mercredi 25 octobre 2017

Faire suivre (L'adresse du réel) / A. Berque

Reality and Reflection (Ivan Sagito: 1988, source)
Faire suivre

Compte rendu de Jocelyn Benoist L’adresse du réel Paris, Vrin, 2017, 372 p.

par Augustin Berque

            Voilà bien ce que Piaget aurait appelé un livre d’agrégé de philo. Cela consiste essentiellement à discuter un philosophe qui discute un philosophe qui… etc.,  en cercle disciplinaire. Or le thème de ce livre, c’est « le réel », et même, literatim (puisque c’en est justement le titre), « l’adresse du réel ». C’est donc annoncer – et c’est bien pour cela que j’ai souhaité lire ce livre – que l’on va nous dire où habite le réel. Serait-ce dans ledit cercle ? Voire.
            L’ouvrage, à la suite d’une préface intitulée « Dimensions du réel », comporte dix chapitres : I « Le réalisme sans la métaphysique », II « Nouveau(x) réalisme(s), III « Le réel dans tous les sens », IV « Rien que de la grammaire », V « Les frontières du réel », VI « Requiem – tintamarre – pour une phénoménologie », VII « La réalité des apparences », VIII « La perception comme intentionalité et réalité », IX « La nature poétique du sensible », et X  « Qu’est-ce qu’être réaliste en morale ? ».
            Le texte  commence et se termine par une célébration du « contexte » : « On ne peut soustraire l’être à ses contextes, puisque ceux-ci, loin de constituer un obstacle ou une limitation à l’être des choses, en sont la forme même » (Préface, p. 9) ; et au chapitre X : « Comme si, pour donner sa portée réelle à la morale ou plutôt lui donner la portée qui est toujours la sienne, et qui est réelle, il fallait être en mesure de trouver la ‘réalité morale’ quelque part en stock, comme un gisement d’entités résidant en quelque sorte à l’état naturel dans notre monde. Alors que le contour d’une telle ‘réalité’ ne se déterminera que dans les jugements moraux que nous avons à porter effectivement en contexte » (p. 365, dernière phrase du livre).
            C’est donc, manifestement, professer que « l’adresse du réel » est dans un certain rapport au contexte. Question, alors : qu’est-ce que le contexte, et où est-il ? La lecture du livre apporte non moins évidemment la réponse : il est, pour l’essentiel, textuel, et on le trouve dans des cas de figure offerts par des textes de philosophes, ou secondairement des textes littéraires. En somme, « l’adresse du réel », c’est dans des textes qu’elle se trouve.  
            Je contesterai d’autant moins la prise de position théorique de l’auteur par rapport aux « différents types de réalismes philosophiques proclamés aujourd’hui » (p. 345) que je suis profondément d’accord avec le principe qui le guide, et qui est d’insister sur la contextualité : « il n’y aura d’ontologie que contextualisée. (…) Car vouloir dresser un inventaire ‘absolu’, univoque de la réalité en oubliant qu’un tel inventaire ne peut s’établir qu’au fil des façons variées que nous avons de référer, chacune définie dans sa circonstancialité, ne serait-ce pas (…), pour ainsi dire, penser sans penser ? Ce qui est la façon la plus sûre aussi de ne pas penser la réalité, à savoir cela même qui, à chaque fois, circonstanciellement, appelle un certain type de définition » (p. 53, italiques dans le texte).
            Le problème, en revanche, c’est la conception que l’auteur se fait dudit contexte.  L’a-priori du non-agrégé de philo que je suis (car géographe et orientaliste) serait de commencer par chercher l’adresse du réel dans des réalités physiques, des réalités biologiques et des réalités anthropologiques, donc, de préférence et toujours a priori, dans des écrits de physiciens (au sens large), de biologistes (idem) et d’anthropologues (idem), pour savoir en quoi ces gens-là considèrent qu’il y a réalité matérielle, vivante ou humaine ; puis, en tant cette fois que philosophe, d’en déduire l’essentielle adresse du réel, coiffant et sous-tendant ces diverses adresses locales. By the way, je me poserais la question du lieu, laquelle occupe toute une province de la philosophie – de la χώρα (chôra) platonicienne au 場所 (basho) nishidien, sans parler (puisque cela ne se fait plus) du heideggérien da (là). Car, après tout, quand on parle d’ex-sistentia (existence), ce « se-tenir-hors-de » qui serait propre aux êtres réels, n’est-ce pas, d’abord, une question de lieu, voire de milieu : hors de quoi, et où ?
            Mais de tels a-priori sont en deçà du propos de l’auteur. L’adresse du réel, pour lui, ce n’est pas une vulgaire question de milieu, c’est bien celle du contexte dans des textes estampillables « philo » ; à savoir, dans l’ordre (pour s’en tenir aux ouvrages principalement discutés) : Sinn und Existenz (Sens et existence, 2016), de Markus Gabriel, qui est évoqué dès la préface et de nouveau dans plusieurs chapitres ; Après la finitude, de Quentin Meillassoux (2006), Grundlagen der Arithmetik (Fondements de l’arithmétique, 1884), de Gottlob Frege ; la Métaphysique d’Aristote (Θ) ; Manifeste du nouveau réalisme (2016), de Maurizio Ferraris ; Philosophische Untersuchungen (Recherches philosophiques, 1953), de Ludwig Wittgenstein ; Idées directrices pour une phénoménologie, d’Edmund Husserl (1950) ; Phénoménologie de la perception, de Maurice Merleau-Ponty (1945) ; etc.
            On remarquera que, dans aucun de ces titres, ne figurent les mots « réel » ou « réalité » (à la rigueur, il y est question de « réalisme » en philosophie). A priori, là n’est donc pas leur objet premier. Pourtant, il se trouverait bien des écrits estampillables « philo » qui, tel Procès et réalité (Process and reality, 1929) de Whitehead, L’a-préhension du réel. La physique en questions, d’André Coret (1997), et bien d’autres encore, qui en posent explicitement la question ; mais ce livre n’en a cure.
            Il se trouve plus encore des livres qui, du point de vue même de la physique (au sens large), de la biologie (idem) et de l’anthropologie (idem), posent bel et bien la question du réel et de la réalité dans leurs champs respectifs. Pour le non-agrégé de philo, c’est là en priorité qu’il faudrait donc chercher l’adresse du réel, avant d’en envisager quelque sub- ou sursomption philosophique. Pour la physique par exemple, on apprendra beaucoup sur ce thème dans la série d’ouvrages que Bernard d’Espagnat a nommément dédiés à la question du « réel voilé », et dont il a réalisé la synthèse dans ce magnum opus qu’est son Traité de physique et de philosophie (2002) – titre qui, plutôt même que la philosophie des sciences, concerne d’abord toute ontologie digne de ce nom.
            Quant à la biologie, l’on ne saurait négliger que Jakob von Uexküll a montré que ce qui existe pour le vivant, ce n’est pas le donné brut de l’environnement (Umgebung), mais ce qu’il choisit et élabore à partir de cette matière première abstraite en s’élaborant soi-même, à savoir son milieu propre (Umwelt), pour ainsi dire dans un croître-ensemble (une concrescence, aurait dit Whitehead), ou dans ce rapport ambivalent d’empreinte/matrice qui ontologiquement lie χώρα et γένεσις dans le Timée, comme dans ce « soin nourricier mutuel » (uyway en quechua, crianza mutua en castillan) qui entrelie concrètement l’humain et son milieu sur l’altiplano andin... Ce faisant, Uexküll a ouvert le champ de cette science des milieux concrets : la mésologie (Umweltlehre).
             Benoist quant à lui dédaigne ces questions d’ontologie concrète, alors même qu’il lui arrive d’écrire, en conclusion du chapitre III (p. 122-123) : « Ce qui importe bien plutôt, dans ce cas comme dans tous les autres, c’est de trouver le sens qui nous permette d’appréhender cet être tel qu’il est, c’est-à-dire tel qu’il est dans un certain contexte, qui nécessairement appelle certaines normes et s’en nourrit, des normes que nous ne pouvons nous épargner le travail (et le risque) d’appliquer – c’est ce qui fait qu’il s’agit d’un ‘contexte’ et non d’un simple ‘champ’ ou ‘environnement’ [Umgebung] » (crochets dans le texte).
            On en eût accepté l’augure, et souhaité que l’auteur rapprochât son « contexte » de l’Umwelt (milieu) dont Uexküll parlait en l’opposant catégoriquement à l’Umgebung (environnement) ! Mais non : cette piste entr’ouverte au passage, Benoist ne s’y engage pas. Quant aux réalités humaines, qui foisonnent dans ce que montrent les sciences sociales, sans parler même de la mésologie humaine (fûdoron 風土論) dont Tetsurô Watsuji fut l’initiateur avec Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieu. Étude de l’entrelien humain, 1935 ; traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, 2011), il n’y remarque rien qui vaille d’y chercher l’adresse du réel. Cette adresse, il la cherche, oui, mais dans l’orbe éclairé par un seul réverbère : sa philosophie d’agrégé de philo.
            Inutile de préciser que ledit orbe, en pleine mondialisation, soliloque imperturbablement à l’occidentale. Voilà qui intriguera d’autant plus que l’auteur a co-dirigé un livre intitulé Towards new logic and semantics: Franco-Japanese collaborative lectures on philosophy of logic (Tokyo, Keio University, Centre for Integrated Research on the Mind, 2006). Malgré cette collaboration, il ne reste dans L’adresse du réel aucun souvenir de ce que la logique de l’identité du prédicat, chez un Nishida, ou la subsomption du logosique dans le lemmique, chez un Yamauchi, par exemple, impliquent quant à l’appréhension du réel, voire quant à son « a-préhension », comme dit joliment André Coret. La notion de soku entre autres, qui est courante dans le bouddhisme nippon et signifie littéralement à la fois A et non-A (i.e. le syllemme : le prendre-ensemble, sullambanein de l’empreinte/matrice) aurait pu faire dresser l’oreille à une philosophie en quête de l’adresse du réel ; mais en dépit de l’intention manifestée par la préface, on en reste ici pour l’essentiel à l’alternative classique du to be or not to be.
            Voilà qui n’incite pas à entrer dans le détail de l’argumentation bénédictine (c’est l’adjectif correspondant à Benoist), qui du reste est d’excellente tenue rhétorique ; car, tout de même, il y a des questions plus importantes à propos du réel et de la réalité que beaucoup de celles dont il traite avec une minutie parfois longuette (du genre cercle carré, hallucination, etc.) ;  à savoir avant tout la suivante : la réalité, ça ex-siste en tant que quoi, pour qui (humain ou non humain, y compris le dispositif purement matériel de l’expérience quantique), et à partir de quoi ?
            Certes, parler de « contexte », c’était bien effleurer cette question, mais y répondre eût exigé de s’engager franchement dans ce que la physique et la biologie, pour ne citer que ces deux sciences, en ont problématisé au siècle dernier, et n’ont cessé d’approfondir depuis. Quand, par exemple, Heisenberg écrivit que « S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[1], il jetait bas trois siècles de dualisme moderne, et notamment la notion d’objet au sens de la res extensa cartésienne.
            Certes encore, Benoist discute beaucoup de « l’objet », mais à aucun moment dans une telle problématique, laquelle relève d’une logique ternaire (S est P pour I)[2] et non pas binaire (S est P) ; car il reste au fond banalement dualiste, et exclut donc le tiers (ce milieu effectivement exclu que l’anglais appelle excluded middle). Corrélativement, s’il lui arrive de discuter de la notion de Ton, c’est chez Kant et à propos de musique (p. 320 sqq), sans nul rapport avec le sens proprement ontologique (celui de l’en-tant-que d’un « exister en tant que quelque chose », etwas als etwas comme l’a traduit Heidegger) que ce terme a pu prendre chez Uexküll, et qui derechef jetait bas le dualisme.
            On rétorquera peut-être que Heisenberg ou Uexküll n’étant pas à proprement parler des philosophes, il était normal de ne pas les discuter dans un livre classé en « moments philosophiques » chez un éditeur de philosophie (Vrin). Alors, puisque la question de l’art est l’une de celles qu’aborde amplement ce livre, quid du plus célèbre écrit philosophique sur l’œuvre d’art au XXe siècle (je n’ose le nommer, serait-ce par prétérition). Quand ce texte-là nous apprend que l’œuvre de l’art, dans le « prime jaillissement » (Ursprung) de l’œuvre d’art, est d’ouvrir un monde, mais que ce monde est en rapport litigieux avec la terre, quelle est donc la réalité respective de ces deux termes, et lequel des deux (voire leur litige même, Streit) peut prétendre héberger le réel, ou la réalité ? D’un tel questionnement, ici pas l’ombre…
            Et même, soit dit pour rester encore un peu en philosophie, et s’agissant à plusieurs reprises de réalisme dans ce livre, quand on voit ce que le capitalisme néolibéral fait actuellement des sociétés humaines et de leurs milieux, et quand on se rend compte que si la diva de cette politique, Margaret Thatcher, a pu assurer que there is no such thing as society, c’était en héritière directe du nominalisme médiéval (dans la fameuse querelle des universaux : nominalistes vs « réalistes »), la question de la réalité du social – dont traitent les sciences sociales modernes, mais qu’on peut d’abord attribuer au « réalisme » d’admettre que « société » n’est pas qu’un flatus vocis –, est-ce donc une question si antédiluvienne qu’un philosophe en quête de l’adresse du réel n’ait plus à se la poser ?
            … On pardonnera au facteur de la présente recension le ton un peu moqueur qu’il s’est permis d’adopter ; car cette permission, il la tenait de l’auteur lui-même, qui écrit p. 190-191 : « La philosophie authentique se moque de la philosophie. Elle ne veut pas être philosophie. Elle veut être vraie ». Je pense effectivement que, lorsque d’Espagnat parle de « réel voilé », ou Uexküll de Ton, leurs livres sont plus authentiquement de la philosophie que cette philosophie nombriliste. Et l’adresse du réel, par conséquent, plutôt qu’à l’adresse de cette philosophie-là, c’est – changement d’adresse, faire suivre ! – dans un plus vaste monde que j’irais la chercher.
Palaiseau, 15 juillet 2017.

Augustin Berque a récemment publié Là, sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia, éditions Éoliennes, 2017. Courriel : berque@ehess.fr. Site : <http://mesologiques.fr>





[1] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[2] « I » représente ici un interprète quelconque, par exemple la fameuse tique d’Uexküll, ou la chair dans Philosophy in the flesh, de George Lakoff et Mark Johnson (1999), ou encore le dispositif de l’expérience en mécanique quantique, etc. Qu’un même objet S, suivant I, I’, I’’ etc., existe en tant que P, P’, P’’ etc., cela relève du syllemme (la biaffirmation : à la fois A et non-A), non du principe du tiers exclu.