mercredi 16 décembre 2015

Au prisme du haiku / Augustin Berque


Sur mon chapeau
La neige me paraît légère
Car elle est mienne

Haïku de Nagata Koi (1900-1997)
Estampe d'Hiroshige, (69ème Station de Kisokaido, 1834)
(source)
La Maison de la poésie de Nantes, Poésies et écologies, Lieu unique, 28 novembre 2015

La perception du milieu nippon au prisme du haïku

Augustin BERQUE

1. De quel point de vue ?
Je ne vous parlerai pas en spécialiste de la littérature japonaise, ce que je ne suis pas, ni en poéticien, bien que j’aie commis l’an dernier un livre intitulé Poétique de la Terre[1] ; mais il s’agissait en réalité d’une poïétique de la Terre, c’est-à-dire d’une analyse de la force créatrice de cette planète dont l’évolution, en quelque quatre milliards d’années, est passée, en créant d’abord la vie, d’un simple état physico-chimique à l’état bio-physico-chimique, c’est-à-dire écologique, celui de notre biosphère, pour accéder enfin, en créant l’humanité, à l’état éco-techno-symbolique, celui de notre écoumène, c’est-à-dire l’ensemble des milieux humains, ou la relation de l’humanité avec la Terre.

            Comme vous l’aurez remarqué, dans cette relation, il ne s’agit pas seulement d’écologie, ou d’écosystèmes, mais tout autant de systèmes techniques et symboliques. Mon propos ne sera donc pas de comparer poésie et écologie, mais bien de les intégrer dans ce système général qu’est un milieu humain, où la poésie comme les écosystèmes ont leur part, de concert avec bien d’autres facteurs. Cela demande une approche particulière, qui ne se borne pas à juxtaposer poétique et écologie, ou littérature et sciences de la nature, mais dont l’objet spécifique est l’étude des milieux humains comme tels, ou plus largement des milieux vivants en général.
            Cette approche a été baptisée « mésologie » le 7 juin 1848 par un médecin, Charles Robin (1821-1885), dans un sens qui toutefois n’est plus celui de la mésologie d’aujourd’hui. Robin, qui était disciple d’Auguste Comte et fervent positiviste, entendait « milieu » dans un sens purement biophysique, bien que sa mésologie ait prétendu s’occuper notamment des milieux humains. C’était en fait une écologie, mais le champ trop vaste qu’elle s’était donné l’a fait quasi disparaître devant l’écologie proprement dite, qui est née plus tard (Haeckel crée le terme Ökologie en 1866), mais dont la définition était plus stricte.
            En outre et surtout, il manquait à la mésologie de Robin le point de vue qui allait décisivement la distinguer de l’écologie, pour en faire non seulement une science originale, mais aussi une remise en cause du principe même des sciences de la nature dans le cadre du paradigme occidental moderne classique, celui qui s’est mis en place en Europe au XVIIe siècle, et qui est fondé sur ce que l’on appelle le dualisme, c’est-à-dire la dichotomie ontologique entre le sujet humain d’une part, d’autre part une nature réduite à la mécanique d’un simple objet.
            Telle qu’elle a été en effet redéfinie en tant qu’Umweltlehre par Jakob von Uexküll (1864-1944)[2] et que fûdogaku 風土学 par Watsuji Tetsurô (1889-1960)[3], la mésologie d’aujourd’hui part du principe suivant : le milieu (Umwelt, fûdo) n’est pas l’environnement (Umgebung, kankyô) en tant qu’objet universel d’une science de la nature (l’écologie), mais une élaboration, à partir de cette matière première objective, d’une réalité sensible qui est fonction d’un certain sujet (vivant en général, dans le cas de l’Umweltlehre, ou humain en particulier, dans le cas du fûdogaku), lequel interprète et transforme cette matière première pour en faire quelque chose de particulier : le milieu qui est propre à ce sujet-là (individuel ou collectif), lequel est lui-même fonction de ce milieu-là[4].
            Il y a donc transformation réciproque, ou co-suscitation, du sujet et de son milieu, dans une relation bijective que la mésologie nomme trajection. Il ne s’agira donc pas ici des rapports de deux objets, d’un côté la poésie et de l’autre la nature, mais de la trajection qui, dans le cas du Japon, les intègre en une certaine réalité : le milieu nippon, Nippon no fûdo 日本の風土. Inutile de préciser que cette réalité trajective est autre chose qu’une simple projection de la culture sur la nature, ou qu’une simple détermination de la culture par la nature. C’est une création historique, où nature et culture se combinent poïétiquement.

2. Dans le fil de l’histoire d’un certain milieu
Dans une Maison de la poésie, l’examen sera bien entendu centré sur la poésie, plus particulièrement sur le haïku 俳句. Nommé d’abord haikai 俳諧, ce qui signifie à peu près « badinage », celui-ci apparaît au XVIe siècle, à partir d’un genre plus ancien, le renga 連歌 ou « poème en chaîne »[5]. Ces divers genres observent un rythme déjà présent dans les plus anciennes formes de la poésie japonaise, l’alternance de vers de cinq et sept pieds . Le haïku pour sa part n’en compte que trois, dans l’alternance 5-7-5 (les spécialistes parlent de trois segments de 5-7-5 mores). Ce rythme s’est systématisé au VIIe siècle avec le waka 和歌 ou « poème japonais »[6], ainsi nommé par distinction avec la poésie en chinois, shi . Le waka est resté le genre dominant jusqu’au XIVe siècle, avant que ne lui succède en faveur le renga, du reste lui-même issu du waka ; mais celui-ci a continué d’être pratiqué jusqu’à nos jours.
            C’est avec le waka que se dessinent les grands caractères de la poétique japonaise, en particulier pour ce qui nous concerne ici, le rapport à la nature. Il importe donc de les rappeler, ce que je ferai à partir de Questions de poétique japonaise[7], ouvrage de Jacqueline Pigeot, la grande spécialiste du waka.
            Du point de vue de la mésologie, ce qui frappera d’abord est la concrétude, je dirai même la concrescence – le « croître-ensemble », cumcrescere – de certains motifs naturels avec certains sentiments, dans le poème lui-même, mais aussi, lors des concours de poésie, dans l’association du poème avec des représentations de paysage dites suhama 州浜[8]. Ce croître-ensemble, ou cet aller-avec des sentiments et des choses, était minutieusement réglé par la tradition. Pigeot cite (p. 24) par exemple ce commentaire d’un concours de poésie qui eut lieu en 913 :

« Pour ce qui est des poèmes, ceux dont le sujet était ‘brume printanière’ étaient placés sur [un décor représentant] une montagne ; ceux qui avaient pour sujet ‘la fauvette’, parmi des fleurs de cerisier ; ceux qui avaient pour sujet ‘le coucou’, parmi des fleurs de deutzie ; pour les autres poèmes, on avait figuré un bateau de pêche au cormoran, et les poèmes étaient placés dans le brasero ».

            Ces associations devinrent quasi obligatoires. Pigeot cite plus loin (p. 38) un autre commentaire, datant celui-ci du XIIIe siècle :  

« Dire qu’il faut absolument bien traiter le sujet, c’est connaître ce que depuis toujours on exclut du poème. Par exemple, s’il s’agit du coucou, on dit en poésie qu’on va l’entendre en le cherchant par les monts et par les landes ; mais la fauvette, on dit qu’on l’attend, non qu’on part à sa recherche. On dit qu’à entendre bramer le daim, on est ému, que le cœur se serre, mais on ne dit jamais qu’on est impatient de l’entendre. (…) De même, on va voir les cerisiers, pas les saules ; on met en poème l’attente impatiente de la première neige, mais on n’attend pas les giboulées ou la grêle. On chante le regret mortel de voir tomber les fleurs de cerisier ; mais le regret de voir tomber les feuilles d’automne n’est pas aussi vif. Ne pas connaître cela, c’est ignorer la tradition ; aussi faut-il se pénétrer de la poésie ancienne, et concevoir son propre poème en s’y conformant ».

            Et Pigeot de conclure sur ce point (p. 39) que

« Le statut de l’imagination dans le waka ne peut donc être défini au moyen d’une opposition binaire : nature (réalité extérieure) / imagination. Le système est ternaire : nature (réalité extérieure) / imaginaire collectif (tradition, code) / imagination individuelle ».

            C’est là incidemment corroborer un principe de la réalité trajective qui est celle des milieux humains, à savoir que le rapport avec les choses est corrélatif d’un rapport social. Watsuji nomme ce double rapport aidagara 間柄, ce qui en l’occurrence peut se traduire par « corps social », et retrouve ainsi l’expression que Leroi-Gourhan a employée pour désigner le système techno-symbolique et collectif qui, au cours de l’émergence de notre espèce, s’est ajouté et combiné à ce qu’il nomme le « corps animal » individuel[9]. Ledit corps social médie nécessairement notre rapport à l’environnement. Je parle pour ma part non de corps social mais de corps médial, car il ne s’agit pas seulement d’un système technique et symbolique, mais d’un système éco-techno-symbolique, puisqu’il s’inscrit nécessairement aussi dans les écosystèmes de la biosphère – au point qu’aujourd’hui l’on parle d’une nouvelle ère géologique, l’anthropocène.
            Ce rapport éco-techno-symbolique à l’environnement n’est autre qu’un milieu humain. Si l’on peut parler de « rapport à l’environnement », il faut parler de « relation avec le milieu », car celle-ci est bijective, à la fois matrice et empreinte. Cette relation est  nécessairement sélective, ce dont témoignent à l’évidence les codes du waka. Elle est non moins nécessairement historique, car les relations trajectives qui la constituent sont à la fois toujours héritées et toujours réinterprétées par les êtres qui en sont parties prenantes, un peu justement, s’agissant de poésie japonaise, comme dans le renga, où la règle veut que, sur un thème commun, les participants composent chacun à son tour un vers en fonction de celui qui le précède[10].
            La mésologie nomme chaînes trajectives cet héritage indéfiniment réinterprété par les acteurs successifs d’un certain milieu. La logique de ces trajections est analogue à celle de la prédication « S en tant que P », soit S/P, mais elle est d’un champ plus général, car il s’agit de la manière dont S (le sujet logique, ce dont il s’agit) est interprété en tant que P (en logique le prédicat, ce qui est dit de S) par les sens, par l’action, par la pensée et – uniquement dans le cas de l’écoumène – par le langage. Une chaîne trajective peut donc se représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ et ainsi de suite, indéfiniment.
            C’est là retrouver cet « imaginaire collectif » dont parle Pigeot, autrement dit le mythe. En effet, les chaînes trajectives sont analogues à ce que Roland Barthes, dans ses Mythologies, nommait « chaînes sémiologiques »[11]. Comme on le sait, Barthes interprétait le signe comme la relation entre le signifiant Sã et le signifié Sé, selon la formule « Sã/Sé = signe », et montrait que, dans le mythe, cette relation est « doublée », le signe antérieur devenant le signifiant d’un nouveau signifié, cette transformation du signe en signifiant étant le mythe, et pouvant indéfiniment se répéter en une chaîne sémiologique.
            Or lesdites chaînes sémiologiques peuvent se représenter de la même façon que les chaînes trajectives[12] : (((Sã/Sé)/ Sé’)/ Sé’’)/ Sé’’’… et ainsi de suite, indéfiniment. Ce qui, dans les secondes, correspond au mythe dans les premières, et est effectivement de nature mythique, c’est l’hypostase (la substantialisation)[13] de S/P en S’ par rapport à P’, de (S/P)/P’ en S’’ par rapport à S’’, etc. Cela n’est donc autre que la naturalisation de cet artifice que sont en fait les codifications humaines ; et c’est ce qui fait que dans le waka, le code est non seulement perçu comme aussi naturel que les données de l’environnement, mais, comme ce que l’on nomme saillance en psychologie de la perception[14], il les fait proprement exister pour l’être qui perçoit. Il les fait ek-sister, se détacher du fond environnemental (l’Umgebung) pour advenir, trajectivement, au champ de la réalité du milieu (l’Umwelt, ou le fûdo)[15].

3. « L’invention de Bashô »
C’est dans le champ trajectif de ce fûdo qu’a évolué la poésie japonaise. Or si, comme le montre la formule des chaînes susdites, la part du mythe ou celle du prédicat tend à croître indéfiniment, le fait est néanmoins qu’elles n’abolissent jamais leur signifiant ou leur sujet initial, qui n’est autre que la Terre, ou la nature, et qui reste donc toujours potentiellement perceptible en de nouveaux signifiés ou de nouveaux prédicats. C’est ce qu’illustre justement l’histoire du haïku.
            Nous avons vu que dans le waka, choses et sentiments allaient ensemble. Cet aller-avec s’accompagnait souvent d’une localisation, ce qui donna naissance à la tradition des meisho 名所, les « lieux renommés », c’est-à-dire des toponymes si obligatoirement associés à certaines choses ou certains sentiments que leur existence, détachée de leur fond géographique, pouvait dans certains cas les transposer exclusivement dans le champ du mythe poétique. C’est ainsi que vers la fin du Moyen-Âge nippon (les époques de Kamakura et de Muromachi, 1185-1490), un Shôtetsu (1381-1459) pouvait se targuer de jongler avec les meisho sans même savoir où ils se trouvaient dans le territoire. Tatta et Yoshino étant respectivement, par excellence, les meisho des feuilles d’érable rouge en automne et des fleurs de cerisier au printemps, il employait régulièrement ces toponymes pour évoquer ces thèmes, mais sans plus d’implication géographique : « Qui dit feuilles rouges dit Tatta, qui dit fleurs de cerisier dit Yoshino, et il suffit »[16]. Bref, le lieu s’était hypostasié ou mythifié en thème, et délocalisé en un pur formalisme. Comme disait l’adage – héritier d’une anecdote remontant au peintre Zong Bing (375-443), qui devenu vieux peignit sur les murs de sa chambre les paysages qu’il avait aimés dans sa jeunesse –, « de sa chambre, le poète connaît les beaux sites » (kajin wa inagara ni shite meisho wo shiru 歌人は居ながらにして名所を知る).
            Un tel fait relève de ce que Nishida Kitarô (1870-1945) nomma la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理), laquelle considère le « monde prédicatif » (jutsugo sekai  述語世界) – ici le mythe poétique –  comme « existence absolue » (zettaiteki jitsuzai 絶対的実在)[17]. Or dans les milieux réels, il ne peut y avoir d’absolutisation du prédicat, le sujet initial, la Terre, étant toujours sous nos pieds, indéfiniment offerte à la trajection de nos sens plutôt qu’aux images convenues (étant entendu que la perception par nos sens est toujours déjà, en elle-même, une trajection de S en tant que P). C’est ce dont, trois siècles après Shôtetsu, Bashô[18] devait faire la démonstration, en allant de ses propres pieds faire l’expérience des meisho, et ressourçant ainsi la poésie dans la Terre elle-même.
            C’est là ce que Karaki Junzô appelle « l’invention de Bashô », Bashô no hatsumei 芭蕉の発明[19]. Voir les paysages célèbres de ses propres yeux, faire de ces choses directement l’expérience, voilà pourquoi il a tant voyagé. Comme il en a laissé le précepte, « ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin » (matsu no koto wa matsu ni narahe 松のことは松に習へ). Son disciple Hattori Dohô[20] devait en faire le commentaire suivant :

« ‘Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin, ce que c’est qu’un bambou, apprends-le du bambou’, ces mots du Maître signifient qu’il faut se départir de ses représentations (shii 私意). Cet ‘apprends’, selon moi, c’est en fin de compte ne pas apprendre ; à savoir entrer dans la chose (mono ni haitte 物に入て), ressentir son apparaître-signe (sono shirushi no arawarete jôkanzuru その微の顕れて情感ずる ), là où elle devient poème (ku to naru tokoro nari 句となる所也). La dire expressément, ce n’est pas le sentiment qui en sort naturellement, la chose et le moi y sont deux, cela n’atteint pas la vérité de son ressenti (sono jôshô 其情誠 ). C’est l’artifice d’une volonté personnelle (shii no nasu sakui私意のなす作意) ».  

            C’était là prendre le parti inverse de la tradition, selon laquelle, depuis le Kokinshû[21], « la source du poème, c’est le cœur humain » (hito no kokoro wo tane to shite ひとのこころを種として) ; car pour Bashô, au contraire, « la source de l’élégance poétique est dans les changements de l’univers » (kenkon no hen wa fûga no tane nari 乾坤の変は風雅のたね也)[22]. Ce qui émeut le cœur du poète est dans la nature, dans les choses mêmes. Il doit les écouter et leur répondre, ressentir le froid dans le bruit des socques, l’immensité de la mer dans le cri du canard, le calme dans le chant des cigales… et de là, la poésie advient (naru 成る)[23], on ne la fait pas (suru 為る).Témoins ces quelques haïkus fameux[24] :

            水とりや                     Mizutori ya                  Il va tirer l’eau
            氷の僧の                     Koori no sô no                        Le bonze, dans la gelée
            沓の音                         Kutsu no oto               Le bruit des geta[25]

            海くれて                     Umi kurete                  La mer s’assombrit     
            鴨のこえ                     Kamo no koe               Le cri du canard
            ほのかに白し             Honoka ni shiroshi      Est indistinctement blanc

… où l’on ne manquera pas de remarquer au passage une synesthésie fort mésologique …

            閑さや                        Shizukasa ya               Ah sérénité 
            岩にしみ入る             Iwa ni shimi iru                       Il pénètre le rocher
            蝉の声                        Semi no koe                Le chant des cigales

L’« invention » de Bashô, c’est donc d’avoir mis au jour la poésie dans la nature elle-même, plutôt que dans le cœur humain. C’est la nature qui, d’elle-même ainsi, onozukara shikari 自然, est fûga fûryû 風雅風流, libre d’être belle et belle d’être libre. Le poète devra donc se faire soi-même fleur, se faire soi-même lune, pin ou bambou. Il devra, comme Bashô l’écrit dans Notes de ma case à dos (Oi no kobumi)[26], « sortir de la sauvagerie, s’éloigner du bestial, et suivre la nature, retourner à la nature » (iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere to nari 夷狄を出で、鳥獣を離れて、造化に順ひ、造化に帰れとなり)[27].
C’est là en somme renverser les codes, qui loin de garantir  l’élégance lettrée (miyabi ), sont au contraire rejetés du côté de la barbarie et de la bestialité. Les restrictions convenues éclatent : dans le haïku, il n’y a pas de chose que l’on ne puisse chanter. L’on y pourra même parler de merde, de pisse de cheval et de poux, toutes choses auparavant bannies. Témoin ce poème[28] composé par Bashô le jour de l’An de Genroku III (1690), et qui fit scandale :

弧をきて                  Komo wo kite                          Un porte-paillasse
たれ人います           Tare hito imasu                                  Quelconque ici au milieu
花のはる                  Hana no haru                                    Du printemps fleuri

Porter un komo (natte de jonc), c’était être un mendiant, et pour la tradition, cela dissonait avec l’élégant motif des fleurs de printemps, a fortiori dans un poème du jour de l’An (à l’époque, l’année commençait au printemps) ; mais pour Bashô, tout au contraire, le fûga fûryû réside justement dans cette rencontre, et la sauvagerie, la bestialité serait d’y être insensible.
De cette révolution est né le haikai moderne, dit aujourd’hui haïku[29]. Toutes les choses du milieu nippon – le fûdo – peuvent y être dites. Toutes les choses du fûdo, certes, mais du fûdo justement, c’est-à-dire pas toutes, pas toute l’infinie diversité de l’Umgebung ; car en se détachant du fond de l’environnement pour accéder à la saillance perceptive, elles ont été triées, ordonnées, cosmisées. Voilà ce dont témoignent entre autres les saijiki 歳時記, ces « saisonniers » qui recensent les « mots de saison », les kigo 季語, lesquels sont indispensables au haïku, celui-ci ayant pour l’une de ses règles de base de comporter au moins un kigo et, cela va de soi, d’être composé dans la saison correspondante. C’est dire qu’il s’agit d’un usage réglé, d’une véritable éthique du rapport à la nature.
            Les saisonniers comptent certes plusieurs milliers de kigo, et ils sont indéfiniment ouverts aux réalités contemporaines ; mais reste qu’ils sont une règle. Non seulement une règle littéraire, mais une règle mésologique, et comme telle à double sens, un peu comme les « cercles fonctionnels » (Funktionkreise) d’Uexküll ; car si, d’un côté, ils filtrent les éléments du milieu qui peuvent être institués en thème saisonnier, d’un autre côté, ils obligent l’attention à se tourner vers eux. Ce sont donc de merveilleux manuels d’apprentissage de la nature, comme des comportements qui vont avec la nature. Non seulement ils font du milieu un « porteur de signes perceptifs » (Merkmalträger), mais, aiguisant et avivant les saillances perceptives, ils potentialisent tout Japonais – car le haïku est toujours massivement pratiqué[30] – à être comme un « organe perceptif » (Merkorgan) de ce milieu-là, minutieusement attentif aux faits et aux gestes du déroulement des saisons, à leurs synesthésies comme à leurs éventuelles dissonances. Bref, ils font de la poésie comme une chorégraphie du milieu nippon.

Palaiseau, 27 novembre 2015.  


ANNEXE

Amorce d’un saisonnier

            Ci-dessous[31], les mots de saison (kigo 季語), obligatoires dans le haïku, sont indiqués en gras. Les saisons dont ils relèvent sont référées au calendrier actuel (grégorien), que suit le Nouveau saisonnier du haïku de YAMAMOTO Kenkichi (Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei shunju, 1977, 5 vol.).

Printemps (4 février – 5 mai)
           
            Hanabie no                花冷えの                   Froidure des fleurs
            hibachi ni sashite       火鉢にさして           au brasero elle pique
            tsuma ga kote             妻が鏝                       ma femme le fer[32]
                       Seiton
           
            Yuku haru ya            行春や                       Printemps qui s’en va                    
            tori naki uo no           鳥啼き魚の               chants d’oiseaux le poisson
            me wa namida                       目は泪                       a la larme à l’œil
                       Bashô

Été (6 mai – 7 août)

            Go jo arite                  五女ありて               Avoir eu cinq filles
            nochi no otoko ya       の男や                   et après un garçon ah
            hatsu nobori              初幟                           première bannière
                       Shiki

            Saotome ya                早乙女や                   La repiqueuse ah
            dorote ni hasamu       泥手にはさむ           elle empoigne à main boueuse
            hitaigami                    額髪                           au front une mèche
                       Kisei

            Honoka naru             ほのかなる               Fillette au soupçon
            shôjo no hige no         少女のひげの           de ce duvet sur ta lèvre
            asebameru                  汗ばめる                   la sueur te perle
                       Seishi

            Fûrin no                    風鈴の                       La clochette à vent
            chiisaki oto no                       ちひさき音の           au son qui tintinnabule
            shita ni iru                  下に                   on est là-dessous
                       Ôshi

Automne (8 août – 6 novembre)

            Meigetsu ya               名月や                       Lune des moissons
            tatami no ue ni           畳の上に                   trace sur le tatami
            matsu no kage                       松の影                       une ombre de pin
                       Kikaku

            Hasa ni yûhi               稲架に夕日[33]            Soleil couchant sur les gerbes
            ryoshû to iu mo          旅愁というも           certainement nostalgie
            tsuka no ma ya           束の間や                   mais fugitive ah
                       Rinka

            Ishiyama no               石山の                       Sur Ishiyama 
            ishi yori shiroshi        石より白し               plus que les pierres blanchoie
            aki no kaze                秋の風                       le vent de l’automne
                       Bashô

            Banshû ya                  晩秋や                       Fin d’automne ha
            kuwa ni tsumetaki      鍬につめたき           elle est froide sur la houe
            ame no iro                  雨の色                       la couleur de pluie
                       Senseki

Hiver (7 novembre – 3 février)

            Shigururu ya             しぐるるや               L’averse est si froide           
            ta no arakabu no       田のあらかぶの       les éteules des rizières
            kuromu hodo             黒む程                       elles en sont noires
                       Bashô

            Kogarashi ya             木枯や                       Le vent de l’hiver
            take ni kakurete         竹にかくれて           s’est caché dans les bambous
            shizumarinu               しずまりぬ               et va s’apaisant
                       Bashô

            Kogarashi ya             木枯や                       Le vent de l’hiver    
            kane ni koishi wo       鐘に小石を               sur le bourdon un caillou
            fukiateru                     吹きあてる               il fait résonner
                       Buson
           
Jour de l’An (1er janvier)

            Uchi harete                うちはれて               Soudain la lumière
            shôji mo shiroshi       障子も白し               les shôjis même en sont blancs
            hatsu hikage              初日影                       le premier soleil
                       Kikan

            Ushiro ni mo              後ろにも                   Là-derrière aussi                   
            utsureru hito ya          うつれる人や           quelqu’un se refléterait
            hatsu kagami             初鏡                           au premier miroir
                       Kyoshi











[1] Augustin BERQUE, Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[2] Dont on lira en français Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010. Uexküll est non seulement l’un des pères fondateurs de l’éthologie, mais sa Bedeutungslehre – l’étude de la relation sémantique d’un animal avec son milieu – en a fait le précurseur de la biosémiotique.
[3] Dont on lira en français Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011. NB : en Asie orientale, le patronyme (WATSUJI) précède le prénom (Tetsurô).
[4] Sur cette relation, v. Poétique de la Terre…, op. cit., ou plus généralement mon La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Paris-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, et consulter le site mesologiques.fr.
[5] Pour des généralités sur le haïku, l’on pourra lire l’article d’André Delteil Haikai, haiku dans le Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994. Sur Bashô, l’auteur paradigmatique du haïku, Bashô, seigneur ermite. L’intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, Paris, La Table ronde, 2012.
[6] Dit également uta , « chant, poème ».
[7] Paris, PUF, 1997.
[8] Sorte de montoir décoratif représentant souvent un paysage côtier.
[9] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[10] Cela peut évoquer le jeu surréaliste des petits papiers, mais avec cette essentielle différence que l’on ne cache rien de ce qui précède, et qu’il faut donc – à l’inverse des petits papiers – que se dessine une suite cohérente. 
[11] Paris, Seuil, 1957, p. 222-223.
[12] Barthes utilisait quant à lui une formule graphiquement plus complexe, mais dont le sens est exactement le même. Réciproquement, l’on pourrait représenter les chaînes trajectives comme Barthes représentait les chaînes sémiologiques.
[13] Rappelons que, dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport sujet/prédicat en logique est homologue au rapport substance/accident en métaphysique.
[14] Sur ce thème, on lira par exemple Frédéric LANDRAGIN, « Saillance physique et saillance cognitive », Corela. Cognition, représentation, langage, vol. 2, 2004, n° 2. Toutefois, cette approche se situe classiquement dans le cadre du dualisme moderne, en séparant saillance objective (la saillance physique ou « P-saillance ») et saillance subjective (la saillance cognitive ou « C-saillance »). Pour la mésologie, il n’y a concrètement de saillance que trajective, c’est-à-dire dans l’Umwelt et non dans l’Umgebung, et donnant ainsi naissance aux prises de l’écoumène (cf. les affordances gibsoniennes).
[15] S’agissant du milieu nippon, c’est ce dont j’ai présenté un tableau dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; ou plus généralement dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[16] Tada momiji to ieba Tatta, hana to ieba Yoshino to ieba tariru ただ紅葉といへば龍田、花といへば吉野といへば足りる. Cité dans KARAKI Junzô, Nihonjin no kokoro no rekishi (Histoire de la sensibilité japonaise), Tokyo, Chikuma Gyôsho, 1976, vol. I, p. 85.
[17] Nishida Kitarô Zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966, vol. XI, p. 457. Sur ce thème v. Écoumène, op. cit., p. 57 sq.
[18] « Bananier », prénom de plume de Matsuo Munefusa (1644-1694).
[19] Op. cit., p. 261.
[20] Cité par Karaki, op. cit. p. 90.
[21] Recueil de waka compilé en 905 sur l’ordre de l’empereur Daigo. Cité par Karaki, ibid.
[22] Cité par Karaki, ibid.
[23] Karaki, op. cit. p. 92. On pourra rapprocher ce naru du Ereignis heideggérien, que Wikipédia définit comme suit : « Das Ereignis, au sens courant, ce mot signifie l'événement, ce qui arrive. Heidegger l'entend comme er-eignis-, ce qui amène à être proprement soi, sa propriété. Ereignen ‘faire advenir à soi’ (Temps et Être dans Q IV p. 227). Laisser advenir à soi, laisser-être, manifester de la bienveillance ou comme sens approché le père qui protège son enfant, le conseille sans le contraindre mais en le laissant développer sa propre personnalité, être ce qu'il doit être en toute liberté. Secrètement à partir des traités impubliés et notamment des Apports à la philosophie : de l’Avenance, l'Ereignis est devenu, comme on l'a su après la publication en 1989 de ces traités, le mot directeur de la pensée d'Heidegger, le nouveau nom du déploiement originel de l'Être. Heidegger désigne aussi l'Ereignis par un ‘il y a être’ (Es gibt Sein), c'est-à-dire comme l'évènement d'une pure donation. L'être donne l'étant et se retire au profit du donné. L'Ereignis reste caché derrière le voilement inhérent à ‘l'être-là’ comme ‘être-au-monde’ ».
[24] Cités par Karaki, op. cit. p. 91.
[25] Socques de bois, au bruit caractéristique.
[26] L’oi est une sorte de casier portable, où le lettré en voyage range de quoi écrire et quelques livres.
[27] Cité par Kon Eizô et al., Bashô nyûmon (Introduction à Bashô), Tokyo, Yuhikaku shinsho, 1979, p. 111.
[28] Cité et commenté par Karaki, op. cit. p. 267 sq.
[29] Le mot haiku 俳句 a été créé en 1891 par Masaoka Shiki (1867-1902).
[30] On compte plusieurs millions de pratiquants réguliers du haïku, et les grands quotidiens – qui tirent à plusieurs millions d’exemplaires – ont régulièrement une page de haïkus.
[31] En modifiant quelques-unes de mes traductions, je reprends ici les haïkus que j’ai commentés dans Le Sauvage et l’artifice, op. cit., auquel on pourra se reporter pour saisir dans quel contexte (dans quel milieu) s’insèrent ces poèmes. L’on ne manquera pas de noter qu’il y a dans le monde du haïku cinq saisons, dont la cinquième est le Jour de l’An, gros à lui seul de quelque 600 mots de saison dans le Saisonnier de Yamamoto.
[32] Le kote est un ancien fer à repasser en forme de gâche (autre sens de kote) que l’on piquait dans les braises du hibachi pour le chauffer.
[33] Yûhi (soleil couchant) comptant trois pieds, quelle que soit la lecture de稲架 (hasa, aza, ase, aze, hatsuki, inaka, inekake, ashi, date, kakake, inegi…), ce vers a plus de cinq pieds, ce qui autorise la traduction à en avoir aussi plus de cinq. Le mot hasa désigne les échafaudages provisoires où, sur les diguettes (aze ou ) entre les rizières, on met à sécher les gerbes de riz fraîchement moissonnées.