mercredi 9 décembre 2015

Les ambiances sensibles / Fabio La Rocca

Vue de toits (effet de neige), de Gustave Caillebotte (1878)
(source)
Exposé au séminaire « Mésologiques » du 13 février 2015 (texte condensé)

Les ambiances sensibles et le milieu existentiel

par Fabio La Rocca


Résumé :
Le quotidien urbain s’invente et se réinvente. Il en résulte que la relation singulière que nous établissons avec les lieux des métropoles est le produit des effets du milieu territorial d’un point de vue symbolique et affectif. L’espace vécu en commun favorise ainsi une identification collective avec le développement d’une diversité de pratiques sensibles qui constitue la variété des ambiances et une forme de narration de la scène urbaine et sociale. Ecouter, sentir, toucher les espaces : une expression sensorielle et sensible qui affecte nos parcours et nos relations au milieu et à sa diversité symbolique. Les ambiances de la vie quotidienne urbaine créent dans leur ensemble une unité significative de construction de lieux de socialité, d’espaces d’émotions, ou bien d’espaces sensibles.


Il est question ici de présenter quelques lignes de réflexion sur « Comment penser la ville contemporaine et ses espaces » ? « Quels sont ces fragments significatifs » ?.
C’est à partir de ces interrogations, et sur le « comment » la ville « est » et « se présente » à nos yeux qu’il faut positionner notre regard dans une stratégie d’ontologie de l’actualité. Le « comment » ici accompagne la pensée et donc le regard, l’observation en profondeur, une sorte de situationnisme méthodologique qui s’oppose à la pensée apriori.
Si l’on se place dans la sensibilité théorique de Thomas Kuhn, dans une perspective paradigmatique il faut toujours réviser les attentes et la théorie. Dans ce parcours paradigmatique alors il faut, à notre sens, toujours remettre à jour les catégories de la pensée afin de pouvoir dire le monde que l’on vit et donc de se « situationner » par rapport à l’époque que nous vivons pour pouvoir observer et raconter la ville et ses espaces. Nous proposons ainsi une pensée « climatologique » qui se plonge dans le Zeitgeist contemporain pour saisir l’air que l’on respire, l’atmosphère dans laquelle on baigne : donc une observation et perception en permanence de la mutation. Mutation de l’environnement urbain qui est toujours accompagnée par la mutation de l’expérience et qui met en perspective l’idée de base de la relation indissociable entre espaces et individus et de leur réciprocité d’influence symbolique.
Dans cette optique, la méthode la plus apte à scruter et percevoir en profondeur cette mutation en permanence est une méthode sensible, celle d’un flâneur avec un regard photographique. Ici l’œil qui scrute devient un espacement entre la conscience et le monde et où percevoir rime avec compréhension. Si nous nous référons par exemple à la pensée de Siegfried Kracauer on peut voir comment un regard photographique va donner forme à la construction d’un tableau pour « faire penser ». Il y a ainsi une intention du regard sur l’espace qui nous amène à explorer le quotidien urbain par la flânerie expérientielle. Si comme le montrait à son temps Walter Benjamin la ville doit être pensée comme un texte, le flâneur sera alors le lecteur. Une ville comme un livre ouvert où l’on va parcourir ses pages afin d’en relever et montrer des fragments significatifs – dans une approche subjective – de son essence. De ce fait nous allons construire une pensée en mosaïque, c’est-à-dire une spatialisation de l’imaginaire avec une accentuation sur le présent, le quotidien qui met en évidence les divers fragments qui vont former dans leur ensemble significatif le puzzle de l’imaginaire urbain. Il s’installe subséquemment une méthode de déchiffrement des significations entre les divers éléments de l’urbain. Une vision fragmentaire faite de montages et impressions flottantes, comme nous l’enseigne bien Benjamin. 
D’ailleurs il faut rappeler que le fragment comme méthode, nous le retrouvons aussi dans la sensibilité théorique de Simmel et il signifie le fait de renoncer à voir le monde comme totalité. Il faut alors, à travers cette mise en place d’une pensée en mosaïque, essayer de trouver des indices, des traces, des indicateurs nous permettant de former un tableau de référence pour dire la ville et ses espaces et illustrer les caractéristiques du vécu. Nous savons aussi que l’habitat n’est pas donné mais il se construit. Et cette construction passe, à juste titre, par l’expérience qu’on fait de l’espace dans toute sa complexité. Il y a alors une sorte d’engagement esthétique où nous sommes immergés dans notre ambiance sensible, une chambre de résonance esthétique comme dirait Gadamer. Voici alors qu’il se met en perspective une valorisation du quotidien urbain et une spatialisation de l’existence. L’espace alors joue une centralité importante en nous donnant, en l’observant et en le scrutant, des informations sur l’état d’une société. 
Nous sommes ainsi projetés dans une idée de la ville qui donne à penser ; la ville lieu de la théorie comme l’illustrait Walter Benjamin, ou encore une problématique de la métropole – dans une optique simmelienne – comme œuvre humaine pratique et sensible à partir de la vie de l’esprit. Ce que Simmel appelait Geistleben.
Dans cette sensibilité théorique, s’origine une théorie sensorielle et une sociologie des sens qui mettent au centre de l’analyse les divers faits provenant de la constitution sensorielle de l’homme. Donc une théorie sensitive d’un point de vue herméneutique qui s’articule dans une analyse des transformations de l’environnement affectant la notion de l’expérience et nous donnant alors une histoire sociale de la sensibilité ; et une analyse des façons dont l’espace urbain se structure à partir du substrat sensitif de l’homme, et donc une histoire sensible du social. La ville et ses espaces est de ce fait saisie par les sens : nos perceptions, ses images, odeurs, sonorités forment une relation instantanée charnelle et immanente avec les particularités d’ambiances qui se génèrent. Pensons à titre d’exemple aux dérives et flâneries que les odeurs de bouffe peuvent provoquer dans notre sensorialité urbaine ; ou encore aux diverses sonorités comme les bruits, ou la musique diffusée par nos objets nomades qui structurent les parcours ; et pour continuer avec la présence de l’architecture qui conditionne notre perception visuelle de l’espace et comment elle rayonne sur notre corps ; l’énergie du sol de villes comme Rio de Janeiro, Naples, New York que l’on ressent dans la marche à travers le corps ; l’invasion des rayonnements de lumière des néons et images dans des quartiers comme Shibuya à Tokyo, Times Square à New York, Gangnam à Séoul qui nous font ressentir de manière intense et particulière la « stimulation des nerfs »…
On a alors une perception émotionnelle de l’espace ; une modalité urbaine saisie à partir de nos expériences sensorielles qui peuvent donner origine à des espaces d’émotions, à une spatialité référentielle. Avec Michel de Certeau et sa vision des pratiques d’espaces on peut dire que la ville est un texte que les habitants s’approprient et transforment par leur manière de faire « avec » les lieux. C’est dans cette stratégie par exemple que l’on peut comprendre la dynamique des graffitis ou les aventures spatiales des pratiques comme le skate (juste pour donner quelques exemples). Des manières de faire, de s’accommoder avec l’espace et le transformer par leur présence, marquage, traces.
C’est également la manière à travers laquelle on peut constater cette « chair du monde » comme l’indiquait Maurice Merleau-Ponty : c’est-à-dire une énergie de l’espace, une chair qui ouvre le lieu où se trouve immergé le corps dans une spatialité « topographique », un milieu de l’être sensible. Si Merleau-Ponty affirmait « Je suis mon corps » on pourrait ajouter à cela « Je suis mon espace » pour marquer encore plus la relation du corps humain avec le corps spatial de la ville où, justement, l’humain s’harmonise avec le milieu.
Alors les diverses formes d’habiter sont une modalité stratégique pour penser les transformations de la société et notre perception et nos formes du sentir. D’ici le fait que la métropole est un assortiment de lieux existentiels et atmosphères sensibles où agissent les pratiques collective donnant forme et substance à l’imaginaire urbain. Lieux, territoires, espaces choisis comme formes d’habiter sont significatifs de l’affectivité et attachement de l’humain à l’espace à travers des rituels de présence, visibilité, marquage, symbole. Donc la rue devient la scène où l’on va jouer l’existence et faire ressortir la vitalité des formes. Une sorte de Dasein spatial se met en œuvre dans cette stratégie de « conquête du présent » dans le complexe des milieux urbains. On est là en face d’un rapport de médiance, comme le dit Augustin Berque, comme forme de relation au milieu.
L’espace alors est comme une matrice fragmentée, constituée de plaques tectoniques hétérogènes qui génèrent des ambiances qui, par conséquent, vont envelopper l’individu et le milieu. Il y a là un acte esthétique établissant un contact, créant des modalités de l’être-ensemble, une présence, une visibilité qui donc, nous le répétons, met l’accent sur le vécu, l’existentiel. Nous savons que, par son étymologie, le mot existence c’est ex-sistere donc « se tenir hors de soi », ce qui implique alors une projection. De ce fait l’homme se projette dans l’espace et le fait exister tout en créant des manières d’être-au-monde. Donc on a une double ontologie : celle de l’espace et celle de l’homme.
On peut exprimer que, dans un questionnement mésologique (Berque) on va essayer de voir et percevoir comment ses transformations de l’environnement amènent à une transformation de la société qui crée un nouveau milieu : une nouvelle relation entre société et environnement qui, à notre avis, se fonde et s’alimente à partir d’une structure sensorielle et sensible des ambiances qui se créent et qui agitent le mouvement existentiel socio-spatial.           

Références bibliographiques

Benjamin, W., Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des Passages (1939), Éditions du Cerf, Paris, 1986.

Berque A., Médiance, de milieux en paysage, Reclus, Montpellier, 1990, réed. Belin, Paris, 2000.

Berque A., Le mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2014.

De Certeau M., L’invention du quotidien. Art de faire (1974), Gallimard, coll. Folio essai, Paris, 1990.

Füzesséry S., Simay Ph (sous la direction), Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Éditions de l’Éclat, coll. « philosophie imaginaire », Paris-Tel Aviv, 2008.

Heidegger M., Essais et conférences, traduit de l’allemand par A. Préau, Gallimard, Paris, 1958.

Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques (1962), Flammarion, Paris, 2008.

La Rocca F. La ville dans tous ses états, CNRS Éditions, Paris, 2013.

Maffesoli M., La conquête du présent, pour une sociologie de la vie quotidienne, PUF, Paris, 1979.

Marchal H., Stébé J.-M., Les grandes questions sur la ville et l’urbain (2011), PUF, coll. Quadriges, 2014.

Mons A., Les lieux du sensible. Villes, hommes, images, CNRS Éditions, Paris, 2013.

Sansot P., La poétique de la ville (1973), réed. Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2004.

Simmel G., Les grandes villes et la vie de l’esprit, L’Herne, Paris, 2007.

Watsuji T., Fûdo : le milieu humain, CNRS Éditions, Paris, 2011.



Bio :
Fabio La Rocca, Maître de conférences en sociologie à l’Université Montpellier III, chercheur au Ceaq à la Sorbonne où il a fondé et dirige le GRIS (groupe de recherche sur l’image et la ville). Il collabore avec le centre de recherche ATOPOS (USP –Sao Paulo) ; Membre chercheur de KINEPOLÍTICOM Grupo de pesquisa em cinema comunicação e audiovisual de la PUC-RS (Brésil). Il est l’auteur de La ville dans tous ses états (CNRS Éditions, 2013).