tant que corpuscule, et de ce fait même dissimule son identité propre.
            Or aussi bien la réalité de l’écoumène que ce que la physique appelle « expérience » relèvent de l’œuvre humaine au sens large, c’est-à-dire de l’art. L’écoumène, c’est l’œuvre d’art la plus générale, et qui est constellée d’œuvres particulières aussi sublimes que le Parthénon sur son acropole, les vignobles de Bourgogne, le portrait de Mona Lisa ou le viaduc de Millau. L’« ouvert d’un monde » dont parle Heidegger, ce n’est pas autre chose que ce déploiement de l’écoumène à partir de la biosphère, que la vie elle-même, pour commencer, a déployée à partir de la planète Terre.
            Or si, à la différence de la mésologie, et oubliant l’étymologie aussi bien que l’art contemporain[17], l’esthétique devait renâcler à étendre ainsi le sens du mot « art », reste que c’est bien l’art, au sens étroit comme au sens large, qui ouvre les mondes à venir. L’esthétique et l’histoire de l’art elles-mêmes en ont détaillé les modalités ; ainsi, entre tous, l’essai fameux d’Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique[18], qui montrait bien comment l’art a préfiguré, bien à l’avance, ce qui allait devenir la place transcendantale que s’est arrogée le sujet moderne devant le monde, réduit à ce pur objet matériel qu’est l’étendue cartésienne. En plaçant, dès le quinzième siècle, l’œil de l’observateur hors du tableau, la peinture a accompli concrètement, par la voie de la technique et du symbole, ce que, trois siècles plus tard, et fondant ainsi ontologiquement le dualisme qui a ouvert le monde moderne, Descartes à son tour devait expliciter abstraitement : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[19].
            Cette ouverture symbolique des nouveaux mondes par l’art, n’oublions pas qu’elle n’est jamais possible qu’à partir de la Terre, autrement dit à partir de la nature. N’est-ce pas cette évidence mésologique à quoi s’est attaché l’art contemporain, plus particulièrement comme le fait Didier Rousseau-Navarre, dans l’exposition qui s’ouvre aujourd’hui, en relevant soigneusement les coordonnées géodésiques de ses œuvres ?
            Palaiseau, 21 août 2013; revu le 18 juin 2014[20].



Géographe, orientaliste et philosophe, né en 1942 à Rabat, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Derniers ouvrages parus : Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014 ; La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Nanterre, Presses de l’Université Paris Ouest, 2014. Sur la mésologie en général, on pourra consulter le site  mesologiques.fr . Courriel : berque@ehess.fr.     


[1] Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 72.
[2] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935). NB : en japonais, le patronyme (Watsuji) précède le prénom (Tetsurô).
[3] Notamment dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, qui est en somme un traité de mésologie humaine.
[4] Comme le rapporte Armand de Quatrefages dans Les émules de Darwin, Paris, Alcand, 1894 ; cité par Alain PROCHIANTZ, Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012, p. 114. Darwin fut finalement élu en 1878, quatre ans avant sa mort.
[5] Voir en particulier son Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains, Hamburg, Rohwolt, 1934), qui a été rendu par  Mondes animaux et monde humain (Paris, Denoël, 1965) et par Milieu animal et milieu humain (Paris, Payot & Rivages, 2010).
[6] V. Fûdo, op. cit.
[7] Pour plus de détails sur ces questions, v. mon article « La chôra chez Platon », p. 13-27 in Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[8] YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.
[9] Sur ce concept, v. Roger-Pol DROIT, Le silence du Bouddha, et autres questions indiennes, Paris, Hermann, 2010, p. 44 sqq.
[10] Le chinois 相待 (jp sôdai) est la traduction que le bouddhisme chinois a donnée du sanskrit apekṣa, en empruntant ce terme au Zhuangzi, qui l’utilise dans le Qiwulun 斉物論(« De la mise à plat qui rend les choses équivalentes » selon la traduction proposée par Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 111), où le terme se trouve dans le passage suivant (II, 34) : hua sheng zhi xiang dai, ruo qi bu xiang dai 之相待、若其不相待, « les oppositions discursives ne sont qu’absence d’opposition ». Autrement dit, les oppositions se nourrissent réciproquement à partir de l’absence d’opposition. En deçà de toute discrétisation introduite par le langage, gît une concrétude foncière commune, que pourra saisir une lemmique fondée sur le tétralemme, non une logique fondée sur le principe du tiers exclu. C’est une même critique radicale des prétentions du logos : si, pour l’Occident, « Au commencement était le Verbe (ho Logos) », pour l’Orient, « le Dao qui peut se dire n’est pas le Dao de toujours » (Dao ke dao fei chang Dao 道可道非常道), première phrase du Laozi.
[11] Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[12] Publié après sa mort sous le titre Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1993 (Die Grundebegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, 1983).
[13] Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit., et plus particulièrement Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[14] Les idées qui suivent sont développées dans Écoumène, op. cit., précisées en étude de cas dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident (Paris, Le Félin, 2010), et systématisées en une théorie générale de l’histoire et de l’évolution dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie (Paris, Belin, 2014).
[15] Martin HEIDEGGER, L’origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 49-50 (traduit par Wolfgang Brokmeier).
[16] Op. cit., p. 52.
[17] En latin, le sens d’ars comprend toutes les manifestations de l’habileté humaine, bien au delà de l’acception purement esthétique à laquelle la modernité a restreint le mot « art » ; acception que, du reste, l’art contemporain a fait voler en éclats. 
[18] Paris, Minuit, 1975 (Die Perspektive als symbolische Form, 1927).
[19] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 (1637), p. 38-39.
[20] Hormis les transformations dues à l’expression orale (dont cette version écrite n’est qu’une base lointaine), la même conférence a été initialement donnée à l’inauguration de l’exposition de Didier Rousseau-Navarre Mésologiques au Centre d’art CAMAC, Marnay-sur-Seine, 22 août – 22 septembre 2013.