mercredi 16 janvier 2013

S1 : Logos et lemme / A. Berque

Odilon Redon Papillons
Odilon Redon, Papillons (1910)
(source : MoMa)
Séminaire inaugural MÉSOLOGIQUES – 風土論 – UMWELTLEHRE
 

Logos et lemme dans la dynamique des milieux

Compte rendu, par Augustin BERQUE

1. L’intitulé de la séance reprend le titre de l’ouvrage de YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme, 1974). AB rappelle les circonstances qui l’ont mené à organiser un colloque sur ce thème à Shin Hirayu le 7 juillet 2011, jour du Tanabata 七夕 (actes à paraître dans Ebisu n° 49). Logos et lemme est l’un des grands livres du XXe siècle. Yamauchi, philosophe universel (helléniste, germaniste, sinologue, sanskritiste…) tente d’y jeter un « pont des pies » (鵲橋) entre les principes de la pensée en Occident, qu’il voit dans le logos, et en Orient, qu’il voit dans le lemme.

2. L’idée de fond est que le logos, après les Présocratiques, a tendu à s’émanciper de l’existence en trois étapes – la différence, l’opposition, la contradiction – , pour aboutir avec Aristote à une logique formelle autosuffisante fondée sur les trois principes d’identité, de contradiction et de tiers exclu, où le logos se donne libre cours. Au contraire, la pensée orientale a cherché à préserver l’unité du phénoménal, dépassant pour cela le principe du tiers exclu grâce au tétralemme.

Augustin Berque
A. Berque en séminaire, vendredi 11 janvier 2013, Paris.

3. D’ordinaire, le tétralemme est présenté dans l’ordre 1. affirmation (A) ; négation (non-A) ; biaffirmation (à la fois A et non-A) ; binégation (ni A ni non-A). Pour Yamauchi, dans cet ordre-là, le tétralemme ne mène à rien. Il faut placer la binégation en 3e lemme, car elle est décisive. Elle ouvre à une vérité supérieure. C’est effectivement le cas dans le Traité du milieu (Madhyamaka-kârikâ, 中論) de Nâgârjuna (IIe-IIIe s.), qui s’ouvre justement par quatre binégations. Yamauchi s’en tient par ailleurs à l’orthodoxie du bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna, dont le fondateur fut Nâgârjuna), pour lequel les deux premiers lemmes sont vérité profane, et les deux suivants vérité suprême (paramârtha, 勝義).

4. Comme l’illustre la stance II,8, où l’on peut lire cette apparente absurdité : « celui qui marche ne marche pas » (gantâ na gacchati), la méthode du tétralemme, chez Nâgârjuna, vise à montrer que le langage, en séparant le sujet du prédicat (ici l’agent de mouvement du mouvement lui-même), aboutit à des apories, rendant impossible la saisie de la pleine réalité, dans l’unité du phénomène. La binégation, niant absolument (ni…ni) les termes discrétisés par cette décomposition du phénomène, permet l’ouverture à la pleine réalité (la biaffirmation du 4e lemme).

5. Pour AB, cette démarche montre l’efficacité du tétralemme, mais la mésologie ne peut accepter le bond mystique que la religion (ici le bouddhisme) accomplit en posant certaines vérités comme « suprêmes ». Pour AB, la pleine réalité que permet de saisir le 4e lemme n’est autre que celle du milieu où tout existant est plongé. Dans le cas de l’humain, celle-ci est éco-techno-symbolique. Or le principe de la symbolicité n’est autre que le syllemme (le « prendre-ensemble » que représente le 4e lemme). Dans le symbole en effet, A est aussi non-A. La réalité des milieux (humains, ou vivants en général) est irréductible aux termes dans lesquels la discrétise le logos : sujet ou objet, sujet ou prédicat, etc. ; unissant le sujet à l’objet, elle est trajective, c’est-à-dire qu’elle relève du champ lemmique que permet effectivement de saisir le tétralemme, mais dont le principe du tiers exclu, dans le champ du logos,  a fait une aporie.

6. Dans le cours de l’exposé, AB rapproche la notion de « champ lemmique » de celle d’archê-originaire chez Husserl. Il montre que la langue japonaise, dans laquelle un énoncé tel que « Hanako est triste  (Hanako wa kanashii) » est impossible du fait que le locuteur n’est pas Hanako elle-même, oblige à maintenir le lien concret entre l’existence de l’interprétant (le locuteur) et la situation interprétée (il faut donc dire : Hanako wa kanashisô da, « Hanako a l’air triste »), tandis que la langue française s’en abstrait dans l’énoncé banal « Julie est triste », où la structure binaire purement « logique » S-P (sujet-prédicat) s’autonomise par rapport à l’unité phénoménale, ternaire et « lemmique » S-P-L (sujet-prédicat-locuteur).

Séminaire EHESS
En séminaire, vendredi 11 janvier 2013, Paris.
7. AB rapproche cette question de la différence entre la sémiologie binaire de Saussure et la sémiotique triadique de Peirce, où intervient l’interprétant. Celle-ci a inspiré la biosémiotique de Hoffmeyer, fille par ailleurs de la mésologie d’Uexküll (Umweltlehre). Tenir compte de l’interprétant, c’est s’obliger à ne plus forclore le champ lemmique, celui de la pleine réalité, qui comprend à la fois le sujet et l’objet, A et non-A, et qui est antérieur et sous-jacent aux scissions exigées par le logos. Celui-ci, avec le principe « logique » du tiers exclu, est la raison pour laquelle le rationalisme occidental, depuis Platon, a exclu de son champ la symbolicité (où A est aussi non-A : 4e lemme), comme en témoigne l’aporie que demeure le « troisième et autre genre » de la chôra dans le Timée, ce que symbolise aussi l’exclusion des poètes hors de la République. 

8. Le rationalisme occidental, plus particulièrement dans le dualisme moderne, a pu se satisfaire de cette forclusion de la pleine réalité jusqu’à ce qu’au XXe siècle la physique elle-même, fille du dualisme, en arrive avec le quantique à devoir reconnaître que « la méthode ne peut plus se séparer de son objet » (Heisenberg). Cela n’est autre que le principe de la trajection, voire ceux de la co-suscitation (縁起, pratîtya samutpâda) et de la co-attente (相待) qui sont à l’œuvre dans le champ lemmique ; mais en pratique, d’immenses problèmes d’échelle demeurent entre la longueur de Planck (10-33 cm), au-dessous de laquelle l’expérimentation scientifique a prouvé qu’il peut y avoir des superpositions d’états (autrement dit, où A peut être non-A), et les échelles du monde sensible, où c’est la symbolicité qui rappelle cette unité foncière de la réalité. Voilà, entre autres, ce que la mésologie entend éclaircir.

Références

- BERQUE Augustin, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2008 (2000).
- BERQUE Augustin, ‘La chôra chez Platon’, p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
- Ebisu n° 49 (printemps-été 2013), dossier « De chose en fait : la question du milieu ».
- HEISENBERG Werner, La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962 (Der Naturbild der heutigen Physik, 1955).
- NAGARJUNA, Stances du milieu par excellence, traduit de l’original sanskrit, présenté et annoté par Guy BUGAULT, Paris, Gallimard, 2002.
- PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par Arnaud VILLANI, Paris, Hermann, 2011.
- UEXKÜLL Jakob von, Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1956).
- YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. (Un condensé en français de cet ouvrage est accessible sur le site ‘MÉSOLOGIQUES’).