mercredi 30 janvier 2013

S2 : Médiance, morale et religion / A. Berque

Préparation de la tombe du Christ Vittore Carpaccio
 Préparation de la tombe du Christ, Vittore Carpaccio (1505)
(source)
Séminaire du vendredi 25 janvier 2013 « Mésologiques / 風土論 / Umweltlehre »

Médiance, morale, religion

Compte rendu par A. Berque


1. AB rappelle la définition du concept de médiance (couplage dynamique du corps animal  individuel et de son milieu éco-techno-symbolique, i.e. son corps médial commun) en faisant circuler un extrait du glossaire Mouvance II. Soixante-dix mots pour le paysage, Paris, Éditions de La Villette, 2006 (v. fichier ci-joint).

2. Le corps médial n’est pas soumis à la mortalité du corps animal. Cf les vers d’Horace : Exegi monumentum aere perennius () Non omnis moriar (J’ai achevé un monument plus durable que le bronze… Je ne mourrai pas tout entier). Comme l’écrivait Pic de la Mirandole, l’humain n’est « ni mortel ni immortel ». De par sa médiance, il est transmortel. À la vision heideggérienne de l’« être vers la mort » (Sein zum Tode), qu’il juge abstraite car limitée à l’horizon individuel, Watsuji a donc opposé celle de l’« être vers la vie » (sei e no sonzai 生への存在), notre part sociale survivant à notre part individuelle.

3. Le genre Homo semble avoir pressenti cet être-vers-la-vie depuis très longtemps. D’abord par le soin apporté aux morts, comme en témoignerait, selon Yves Coppens, le site d’Atapuerca en Espagne, daté de -500 000 ans. L’espèce Homo sapiens en arrive à de véritables sépultures, dont les plus anciennes connues sont celles de Skhul (-100 000) et de Qafzeh (-92 000) en Israël, qui témoignent d’une croyance en une vie au delà de la mort.

4. Étudiée par Kantorowicz, la théorie des « deux corps du roi », qui apparaît dans l’Europe médiévale, est une expression symbolique de la médiance. Le corps animal (le roi individuel) meurt, mais le corps médial (la royauté) est quod semper est (ce qui est toujours). D’où, en France, la formule « Le Roi est mort, vive le Roi ! », employée pour la première fois à la mort de Charles VI (1422). C’est le principe « le mort saisit le vif », venu du droit privé ; i.e. que l’héritier hérite immédiatement du patrimoine, bien de famille qui transcende les générations.

5. Expression symbolique plus universelle encore de l’être-vers-la-vie : la notion d’âme (du latin anima). Le mot vient d’une racine indo-européenne ANI, signifiant le souffle vital, qui a donné en français anémomètre (du grec anemos : vent), animal, animer, unanime… Dans le monde chrétien, l’âme est personnelle (d’où l’idée de résurrection de la chair). Dans d’autres cultures, l’âme se transmet à d’autres corps par métempsychose (cf l’orphisme en Grèce). En Chine, le souffle vital (qi ), qui est aussi souffle cosmique, anime à la fois le corps humain et le paysage ; d’où la sitologie du fengshui  風水, où il importe de transmettre au mieux à la descendance le qi qui nous a été transmis par les ancêtres. En Inde, le lien avec la morale est plus patent encore : pour que l’âtman (mot de même racine qu’atmosphère) transmigre dans de bonnes conditions, il faut éviter les péchés par l’action (qui entraînent une réincarnation sous forme végétale), par la parole (réincarnation sous forme animale) et par la pensée (réincarnation comme intouchable).

6. Le TOM (le topos ontologique moderne, i.e. la forclusion de notre corps médial par le dualisme et l’individualisme) cisaille ces fondements médiaux de la morale. D’où notre incapacité à mettre en œuvre ce que Jonas a nommé le « principe responsabilité » (Prinzip Verantwortung). La forclusion du corps médial entraîne le déni de toute responsabilité intergénérationnelle. Seien wir zum Tode (Soyons vers la mort) ! Et après nous le déluge.

8. Au contraire du TOM, toutes les sociétés humaines ont tendu à symboliser, par la religion, « la sacralité immanente du lien social » (A. Boureau, commentant Kantorowicz dans Œuvres). C’est ce qu’a montré la sociologie durkheimienne (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912). La religion tend à hypostasier l’entrelien humain (ningen 人間, principe de l’éthique selon Watsuji), autrement dit notre médiance, sous forme de dieux divers. C’est le principe par lequel commence l’évangile selon St Jean : « Au commencement était la Parole… et la Parole était Dieu ». Par un bond mystique, la religion absolutise cette métaphore de la médiance ; absolu au nom duquel les humains pourront donc s’entre-déchirer. Par exemple, entre le catholicime et le luthéranisme, il y a une différence essentielle dans l’interprétation de l’eucharistie. L’un en fait une transsubstantiation (le Christ est les espèces de la communion : le pain et le vin), l’autre une consubstantiation (le Christ est présent dans les espèces). À l’échelle de la population actuelle de l’Europe, cette différence entre trans- et con- a fait 150 millions de morts dans la guerre de Trente ans (1618-1648).

9. La forclusion de son corps médial par le TOM entraîne ce que Nietzsche a symbolisé par l’expression « Dieu est mort », et Durkheim conceptualisé par l’anomie. C’est la décosmisation moderne. Or si l’humain peut forclore (lock out) putativement la moitié de son être, il ne peut pas supprimer la médiance qui le fonde comme tel. Par cette forclusion, le TOM s’est condamné à un manque-à-être qu’il tente indéfiniment d’assouvir par la consommation de ces objets en quoi le dualisme a converti son corps médial, et qu’il fétichise sous forme de marchandise. Ou encore, l’altruisme – fait objectif des comportements humains et même animaux – lui étant structurellement aporétique, il tente de surmonter cette aporie en inventant un « égoïsme du gène » homologue à sa propre « tomie » (coupure d’avec son corps médial).

10. Il y a cependant, chez l’individu de l’espèce humaine, un manque-à-être plus profond encore, et qu’il tient de sa néoténie. Il ne peut vivre sans adjoindre, à son corps animal immature, ce que la mésologie appelle le corps médial. Ce manque-à-être originel s’est exprimé, selon l’interprétation de Dany-Robert Dufour (développant une thèse de Feuerbach), par l’invention d’un « Grand Autre », i.e. Dieu, qui est en fait le propre double d’H. sapiens, « en manque de lui-même ». Pendant des millénaires, il s’y est asservi volontairement. Pour la mésologie, ce n’est pas en retournant en arrière que nous pourrons surmonter la décosmisation moderne. C’est en assumant notre médiance, avec ses conséquences morales. Quant à l’absolu, nous n’en pourrons jamais rien dire, sinon par fiction.

Références

BERQUE Augustin et al., Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l’existence humaine. Actes du                      colloque de Cerisy, Tokyo, Ebisu, vol. 40-41 (automne 2008-été 2009.
BERQUE Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000).
COPPENS Yves, interviewé dans Sciences et avenir, nov. 2007, p. 107.
DAWKINS Richard, The selfish gene, Oxford University Press, 1976.
DUFOUR Dany-Robert, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles de la mort de Dieu,       Paris, Denoël, 2005.
HEIDEGGER Martin, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1993 (1927).
HAYAT Pierre, Laïcité, fait religieux et société, Archives de sciences sociales des religions, Éditions de          l’EHESS, 137, 2007, p. 9-20 (sur l’interprétation durkheimienne de la religion).
HORACE, Odes, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 262.
JONAS Hans, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990             (1979).
KANTOROWICZ Ernst, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, Paris,                 Gallimard, 1989 (1957).
KANTOROWICZ Ernst, Œuvres, Paris, Gallimard, 2000 (pour le commentaire de Boureau).
OURLIAC Paul et Jehan de MALAFOSSE, Histoire du droit privé, vol. III, Le droit familial, Paris,            PUF, 1968, p. 418 (à propos de la saisine du « mort saisit le vif »).
PAUL (Saint), Épître aux Philippiens, 3, 19, 21 (sur le corps transfiguré par la résurrection).
WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).