samedi 15 janvier 2011

Plasticité du vivant, des sciences et des métaphores de connaissance

Dodo
Séminaire “L’embrayage nature/culture”, compte rendu du lundi 10 janvier / L. Boi.

J’ai voulu, en ouverture, insister sur ce que la biologie devient de plus en plus la scène où se reflètent avec le plus d’acuité les métaphores et les sensibilités de la pensée contemporaine. Dans ce rôle, elle remplace peu à peu la physique, qui sert de point de référence depuis plus d’un siècle. Réciproquement, ce qui est en train de se produire dans les sciences de la société d’une part et dans les sciences de la cognition de l’autre, et qu’inclut dans un sens large les sciences du vivant, est le reflet d’un profond changement dans la pensée moderne.


Pour le dire autrement, les problèmes des sciences du vivant sont un microcosme où se reflètent les problèmes philosophiques et sociaux plus vastes qui nous sollicitent aujourd’hui. La manière dont on considère les systèmes naturels et les organismes vivants va conditionner nos rapports avec les êtres sensibles, la vie, l’environnement, et la communication entre les humains. Il s’agit en particulier d’explorer les pointes les plus avancées de ce changement et de réfléchir sur ses enjeux et ses conséquences aux échelles plus vastes de la culture et de la société. Pour ma part, j’ai la conviction profonde que l’étude des capacités organisationnelles et perceptives du vivant, de son fonctionnement complexe et plastique, doit être soustraite du contexte mécaniste et réductionniste dans lequel elle a été considérée ces derniers cinquante ans et être replacée sous un éclairage profondément différent. Cet effort d’intelligibilité doit s’appuyer, me semble-t-il, sur les concepts clés d’intégration relationnelle (intégration du tout et de ses parties, du génétique et de l’épigénétique, du développement et de l’évolution, des organismes et de leurs milieux naturels et culturels), d’auto-organisation régulatrice (contraintes développementales et contingence des chemins évolutifs, création de nouvelles structures, émergence de nouvelles propriétés et fonctions ), et de plasticité complexe et multiéchelle (plasticité macromoléculaire et cellulaire dans le contexte de l’embryogenèse et de la morphogenèse, plasticité des différents systèmes de régulations, plasticité phylogénétique et plasticité neurophysiologique, cognitive).
 
Dans ce séminaire, il s’agit de poser des questions se situant à l’interface des sciences du vivant et des sciences sociales, auxquelles il faut essayer d’apporter des réponses en proposant en parallèle des modélisations scientifiques et des réflexions philosophiques. Je rappelle quelques-unes de ces questions :
  1. Comment nos représentations concernant les relations entre la nature et la culture, entre la vie et la société ont-elles évolué, et continuent d’évoluer ?
  2. Entrent-elles en résonance avec des mythes anciens et modernes de l’humanité (par exemple, le mythe Prométhéen, ou celui Faustien), des représentations littéraires et poétiques, des réflexions philosophiques et politiques sur l’organisation et l’évolution des organismes et de nos sociétés ?
  3. Comment émergent et se transforment les concepts scientifiques et philosophiques ? Et quelle est leur influence sur les comportements individuels et collectifs au sein de tel et tel système de représentation social et politique ?
3.1.) Comment expliquer, par exemple, que la métaphore du « code génétique » (de l’alphabet chimique de l’ADN) soit devenue une image si courante et si acritique dans la société et dans la culture ?
Cette métaphore renvoie à un modèle auquel on se réfère très souvent plus ou moins explicitement lorsqu’on veut montrer le caractère inéluctable et incontestable d’une assertion ou d’un fait, ou lorsqu’on veut justifier la nécessité d’un certain déterminisme biologique, culturel ou social.
Une telle métaphore (fortement apparentée sur le plan historique et conceptuel à deux autres métaphores qui ont eu un grand “succès” dans la biologie de la seconde moitié du XXe siècle, à savoir celles d’« information » et de « bricolage »), qui a pénétré en profondeur les modes de pensée et les méthodes de travail en sciences humaines et sociales, apparaît aujourd’hui en contraste avec les principales orientations des recherches biologiques actuelles. En effet, elles ont conduit, depuis au moins une trentaine d’années, à une remise en cause profonde de ce modèle, et elles suggèrent une conception du vivant beaucoup plus complexe et dynamique et clairement non-réductionniste.

3.2.) Quelle influence peuvent encore exercer dans la biologie contemporaine, 150 ans après la révolution darwinienne, des notions implicites telles que celles de projet, d’auto-organisation, d’émergence et d’intentionnalité, à l’œuvre dans la croissance et évolution biologiques et dans la diversification cognitive et culturelle du vivant ? Si la vie à travers le temps a eu la capacité à donner naissance à une très grande diversité de formes, dont nombreuses sont celles qui n’en finissent de nous émerveiller et de nous étonner, pourquoi ne pourrions-nous pas concevoir d’autres formes sociales ou politiques, plus équilibrées et mieux adaptés aux cycles et aux rythmes des systèmes naturels et des êtres humains ?

Il y a urgence aujourd’hui à développer une réflexion sur la signification philosophique et les implications anthropologiques de certaines recherches biologiques et médicales actuelles. Il faut sur ces questions, dans le domaine des sciences du vivant comme dans celui des sciences sociales, ouvrir sur un questionnement éthique et politique, outre que scientifique et épistémologiques, en sachant bien par ailleurs que les deux plans ne peuvent pas être confondus. En particulier : qu’évoquent les couples conceptuels de normal/pathologique, stabilité/instabilité, ordre/désordre, inné/acquis, individuel/collectif, qui semblent être liées en quelque sorte au développement et à l’évolution mêmes du vivant et à sa complexité croissante, si on les utilise pour déchiffrer la complexité des sociétés humaines ? Sont-elles opportunes et fécondes pour qu’on essaye de les projeter sur le domaine extrêmement vaste et différencié de l’étude des phénomènes et systèmes humains et sociaux ? Dans quelle mesure et selon quelles modalités, les couples conceptuels que l’on vient d’évoquer se recoupent, s’entremêlent et sont communs aux sciences naturelles et aux sciences humaines ? Et, par ailleurs, quelles limites peut-il y avoir à chercher dans “les lois de la nature” des modèles qui nous serviraient à l’élaboration de modalités de fonctionnement de nos sociétés ?

Ce qui paraît de plus en plus clair est que les relations et les interfaces entre les sciences du vivant et les sciences humaines doivent être repensées à plusieurs échelles, notamment théorique, empirique, philosophique et sociale. Il ne s’agit pas, en réalité, que de la question des bénéfices ou des risques (selon le point de vue) amenés par les nanotechnologies et l’ingénierie génétique, mais d’un ensemble de recherches et de questions qui n’en finissent pas de bouleverser nos connaissances et non croyances sur le “vivant” et l’“humain”, et qui demandent de notre part un grand effort de réflexion et de conceptualisation. Nous n’assistons pas seulement à un nouveau rapprochement entre les sciences du vivant et les sciences humaines, mais à l’émergence d’une connexion profonde et inédite entre leurs objets et concepts respectifs à tous les niveaux d’organisation où elles interagissent. D’où l’exigence de repenser à la fois la biologie, la philosophie et l’anthropologie du vivant, dans les contextes scientifique, social et éthique inédits actuels. En particulier, il s’agit de repenser les notions de code et de programme génétiques, d’hérédité génétique-et-épigénétique, de développement et d’évolution des organismes vivants. C’est à partir d’une connaissance plus approfondie, dynamique et globale, que l’on peut aborder et élucider les questions controversées et sensibles des OGM et sécurité alimentaire, de l’impact des nouvelles biotechnologies sur la vie et la société, des cellules souches et des nouvelles thérapies géniques, de la régénération et réhabilitation de certaines parties du corps.

À la suite de ces considérations préliminaires, j’ai souligné dans mon intervention l’importance :

  1. d’explorer les frontières du vivant par-delà les barrières disciplinaires et la séparation entre substrats matériels (physico-chimiques) et processus transformationnels et dynamiques présidant à la construction et à la régulation des formes vivantes, depuis l’ontogenèse jusqu’à l’individuation des organismes adultes ;
  2. de développer des modélisations mathématiques de la relation entre forme et fonction à l’aide des concepts-clés de plasticité conformationnelle et de complexité fonctionnelle. Ces modélisations devraient à mon avis faire appel à des méthodes et des techniques qualitatives empruntées à la topologie différentielle et à la géométrie algébrique. Leur but étant de mettre en évidence l’importance cruciale de la forme dans l’engendrement des processus organisateurs et des dynamiques évolutives ;
  3. d’étudier les interactions entre les organismes et leur environnement (entre les contraintes du développement, les facteurs épigénétiques variables et certains milieux naturels et sociaux), en prenant en considération les différentes échelles d’observation et les divers niveaux d’organisation, et ce, dans une perspective intégrative, relationnelle et non-mécaniste ;
  4. d’analyser le rôle que jouent la complexité et la plasticité dans le monde vivant, à toutes les échelles et à tous les niveaux d’organisation, depuis les génomes jusqu’aux écosystèmes, en passant par les organismes, les espèces et les systèmes sensoriels et cognitifs. Ces deux propriétés doivent en plus être considérées comme étant profondément liées et interdépendantes.

J’ai ensuite fait quelques brèves considérations à propos du rôle fondamental, à la fois scientifique, épistémologique et anthropologique, que joue le dernier point. Je me suis borné à mettre en évidence trois aspects de la complexité et de la plasticité du vivant :

  1. La formation de tout organisme vivant pluricellulaire implique un système complexe de transductions des signaux intracellulaires, de communications internes et d’échanges d’informations avec le monde extérieur. L’adaptation des organismes aux variations de ce dernier conditionne en effet sa survie.
  2. L’intégration des aspects cellulaires, organismiques et éco-systémiques de la morphogenèse biologique et de l’individuation ontogénétique des êtres humains revient à appréhender la complexité du vivant et nécessite de reconsidérer nos questions théoriques et nos stratégies expérimentales dans le contexte d’une nouvelle interdisciplinarité.
  3. Il est clair aujourd’hui qu’il y a diverses manières de lire un génome (tout comme il y a différentes façons d’interpréter une partition musicale). La lecture du génome est non seulement variable, mais aussi plastique, au sens aussi bien topologique que sémantique du terme. On ne peut comprendre cette variabilité et cette plasticité que si l’on tient compte du fait que les processus rétroactifs et les causalités non linéaires jouent un rôle majeur dans la régulation de l’organisme, ainsi que, d’ailleurs, dans ses dysfonctionnements cellulaires.

À ces influences du premier niveau de la synthèse des protéines s’ajoute la complexité des niveaux supérieurs. En effet, il n’y a pas de relation univoque entre les gènes et les fonctions biologiques. De même, il n’y a pas de relation univoque entre la forme et la fonction, comme il n’y a pas non plus de relation univoque entre le cerveau et la pensée. En fait, dire qu’un gène est un « gène x pour la fonction y » est toujours inexact. De nombreuses protéines produites par des gènes doivent agir de concert – de plus en plus “collectivement” – pour générer les fonctions biologiques du niveau supérieur.

La métaphore qui décrit le génome comme le « livre de la vie » est ainsi profondément incorrecte et réductionniste. L’idée que je développe dans mes recherches est que le « livre de la vie », c’est la vie elle-même. Elle ne peut être réduite aux génomes. Les fonctions des systèmes biologiques reposent aussi et davantage sur d’importantes propriétés de la matière vivante qui ne sont pas déterminées par les gènes, sur divers facteurs épigénétiques et sur de multiples effets de l’environnement. C’est la raison pour laquelle les bons niveaux d’abstraction pour penser le vivant sont à la fois la cellule, l’organisme, l’écosystème et l’espace cognitif-symbolique, ainsi que les interactions complexes qui se tissent entre ces niveaux en relations avec des contextes locaux et/ou globaux. (C’est au fond l’intuition profonde que sous-tend l’affirmation de Paul Valéry : « Les parties de toute forme naturelle ou de tout organisme sont unies par un autre lien que la cohésion et la solidité de la matière ».)

Il ne fait aucun doute (à mes yeux) qu’il faille proposer des concepts épistémologiques et des pratiques méthodologiques qui permettent aux sciences biologiques et humaines du XXIe siècle de prendre en compte les dynamiques spatio-temporelles multiéchelle et l’intégration des différents niveaux d’organisation du vivant et ainsi changer le paradigme dominé par les notions de « genetic switch » et de programme génétique. Appréhender la morphogenèse et les autres stades de la formation des êtres vivants, ainsi que les différents niveaux ontologiques de complexité, suppose que nous comprenions en quoi le comportement d’une cellule est le reflet de son intégration dans le tout de l’organisme, et aussi en quoi le comportement d’un organisme est le reflet de son intégration dans l’environnement naturel, et encore en quoi l’environnement naturel est le reflet de son intégration dans les milieux culturels et sociaux.

De manière plus générale (pour reprendre l’expression de Maurice Merleau-Ponty), “la vie est une œuvre en soi, en constant devenir et sans cesse à la recherche du sens à partir de sa propre histoire et de son mode d’être dans le monde”. À cela on pourrait ajouter que l’histoire de la vie prolonge ses racines jusque dans l’ontogenèse de chaque individu et que ce mode d’être dans le monde est tributaire de notre origine commune et de notre individuation singulière, bref, de l’unité et de la diversité du vivant.
Quant à la deuxième notion, celle de plasticité, je voudrais faire les considérations suivantes. D’abord, je pense qu’il est important de montrer comment la constitution et l’individuation du vivant et son histoire (celle de la diversification des formes de vie, ou celle, toujours renouvelée, de la redéfinition des individus) se fonde, à toutes les échelles, sur une caractéristique surprenante et fondamentale : la plasticité. Je l’entends ici au sens large, comme la capacité que possède le vivant, ou certains de ses constituants, de se déformer, de se modeler (son étymologie grecque plassô, l’indique), ou d’être façonnée en réponse à diverses sollicitations, tout en conservant une cohérence et une unité profondes. Ainsi, on pourrait définir la plasticité comme une tension dynamique entre fragilité et robustesse.

Pour préciser l’idée de plasticité, je propose d’utiliser le langage de la théorie des systèmes dynamiques ; dans un sens large, on peut dire que cette théorie associe à tout espace et à toute trajectoire qui se déroule en lui un ou plusieurs d’événements, des histoires évolutives qui peuvent converger ou diverger.
Ces dernières remarques me conduisent à considérer un dernier point. Le fait d’utiliser la plasticité comme une clé de lecture essentielle du phénomène vivant amène irrésistiblement à repenser les bases d’une philosophie de la vie. Il faut donc croiser le regard du scientifique avec celui du philosophe (et aussi, à bien des égards, celui de l’anthropologue et de l’historien). Et l’enquête scientifique suggère, sur un plan proprement philosophique, l’idée suivante. La propriété essentielle de la vie ne se situe pas seulement dans la liberté que la forme pourrait avoir par rapport à la matière, ou que la structure pourrait avoir par rapport à un substrat qui la conditionne, mais bien davantage dans la liberté que la forme semble avoir par rapport à elle-même (voir à ce propos les réflexions encore fort inspirantes de J. W. Goethe, D’Arcy Thompson, L. Bertalanffy, C. H. Waddington, A. Turing, H. Weyl, F. Varela, R. Thom, etc.). Toute forme, soit elle vivante, sensible ou symbolique, acquière de nouvelles dimensions de liberté au moment où son propre déploiement favorise l’émergence d’autres niveaux ontologiques permettant que de nouveaux modes d’expressivité, de nouvelles qualités et capacité voient le jour.
Et cette liberté n’est bien évidemment pas pure distance à soi ou pur affranchissement de soi. Cette liberté de la forme par rapport à elle-même trouve son expression dans un jeu où la vulnérabilité parfois extrême (critique) du vivant s’allie à une étonnante robustesse (stabilité). Cette dynamique entre fragilité et robustesse qu’attestent précisément les expressions scientifiques de la plasticité (et de la complexité), pourrait bien constituer, me semble-t-il, un des maillons essentiels d’une lecture philosophique du vivant, et peut-être aussi, de manière plus générale, de la nature et de la culture dans sa globalité.
La plasticité, qui est un riche et étrange nœud conceptuel (l’un des “grands secrets de la nature qui, bien que caché, agit toujours en multipliant les effets”, pour utiliser l’expression de Blaise Pascal), conduit à ce que de profondes relations se tissent entre les sciences de la nature et d’autres disciplines, relevant le plus souvent des sciences humaines. Des disciplines qui décrivent elles aussi la vie ou l’être humain (il y a un lien de continuité entre les deux concepts, mais ils ne s’identifient pas pour autant) en termes de tensions dynamiques entre achèvement et inachèvement, détermination et indétermination, robustesse et fragilité, individualité et collectivité, en tant que « forme » cohérente mais sans cesse ouverte, vulnérable, variable et en constant devenir. Loin d’être isolées dans leurs champs spécifiques, les recherches en psychologie, philosophie, anthropologie, ou encore en sociologie, se trouvent aujourd’hui en curieuse résonance avec les travaux de pointe en biologie. La plasticité, couplée à la complexité, représente un champ synthétique du savoir en train de se constituer. L’étude de ce champ nécessite une approche pluridisciplinaire et de nouveaux outils conceptuels.

Repenser le labyrinthe du vivant en suivant le fil d’Ariane de la plasticité morphologique, fonctionnelle et cognitive n’est pas une entreprise à la finalité seulement théorique ou spéculative. Car si la plasticité est une condition cruciale du vivant et de son évolution (dans ses différentes formes, dimensions et modes d’expression), elle en permet aussi la manipulation, voire la destruction. D’où aussi la nécessité, à l’heure où se multiplient les innovations biotechnologiques et ses applications parfois douteuses et indésirables, de poursuivre et d’affermir une réflexion éthique sur le statut de la vie et du vivant, de l’être humain.
L’horizon philosophique de toute recherche théorique et empirique en biologie, et l’exigence essentielle de ses possibles applications, ne peut être que la reconnaissance de la valeur éminente de la dignité de l’être humain. Or, sans respect de sa singularité ontologique, il n’existe pas de dignité, et sans dignité, le respect vient à manquer. Toutefois, le respect ne concerne pas que les hommes et les femmes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas (ou il ne devrait pas y avoir) de vision anthropocentrique du respect. Il reste à espérer que, sur ce thème fondamental, les sciences du vivant, les sciences sociales et la philosophie arrivent à se rencontrer pour redessiner les contours et la carte du sens de ce qu’on nomme la “nature” et la “liberté” humaines.

Il est clair que la nature du vivant est sujette à des changements, mais ces changements doivent être compatibles et s’harmoniser avec la liberté des êtres humains en tant que réalité ontologique première. C’est la liberté qui définit les limites du champ d’applicabilité des modifications que la science et la technologie peuvent apporter au vivant et à la nature humaine, et non pas le contraire. L’ingénierie génique et les biotechnologies n’ont pas à franchir cette limite constitutive, qui est la véritable ligne de partage entre ce qui est vivant et humain, et ce qui ne l’est pas. La vie est par essence transformation, processus, dynamique interne et externe, tout autant qu’aléatoire, imprédictibilité, champ des possibles, mais encore, finalité, choix, autonomie. Et si nous voulons la conserver, elle doit continuer à être toutes ces propriétés, qualité et significations réunies.

Dans mes réflexions, je suis parti des questions suivantes : Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’un être vivant ? À ces questions, la science et la philosophie se sont toujours confrontées (depuis au moins Aristote, cf. “De Anima”), et ce, dans toutes les traditions culturelles. Au cours des deux dernières décennies, les sciences du vivant ont avancé à pas de géant (trop rapidement peut-être ?) et ont bouleversé notre compréhension de la vie. Au début du XXe siècle, l’homme a domestiqué l’atome. Il sait à présent, en ce début du XXIe siècle, manipuler les processus biologiques. Il importe de réfléchir sur la portée d’une telle “révolution”, et d’agir face aux conséquences d’un tel changement de “paradigme”.

Toutes les disciplines, des mathématiques à l’histoire, en passant par l’anthropologie et la philosophie, sont concernées. Les mathématiques sont concernées parce que le foisonnement théorique et les résultats des expériences en biologie vont certainement alimenter une bonne part des mathématiques à venir. La science du vivant jouera ainsi un rôle prépondérant, comparable à celui de la physique au XXe siècle. Mais les mathématiques du vivant restent à inventer. L’histoire naturelle et l’histoire culturelle sont aussi directement concernées, car on assiste à une sorte de relecture entrecroisée des mécanismes et des rythmes évolutifs des espèces, des langues et des cultures à travers les divers espaces géographiques et les différentes périodisations temporelles. L’anthropologie est pleinement touchée par les transformations inédites que connaissent les sciences du vivant, transformations qui remettent profondément en question les objets et les modèles théoriques, classiques et récents, et conduisent à repenser des concepts clé comme ceux de “nature”, de “culture”, de “mythe”. La philosophie est, elle, deux fois concernée : autant par cet extraordinaire essor du savoir que par les inquiétudes que suscite le pouvoir de modifier le vivant.

Textes joints:
1) “Méthodes mathématiques, processus biologiques et philosophie de la nature”, Eikasia, 35 (2010), 267-297.
2) “Epigenetic Phenomena, Chromatin Dynamics, and Gene Expresion. New Theoretical Approaches in the Study of Living Systems”, Rivista di Biologia/Biology Forum, 101(3), 2008, 405-442.
3) “Il senso del vivente 2. Morfologie, dinamiche e significati dei sistemi biologici”, Pubblicazioni del CISL, Université d’Urbino, serie A, 390 (octobre 2009), 1-64.