samedi 22 janvier 2011

Vers une science naturelle

Compte rendu du séminaire "Poétique de la Terre" du vendredi 21 janvier 2011

"Au commencement était le Verbe, Et le Verbe était auprès de Dieu, et Le Verbe était Dieu"  Saint Jean sur l'île de Patmos
Logique du prédicat absolutisé
"Au commencement était le Verbe,
Et le Verbe était auprès de Dieu, et
Le Verbe était Dieu
Saint Jean sur l'île de Patmos
1. AB (A. Berque) reprend la question interrompue le 14 janvier : l’absolutisation de l’objet (S) par la science, l’absolutisation du prédicat (P) par la mystique, et la trajectivité de la réalité (S/P) des milieux (humains, ou du vivant en général), i.e. dans la concrétude de l’existant. Le POMC (paradigme occidental moderne classique) s’est fondé sur l’abstraction du cogito énonciateur de P par rapport aux choses (S/P), ce qui les transforme en objets (S).

C’est le principe du dualisme. Posé en théorie par Descartes comme condition de la science pure, ce dualisme a petit à petit influencé tous les comportements du TOM (le topos ontologique moderne, i.e. le sujet humain individuellement posé comme abstrait de son milieu).

2. En termes mésologiques, le TOM, réduit à son corps animal, est coupé de son corps médial, transformé en objet extérieur.
Le penseur A. Rodin

Le TOM, réduit à son corps animal,
est coupé de son corps médial"
(initialement appelé "Le poète")
A. Rodin, 1902 (premier moulage)
Cela retentit sur son comportement ordinaire (v. les CR du cours « Questions de mésologie »), mais dans le domaine de la science, cela lui a permis des progrès fulgurants dans la connaissance de cet objet extérieur.
Cependant, c’était au prix du mécanicisme, qui forclôt (locks out) toute subjectité (subjecthood, 主体性) hors l’objet extérieur pour concentrer celle-ci dans la seule conscience individuelle du cogito.

C’est valable et efficace au niveau ontologique de la planète (la matière), c’est contestable au niveau de la biosphère (le vivant), et c’est faux au niveau de l’écoumène (l’humain).
3. L’hypothèse explorée par la mésologie d’AB, et symbolisée par le titre « la poétique de la Terre », consiste à reconnaître cette subjectité forclose, non seulement au niveau ontologique de l’écoumène (ce qui a fait l’objet d’Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains), mais à celui de la biosphère, dans la lignée des travaux d’Uexküll (Mondes animaux et monde humain) et de Canguilhem (La Connaissance de la vie). Cela revient donc à explorer l’embrayage nature/culture, en définissant le degré de subjectité du vivant aux niveaux ontologiques sous-jacents à la conscience individuelle du TOM.

Co-evolutionary ecology of Darwin's
Finches and parasites
4. Cela entraîne notamment l’hypothèse que l’histoire naturelle (l’évolution) s’est construite dans l’interaction créatrice entre le sujet existentiel et son milieu, i.e. la co-suscitation de l’un par l’autre. Autrement dit, l’évolution doit être reconsidérée en termes de trajection (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, non pas d’entrechoc entre objets (S/S). Dans cette hypothèse, l’évolution corrélative de l’espèce et de son milieu (Umwelt) revient à l’hypostase (la transformation en S) des prédicats P du rapport S/P, où l’espèce est un sujet existentiel collectif qui se prédique en sujet-prédicat de soi-même, et donc se substantialise soi-même. Au niveau de l’écoumène, cette hypothèse a été explorée dans Histoire de l’habitat idéal, qui montre la généalogie de la corrélation entre le TOM et la crise environnementale contemporaine.

Hominisation
(Illustration de couverture de la traduction hollandaise
de l'ouvrage de Stephen Jay Gould,
 Ever Since Darwin (Honderd jaar na Darwin, 1979).
(source Culture Visuelle)
5. C’est en ce sens qu’AB conçoit, d’une part, le ziran 自然 (« de soi-même ainsi », i.e. la nature comme natura – « devant naître » de soi-même) de la cosmologie d’Asie orientale, d’autre part l’émergence de notre espèce dans la paléoanthropologie de Leroi-Gourhan, où il y a corrélation entre l’anthropisation (la transformation matérielle du milieu par la technique), l’humanisation (la transformation immatérielle du milieu par le symbole) et l’hominisation (la transformation physiologique de l’animal devenant humain).

6. AB entreprend ensuite l’examen de la pensée du naturaliste (entomologiste, écologue, primatologue, anthropologue et grand alpiniste) IMANISHI Kinji (1902-1992), plus particulièrement de sa théorie de l’évolution, qui donne un rôle déterminant à la subjectité du vivant, et conteste ainsi radicalement le mécanicisme de la théorie darwinienne.

"S'identifier à la libellule pour mieux l'attraper"
(par l'humoriste Sim)
7. AB commence par un compte rendu de l’étude de NIWA Fumio, Nihonteki shizenkan no hôhô. Imanishi seitaigaku no imi suru mono (La méthode japonaise en sciences naturelles. Ce que signifie l’écologie d’Imanishi, 1993). Dans son prologue, NF (Niwa Fumio) rappelle un souvenir d’enfance : s’identifier à la libellule pour mieux l’attraper (わたしそのものがシオカラトンボになりきってしまわねばならない, 9).

La science occidentale ne s’intéresse qu’au comment, pas au pourquoi, comme Goethe l’a reproché à Newton, et comme l’a explicité Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale (1863). Au contraire, dans Seibutsu no sekai (生物の世界, 1941), IK (Imanishi Kinji) se place du point de vue du vivant (生物の立場に立って生物を考えてゆく姿勢, 10). C’est supprimer l’écart entre soi et le vivant (生物との間隔をなくす, 11). Pour IK, il n’y a pas d’abord l’environnement, puis là-dedans le vivant ; il y a le vivant, et de là son environnement (環境あっての生物ではなく、生物あっての環境という観点, 11). Il s’agit en somme de connaître le vivant du dedans (内側から認識しようとした, 11). Cette démarche repose sur l’intuition (直感) et l’analogie (類推) plutôt que sur l’analyse et la manipulation expérimentale, à l’occidentale. Elle implique qu’observer l’objet, c’est agir sur lui (見ることはそのものに働きかけることだ, 11).

Imanishi Kinji, Animal sociology, 1947 Kyôto
(Individuals Notebook)
8. NF fait un rapprochement avec la pensée de Bergson (L’Évolution créatrice, 1907). L’intelligence (悟性), qui fonde la méthode scientifique, étant un produit de la vie, elle ne peut pas connaître la vie. Cette connaissance doit recourir à l’intuition, qui chez l’humain poursuit l’instinct animal. Cf. le parasite qui s’identifie à son hôte. Or si HB (Henri Bergson) distingue la science (le comment) de la philosophie (le pourquoi), chez IK les deux domaines se confondent (渾然一体, 12). HB et IK s’accordent à donner un rôle déterminant à la subjectité du vivant, mais HB sépare le vivant de l’environnement (dualisme) pour ne considérer que le vivant, tandis qu’IK les saisit unitairement ; cf. sa formule kankyô no shutaika wa shutai no kankyôka 環境の主体化は主体の環境化 (environnementalisation du sujet, subjectivation de l’environnement, 12), corrélative de la théorie du sumiwake » (棲みわけ理論) : l’écodiérèse (ségrégation, séparation de l’habitat selon les espèces), qui repose sur l’interconnaissance des membres d’une même espèce.

Cependant, plus tard, IK s’est rapproché de HB en accordant un poids excessif au sujet vivant ; d’où des formules comme naru beku shite naru なるべくしてなる (évoluer en ce qu’on doit devenir). La belle intuition initiale qui faisait de l’évolution « la densification de l’écodiérèse dans la société des espèces » (進化とは種社会の棲みわけの密度化) devient pour finir « la croissance de la société globale du vivant par la séparation des sociétés d’espèce » (種社会の分化による生物全体社会の生長, 13). IK s’écarte alors de plus en plus des sciences de la nature (自然科学) pour se diriger vers une « science naturelle » (自然学, 13).

"Devant la nature,
établir en soi-même la façon de voir la nature"
Trumpet lilies (Katsushika Hokusai)
9. Selon l’historien des sciences YAMADA Keiji 山田慶児, cette science naturelle d’IK serait très proche du néo-confucianisme (今西自然学と朱子の自然学がそっくりだ, 13). Avant l’introduction de la nature-objet des sciences occidentales, la notion de nature (自然) au Japon était entendue comme un « de-soi-même » (onozukara おのずから、自然) sous-jacent à tous les domaines de la vie. Le naru beku shite naru d’IK n’est autre que cet onozukara. Cette vision pré-meijienne est encore vivante dans le subconscient des Japonais (わたしたち自身の深層意識でもある, 14). C’est la sensation d’une nature (自然感覚) en sympathie (共感としての自然, 14), une nature apaisante et consolatrice. IK définit sa science naturelle comme « devant la nature, établir en soi-même la façon de voir de la nature » (自然にたいして自己のうちに、自然の見方を確立すること, 15).

10. Il est important de noter qu’IK a fait l’essentiel de sa carrière à l’Université de Kyôto où, avant guerre, autour de Nishida, s’étaient développée l’ « école de Kyôto » (京都学派) et corrélativement l’idéologie du « dépassement de la modernité (occidentale) » (近代の超克). IK lui-même a été influencé par la lecture de Nishida, ce qui l’a soutenu dans le défi qu’il portait au dualisme. Cependant, la science officielle, qui depuis Meiji avait adopté tel quel le paradigme occidental, sans base philosophique et sans même de compétition avec l’héritage pré-meijien (poursuivi seulement hors du monde académique), a été peu réceptive aux thèses d’IK, qu’elle a ostracisé. En retour, IK a accentué ses positions. Pour NF, il faut dépasser cette opposition, et en faire la synthèse : nous avons besoin d’une nouvelle vision de la nature (新しい自然像), et il faut étendre la question à la philosophie (ひろく哲学の領域にまで拡張されてしかるべき, 18).

Lectures conseillées

- Augustin BERQUE, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986).
    - Id. Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000).
    - Id. Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
- Georges CANGUILHEM, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009 (1965).
- IMANISHI Kinji, A Japanese view of nature : the world of living things, Londres, Routledge, 2002 (生物の世界, 1941).
    - Id. 今西錦司著『主体性の進化論』(La Subjectité dans l’évolution), Tokyo, Chûôkôron, 1980.
- MORI Mikisaburô 森三樹三朗著『無為自然の思想』(La pensée de l’inartifice naturel), Tokyo, Jinbun shoin, 1992.
- NIWA Fumio 丹羽文夫著『日本的自然観の方法.今西生態学の意味するもの』(La méthode japonaise en sciences naturelles. Ce que signifie l’écologie d’Imanishi), Tokyo, Nôbunkyô, 1993.
- Jacob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 (1934).
- Hans Ulrich VOGEL & Günter DUUS (dir.) Concepts of nature. A Chinese-European cross-cultural perspective, Leiden, Brill, 2010.

Texte corrélatif