mercredi 3 octobre 2012

La case de l'oncle TOM / A. Berque

Van Gogh Maisons à Auvers,
Van Gogh, Maisons à Auvers, 1890
(Source)
Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée.
Les mercredis du paysage. Narbonne, Palais des Archevêques, 26 septembre 2012

La maison délicieuse dans le paysage

Compte rendu par Augustin Berque

Le cycle est introduit par Mme Nicole Cathala, Adjointe au Maire Déléguée à la culture et au patrimoine ; puis Mme Marion Thiba, Chargée de mission « Culture et Patrimoine » au Parc naturel régional présente le conférencier. Augustin Berque, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est entre autres l’auteur de La pensée paysagère (Archibooks, 2008) et de Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident (Le Félin, 2010).

A. Berque commence par expliquer l’expression « maison délicieuse ». Celle-ci a été employée par l’abbé Marc-Antoine Laugier, SJ, dans son Essai sur l’architecture (1753), à propos de la description faite par le père Attiret, jésuite également, de l’une des fabriques du parc impérial Yuanmingyuan (« Jardin de la clarté parfaite »), près de Pékin, dans une lettre qui a notablement influencé non seulement le style des jardins anglo-chinois dans l’Europe des Lumières, mais, au-delà, le goût qui allait se développer en Occident aux deux siècles suivants pour la maison individuelle hors la ville, au plus près de « la nature ».
 A. Berque cite et commente le texte original de Laugier (chap. VI, « De l’embellissement des jardins », p. 280-281 dans l’édition 1755, accessible sur Internet) :
Le goût des Chinois me paraît préférable au nôtre. La description de la maison de plaisance de leur Empereur, que l’on lit dans les Lettres édifiantes, annonce de leur part une grande naïveté [i.e. grâce naturelle] dans la décoration de leurs jardins. Cette anti-symétrie qu’ils affectent, cet air de caprice qu’ils donnent au dessein et à la composition de leurs bosquets, de leurs canaux, et de tout ce qui les accompagne, doit avoir des grâces d’autant plus aimables qu’elles sont vraiment champêtres. Aussi n’est-il personne qui ait pu résister au charme de cette description : on croit, en la lisant, errer au milieu de ces jardins fictices [i.e. imaginaires], où les fées étalent leurs enchantements. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, on n’y voit rien que de simple et de naturel, tant le simple est heureusement pensé, tant le vrai et le naturel ont d’empire sur nos goûts. Je voudrais que celui qui nous a donné cette jolie description nous donnât le plan véritable de cette maison délicieuse. Sans doute que ce plan nous fournirait un bon modèle, et qu’en faisant un ingénieux mélange des idées chinoises avec les nôtres, nous viendrions à bout de faire des jardins où la nature se retrouverait avec toutes ses grâces.
A. Berque montre ensuite comment l’image de cette « maison délicieuse », issue du courant esthétique de l’ermitage paysager apparu en Chine du sud sous les Six Dynasties (IIIe-VIe siècles), s’est combinée au courant esthétique arcadien (celui de la « pastorale », qui faisait jouer Marie-Antoinette à la bergère au Petit Trianon), venu de Grèce et de Rome à travers les œuvres d’Hésiode et de Virgile, puis au fordisme (la consommation de masse des biens durables), pour engendrer finalement, au troisième tiers du XXe siècle, l’urbain diffus, phénomène géographique dans lequel une société urbaine recherche un habitat de type rural, au plus près de « la nature ». Couplant l’automobile et la maison individuelle, ce mode de vie surconsomme l’énergie, le terrain et les autres ressources naturelles, produisant une empreinte écologique insoutenable à long terme. Autrement dit, la recherche de « la nature » (en termes de paysage) aboutit à détruire la nature (en termes d’écosystèmes et de biosphère). On retrouvera les principaux arguments de cette démonstration dans le texte ci-dessous, initialement présenté dans un colloque sur la maison individuelle dont les actes sont actuellement sous presse aux éditions de La Villette.

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École d’architecture de Paris-La Villette, laboratoire Architecture, Milieu, PaysageColloque « La maison individuelle », 13 mai 2011

La case de l’oncle TOM 

par Augustin Berque

L’esprit d’imitation


"Maison devant la Sainte-Victoire, près de Gardanne" Cézanne
"Maison devant la Sainte-Victoire, près de Gardanne",
Cézanne, 1885. (Source)
Dans l’édition du 19 juin 1851 du National Era, un hebdomadaire anti-esclavagiste publié à Washington DC, Harriet Beecher-Stowe fait paraître le chapitre IV de son feuilleton Uncle Tom’s cabin – dont l’édition ultérieure en livre fut, après la Bible, l’ouvrage le plus vendu au XIXe siècle aux États-Unis, et dont Abraham Lincoln devait dire qu’il fut à l’origine de la guerre de Sécession[1].  Voici les premières lignes de ce chapitre IV :
The cabin of Uncle Tom was a small log building, close adjoining to “the house”, as the negro par excellence designated his master’s dwelling. In front it had a neat garden patch, where every summer strawberries, raspberries, and a variety of fruits and vegetables, flourished under careful tending[2].
De qui cet Uncle Tom est-il l’oncle? De tous les enfants. Dans la première édition française de la Case de l’oncle Tom (Charpentier, 1878), la traductrice, Mme Swanton-Belloc, explique par une note (p. 26) :
Les titres affectueux d’oncle et de tante se donnent aux noirs qui vivent dans la familiarité de la maison, et qui ont vu grandir les enfants. Leurs camarades les leur donnent aussi par esprit d’imitation.
C’est également par esprit d’imitation que je parlerai ici de TOM, en y mettant des capitales pour les raisons que l’on verra. Précisons aussi que ce TOM n’est pas nécessairement noir, mais qu’il est tout de même esclave. De qui ? De lui-même, ou plus exactement de motivations qu’il ignore, mais qui sont au fond de lui. Tout au fond de lui. C’est de ces profondeurs qu’il sera question ici.

Dernier préalable. Harriet Beecher ne décrit pas la cabane en rondins (log cabin) où habite Uncle Tom. Elle n’a pas besoin de le faire, parce qu’en Amérique du Nord, tout le monde sait ce que c’est qu’une cabane en rondins. Dans la Case de l’oncle Tom, c’est la demeure d’un esclave, mais il n’y a là aucun lien particulier ; c’est purement casuel. En réalité, par excellence (comme l’écrirait Mrs Stowe), la cabane en rondins, c’est la demeure du pionnier. C’est la maison que s’édifie le coureur de bois dès qu’il cesse de courre, et surtout dès qu’il prend femme ; car cette log cabin, c’est un idéal familial, celui de la little house on the Prairie. Si vous aviez vécu dans les années trente au siècle passé, vous l’auriez vue par exemple, avec les deux petites filles devant, sur la couverture du premier tome de la série de Laura Ingalls Wilder, qui a commencé en 1932. À défaut, vous l’aurez vue sans doute sur NBC, entre 1974 et 1982. Mais ce que l’on verra ici plutôt, c’est qu’il n’y a nul besoin d’être américain pour avoir nostalgie de la petite maison dans la Prairie. Mutatis mutandis, cela vaut aujourd’hui aussi dans les banlieues françaises, ou dans celles de Tokyo. Cela valait même déjà dans les environs de Rome au temps d’Auguste, ou dans ceux de Changan au temps de Wang Wei !

Mais quel esprit d’imitation pousse donc tout ce monde citadin à vouloir habiter, comme Laura Ingalls, une petite maison dans la Prairie, autrement dit une maison individuelle au plus près de la nature ? Voilà qui vaut la peine d’être éclairci.

La parabole du livreur de tôfu 


Pissaro, Berges de l'Oise, près de Pontoise
Pissaro, Berges de l'Oise, près de Pontoise, 1873
(Source)
Voilà effectivement ce que j’ai voulu éclaircir, avec de nombreux collègues, par un programme de recherche collective[3], L’habitat insoutenable / Unsustainability in human settlements, qui aura duré de 2001 à 2010 et impliqué une centaine de chercheurs d’une douzaine de pays[4] ; programme qui a donné lieu à quatre colloques internationaux à Cerisy-la-Salle, en pays cotentin, et à cinq ouvrages collectifs en français ou en japonais[5], sans compter nombre de publications individuelles. Une grosse machine ? Nenni ! Car en fait ce programme, en tant que tel, n’a jamais existé administrativement, son projet ayant initialement été rejeté comme « non scientifique » par le CNRS. Il n’a existé que dans la recherche effective et ses résultats, construction qui s’est faite pièce à pièce, comme dans un jeu de patience, grâce à l’énergie des collègues qui l’ont dirigée avec moi (je veux rendre ici hommage à Philippe Bonnin, Cynthia Ghorra-Gobin, Alessia de Biase, Britta Stadelmann, Nathalie Frogneux et Suzuki Sadami), ainsi qu’aux synergies qui se sont nouées dans l’extramondaine ambiance du vieux château de Cerisy, au blason de sinople à la bande d'argent accostée de deux cotices du même, accompagnée, en chef, d'un lion léopardé d'or. Une ambiance d’histoire humaine, en somme, non celle du registre du comptable, n’en déplaise à la devise qui en orne la couverture de moleskine noire à coins rouges : What gets counted counts.

Dans l’histoire humaine intervient en effet, entre autres mais pas qu’un peu, quelque chose de non comptable : la symbolicité. Celle du langage, par exemple. Mais pourquoi donc la symbolicité ne serait-elle pas comptable ? Parce que, dans son principe même, elle est irréductible à l’identité. Dans le symbole, A est toujours en même temps non-A. L’un est toujours l’autre (deux, par exemple), et l’autre l’un. Avec un tel principe, vous ne pouvez pas affirmer que deux et deux font quatre ; ce qui est gênant pour la physique. C’est justement ce qui fait que les milieux humains sont irréductibles à la physique, en dépit du rêve de mathesis universalis qui continue d’animer la science, ou du moins le scientisme[6]. Voilà par exemple ce que cache cette devise de la logique du prédicat chez Nishida Kitarô, que celui-ci héritait du bouddhisme du Grand Véhicule[7] : issoku ta, ta soku ichi 一即多、多即一 (l’un c’est le multiple, le multiple c’est l’un). Qui donc, de nos jours, ne lui préférerait celle du comptable, What gets counted counts ?

Or le projet L’habitat insoutenable se proposait, nommément, d’explorer le rôle du symbole dans la très longue histoire de la maison individuelle au plus près de la nature ; et cela, en outre, dans une comparaison interculturelle. Histoire, culture, symbole ? C’en était trop, et le projet fut donc refusé.

L’argument pourtant était d’actualité : il s’agissait non moins explicitement de dénoncer l’insoutenabilité de l’urbain diffus, ce mode d’habitat fondé sur la maison individuelle au plus près de la nature, qui s’est répandu dans les pays riches depuis le troisième tiers du XXe siècle. Il est vrai qu’insoutenabilité n’était pas entendu seulement au sens de l’empreinte écologique, laquelle est dans l’urbain diffus proprement extravagante (si tout le monde vivait comme ça, il nous faudrait une demi-douzaine de planètes pour survivre au delà du court terme) ;  mais également au sens éthique, car ce mode de vie s’accompagne d’une injustice croissante (ceux qui surconsomment ainsi les ressources de la planète, au détriment des pauvres et des générations futures, ce sont, après les riches, les classes moyennes des pays riches) ; et, last but not least, au sens esthétique, car le mobile de l’urbain diffus, c’est la consommation – la surconsommation – de paysage. On y achète, consomme et jette le paysage, engendrant le règne de ce que le poète Li Shangyin (813-859) a baptisé shafengjing 殺風景 : le tue-paysage.

C’est effectivement une faim de paysage qui obnubilait mes étudiants architectes ce jour où, à l’Université du Miyagi (près de Sendai),  nous eûmes une discussion à propos de la relation entre Toile et habitat. Eux pensaient que de travailler chez soi sur ordinateur et commander sur Internet tous les produits souhaitables – y compris des enfants adoptifs, comme l’actualité le montrait –, cela supprimait la nécessité des villes et même des hypermarchés, c’est dire ! L’on allait ainsi enfin pouvoir vivre au plus près de la nature, ce désir profond des Japonais. J’avais pour ma part des doutes, et tentai donc de leur dessiller la vision du monde au moyen d’une parabole bien nippone, dont je livre ci-dessous une traduction actualisée :
Prenez une ville traditionnelle, où cent acheteurs vont à pied chercher leur tôfu au coin de la rue. Maintenant, prenez l’habitat que vous idéalisez, où ces cent acheteurs habitent chacun une maison isolée dans la Prairie, au bout de cent routes. Ils commandent sur Internet leurs cent boîtes de tôfu. Pour les leur livrer, il faut cent camions, ou deux cents trajets du même camion sur les cent routes. Maintenant, calculez, dans l’un et l’autre cas, l’empreinte écologique d’une livre de tôfu, et évaluez quel est le type d’habitat qui respecte le mieux la nature.
Tel fut, au printemps 2000, le point de départ du projet L’habitat insoutenable.

Les longues racines du TOM


Le déroulement du programme comporta deux phases, la première centrée sur une critique de l’insoutenabilité de l’urbain diffus, la seconde sur la recherche d’une autre façon de vivre. Le thème dominant de cette seconde phase fut la poétique de l’habiter, à partir des vers fameux :
Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet         Plein de mérite, mais poétiquement habite
Der Mensch auf dieser Erde.                          L’humain sur cette terre.
En effet, l’une des évidences qui cadrèrent le programme étant que l’urbain diffus résulte de la modernité, laquelle fut guidée par le réductionnisme mécaniste du paradigme cartésien-newtonien (ou POMC, « paradigme occidental moderne classique »), il s’imposait, pour dépasser l’impasse de son insoutenabilité, de prospecter l’inverse du mécanicisme ; à savoir la dimension poétique de l’écoumène.
Jan van de Heyden, A Country House  on the Vliet near Delft
Jan van de Heyden, A Country House
on the Vliet near Delft
, 1665. (Source)

Comme Hölderlin en eut l’intuition, cette dimension a de tout temps été présente ; elle n’est autre en effet que la capacité humaine (et, à la base, la capacité de la vie) d’excéder le carcan de l’identité physique par la création (et, à la base, par la procréation et l’évolution). Le symbole et la métaphore (qui « porte plus loin », metapherei) y sont inhérents (comme, à la base, le métabolisme, qui « transforme », metaballei, l’inanimé en animé) ; d’où le lien avec la poésie.

Or ce dépassement de l’identité, c’est justement ce que renverse la réduction mécaniste, dont l’idéal est l’itération du même. En ce sens, le mécanicisme est non seulement contraire à la poésie, il l’est aussi à la vie. Cela n’est pas qu’une question métaphysique ; cette tendance s’incarne en effet concrètement dans ce qui devient la sixième grande extinction de la vie sur Terre ; tendance qu’exacerbe l’urbain diffus.

Le thème est immense[8].  Je n’en évoque ici cursivement qu’un aspect : le lien entre l’urbain diffus et le topos ontologique moderne, en acronyme le TOM[9]. Cet acronyme a l’avantage d’évoquer le grec tomos, qui signifie « morceau, partie coupée » ; l’on retrouve la même racine dans tome, atome, anatomie, etc. De quoi donc le TOM est-il un morceau, une partie coupée ? De l’être humain, depuis que le dualisme du POMC l’a effectivement coupé de son milieu en faisant de celui-ci un objet. Relisons le Discours de la méthode, cette profession de l’être du futur individu moderne :
(…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune cause matérielle[10].
Étant nous-mêmes devenus TOM, nous rechignons à l’idée que l’être humain puisse n’être pas que TOM. Le milieu n’est-il pas ce qui entoure notre être, non pas une partie de nous-mêmes ? Car, notre substance ne se limite-t-elle pas au contour de notre corps[11], c’est-à-dire à notre topos ?

Cette vue a été contestée, au XXe siècle, par la phénoménologie en général, et par de nombreux philosophes en particulier : Heidegger, Watsuji, Merleau-Ponty et bien d’autres ; mais pour le TOM, la phénoménologie n’est qu’une projection de sa propre subjectivité sur les objets qui l’entourent. Elle ne remet pas en question sa structure ontologique. Heidegger lui-même, en toute contradiction, ne pose-t-il pas que l’être du Dasein (qui, en principe, est « être au dehors de soi », außer sich sein) est « être vers la mort », sein zum Tode, c’est-à-dire qu’il est absolument limité par l’horizon de sa mort individuelle ?

Sur ce point, Heidegger a été réfuté par Watsuji, qui a montré que l’être humain est au contraire « être vers la vie », sei e no sonzai 生 への存在, car sa part relationnelle ne meurt pas avec son corps individuel ; elle continue à vivre après sa mort dans ce qu’il appelle son « corps social », aidagara 間柄 (ce qui comprend non seulement la relation à autrui, mais celle aux choses ; c’est donc le milieu)[12]. Toutefois, comme Watsuji était phénoménologue, et japonais avec ça, le concept sur lequel il fondait cette vue, et qu’il définit comme « le moment structurel de l’existence humaine », ningen sonzai no kôzô keiki 人 間存在の構造契機, n’avait guère de chance d’ébranler le TOM occidental, pour lequel ce ne peut être là que nipponerie. Va pour le zen et les mangas, mais pas pour les choses sérieuses !

Ce concept, qui pour Watsuji dit ce qui fonde cet être vers la vie qu’est l’être humain, il le nomme fûdosei 風土性 ; ce que j’ai traduit[13] par médiance à partir du latin medietas, qui signifie « moitié ». L’idée, c’est en somme que l’être de l’humain couple dynamiquement deux moitiés, l’une individuelle (hito 人), l’autre relationnelle (aida 間, ou plus concrètement aidagara 間柄). À lui seul, le hito n’est qu’une abstraction. Il est abstrait de son aidagara constitutif.

Sous ce jour, le TOM apparaît donc comme une abstraction. Il s’est abstrait de son milieu. N’est-ce là qu’une idée de phénoménologue ? Non. Par de tout autres voies, celles de la paléontologie la plus positive, Leroi-Gourhan[14] par exemple a dévoilé la même structure – la même médiance –, en montrant qu’Homo sapiens a émergé dans un processus d’extériorisation de certaines des fonctions du « corps animal » individuel en un « corps social » constitué de systèmes techniques et symboliques, qui sont collectifs. La rétroaction de ce corps social sur le corps animal, ce fut l’hominisation.

Ainsi s’est déployée la médiance d’Homo sapiens, couplant dynamiquement, et indissociablement, un corps animal et un corps social – je préfère dire un corps médial (i.e. un milieu), car celui-ci n’est pas seulement techno-symbolique ; comprenant des écosystèmes, il est éco-techno-symbolique. La biologie, par ailleurs, témoigne que cette médiance s’illustre dans la néoténie de l’humain[15], lequel n’est viable qu’une fois pourvu, par la culture, de ce qui correspond à un corps médial (un langage, etc.).

Pissaro, Maisons de paysans, Eragny La Chaumière
Pissaro, Maisons de paysans, Eragny La Chaumière, 1887
(Source)
Or le TOM a forclos (locked out) son corps médial, en le regardant comme une collection d’objets extérieurs. Comme le cogito, il prétend instituer son être de lui-même, indépendamment de tout milieu. Cette forclusion d’une moitié de lui-même le condamne à un manque-à-être insatiable, où je vois le ressort fondamental de la société de consommation : en acquérant indéfiniment des objets, le TOM tente illusoirement de récupérer son corps médial ; et c’est ainsi qu’il est devenu l’esclave de ses systèmes d’objets (notamment du système automobile). Esclave parce que, justement, il n’a pas conscience que s’il en a tant besoin, c’est parce qu’il a forclos cette moitié de son être !

J’ai montré[16] que cette forclusion a des racines lointaines, car elle commence avec l’oubli du travail qui, dans l’écoumène, a toujours déjà transformé la nature en demeure humaine. Dans l’évolution qui, d’une lignée de singes, a fait le genre humain, l’anthropisation du milieu par la technique, et son humanisation par le symbole, sont en effet allées de pair avec l’hominisation. Déjà Hésiode me semble en avoir eu quelque pressentiment lorsqu’il écrivit, dans les Travaux et les jours (42) :
Krupsantes gar echousi theoi bion anthrôpoisi
Car les dieux ont caché aux humains ce qui les fait vivre
Ce qui fait vivre les humains, c’est non seulement le travail de leur corps animal, mais celui qui s’accomplit à leur insu dans leur corps médial, et dont l’empreinte écologique, entre autres, est l’un des indices.

La forclusion de ce travail s’est accentuée décisivement à la naissance du paysage, lorsque la classe de loisir s’est mise à considérer « la nature » comme objet de jouissance esthétique, et à jouer les ermites pour aller s’y plonger. Cet ermitage paysager, l’Asie orientale s’en est fait une spécialité, comme en témoignèrent les fabriques du Yuanmingyuan, le Jardin de la clarté parfaite ; mais on sait comment les lettres du Père Attiret, au XVIIIe siècle, en inspirèrent ce que l’Abbé Laugier qualifia de « maison délicieuse », et comment cet idéal devait inspirer le pavillonnaire des futures banlieues européennes, prémices de l’urbain diffus[17]. D’où, chez le TOM aujourd’hui, la pulsion d’aller consommer plus voracement cet objet en 4x4, avec sous le pied, de préférence, les 550 CV du Cayenne de chez Porsche. J’ai même rencontré, dans une banlieue de Kyôto, une « maison aux quatre 4x4 », dont les quatre occupants (papa, maman et leurs deux enfants) avaient besoin, ce semble, de seize roues motrices pour se sentir habiter vraiment dans la Prairie.

La maison individuelle au plus près de la nature, cet ermitage en 4x4, c’est bien la case de l’oncle TOM, esclave de ses systèmes d’objets. 


Palaiseau, 14 août 2011.

Géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque, né en 1942, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. 


[1] La tradition veut que, lorsque Harriet Beecher-Stowe lui fut présentée en 1862, Lincoln l’ait accueillie par ces mots : « So you are the little woman who wrote the book that started this great war ! ».

[2] La première traduction française de ce passage, par Louise Swanton-Belloc (Charpentier, 1878), donnait (p. 26) : « La case de l’oncle Tom, faite de troncs d’arbres à peine dégrossis, était à peu de distance de « la maison » ; le nègre désigne ainsi par excellence la demeure du maître. Sur le devant s’étendait un gentil jardinet, où des soins assidus faisaient croître, chaque été, des fraises, des framboises, et une diversité merveilleuse, vu l’espace, de fruits et de légumes ».
[3] Dont j’ai proposé l’argument initial dans « Unsustainability in human settlements. General argument and personal project : Research on the history of disurbanity. Hypotheses and first data», p. 33-41 dans Gijs WALLIS DE VRIES et Wim NIJENHUIS (dir.) The Global City and the Territory, Eindhoven, Eindhoven University of Technology, 2001.
[4] Soit, d’est en ouest : Japon, Corée, Chine, Australie, Italie, Pays-Bas, Suisse, Belgique, France, Brésil, Canada, États-Unis.
[5] A. BERQUE, Ph. BONNIN, C. GHORRA-GOBIN (dir.) La Ville insoutenable, Paris, Belin, 2006 ; A. BERQUE et S. SUZUKI (dir) Nihon no sumai ni okeru fûdosei to jizokusei 日本の住まいに於ける風土性と持続性 (Médiance et soutenabilité dans l’habitation japonaise), Kyôto, Nichibunken, 2007 ; A. BERQUE, Ph. BONNIN, A. de BIASE (dir.) L’habiter dans sa poétique première, Paris, Donner lieu, 2008 ; A. BERQUE, N. FROGNEUX, B. STADELMANN, S. SUZUKI (dir.) Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l’existence humaine, Tokyo, Maison franco-japonaise (Ebisu n°40-41), 2009 ; A. BERQUE, Ph. BONNIN, A. de BIASE (dir.) Donner lieu au monde. La poétique de l’habiter, Paris, Donner lieu, sous presse.
[6] Einstein pensait quant à lui que « Not everything that can be counted counts, and not everything that counts can be counted ». Il avait, dit-on, affiché ce principe dans son bureau de l’Institute for Advanced Studies, à Princeton.
[7] Les tétralemmes du Grand Véhicule sont l’un des motifs impliqués dans la « poétique de la Terre », thème sur lequel a débouché, pour ce qui me concerne, la poétique de l’habiter ; en somme celle de « l’habitée » (oikoumenê, d’où « écoumène ») qu’est notre planète.
[8] Outre les ouvrages collectifs cités plus haut, j’en ai fait le tableau dans Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. On trouvera dans cet ouvrage les détails et les références de l’argumentation que j’abrège ici.
[9] J’ai initialement défini la notion de TOM dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000), § 37. Topos est entendu au sens où le définit Aristote (Physique, IV, 212 a 20) : « la limite immobile immédiate de l’enveloppe [de la chose] (to tou periechontos peras akinêton prôton)». À ce sujet plus de détails dans Écoumène, op. cit, § 4 sqq, où je montre qu’aux temps modernes l’Europe a décisivement opté pour le topos en oubliant la chôra, laquelle correspond à ce que j’appelle ici le corps médial. L’être humain véritable couple en fait un topos et une chôra, i.e. un individu et un milieu.
[10] Discours de la méthode, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2008 (1637), p. 38-39.
[11] On prendra garde que pour Descartes, la substance du sujet, c’est celle du seul cogito. Comme l’écrit la phrase suivante (ibid.), « En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps ». Mais depuis le XVIIe siècle, le matérialisme moderne (dont Descartes fut l’un des fondateurs…) a expulsé cet ingrédient de l’être. Dans le culte du corps contemporain, i.e. pour le TOM, le sujet humain, c’est d’abord son corps. Habeas corpus !
[12] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, Éditions du CNRS, 2011 (1935).
[13] Dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
[14] Dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[15] Analysée par exemple par Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes, Paris, Denoël, 2005.
[16] À partir notamment de La forclusion du travail médial, L’Espace géographique, XXXIV (2005), 1, 81-90 .
[17] Ces questions sont détaillées dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit.