mercredi 8 février 2017

Encyclopédisme et critique de la modernité / L. Duhem

La Documentation personnelle. Analyse et synthèse
Paul Otlet (1943)
(source)
École des hautes études en sciences sociales
La mésologie et les sciences : interactions critiques
– Journée d’étude, jeudi 24 novembre 2016 –

Encyclopédisme et critique de la modernité

unifier les sciences par le milieu selon Berque et Simondon 

Ludovic Duhem


1. Trois difficultés préliminaires
Sans détour, il faut commencer par mettre en évidence les difficultés posées par le titre de mon intervention, au risque de nous laisser prendre dans un cercle.
- Première difficulté : l’« encyclopédisme » et la « critique de la modernité » sont ici associés alors qu’il s’agit de deux idées contradictoires.
La première, l’encyclopédisme, renvoie essentiellement à la modernité, celle de l’époque dite des Lumières où l’Encyclopédie fut rédigée par des « gens de lettres » sous la direction de Diderot et d’Alembert à partir de 1752. Comme vous le savez, les Lumières reposent sur l’idée que la raison triomphe de toutes les ombres, de toutes les illusions, de toutes les superstitions, à condition que la capacité à penser par soi-même que tout homme possède soit libérée de toutes les influences, de toutes les habitudes, et surtout de toutes les tutelles sous lesquelles chaque homme a tendance à se placer par paresse et par lâcheté.  

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Commentaires / A. Berque

Je ne peux qu’approuver ce texte éclairant et perspicace, que je ne commenterai ici que sur quelques points de détail, hormis une première remarque très générale quant à ce qui différencie le travail de Gilbert Simondon (1924-1989) du mien (1942-).
            Cette remarque très générale, c’est que le point de départ n’est pas le même. Simondon s’est formé en philosophie des sciences, discipline prestigieuse, au cœur du sérail (Normale) et sous la direction d’un grand nom de cette discipline (Georges Canguilhem). Je me suis pour ma part formé sur le terrain, hors de la philosophie, longtemps mal assis entre deux chaises disciplinaires (la géographie d’une part, la sinologie puis la japonologie de l’autre), et n’ai fini par rencontrer la philosophie qu’à l’autre bout du monde et dans une autre langue, avec l’école de Kyôto. Cela explique entre autres que je n’aie entendu parler de Simondon que très tard, et n’aie encore, en fin de compte, pas eu le temps de l’étudier. Si c’est bien « par le milieu » que mon propre travail le rencontre, ce n’est au fond qu’un effet de Zeitgeist, où des chemins divers mènent aujourd’hui à la mésologie. Et il revient justement à des penseurs d’une génération nouvelle, comme Ludovic Duhem, d’analyser cet esprit du temps. Pour ma part, je suis parti du « milieu » dans le sens que l’école française de géographie humaine donnait à ce terme, c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui « l’environnement » : un objet de connaissance externe, longtemps sans mettre en cause la constitution interne de la connaissance elle-même (qui est au contraire au centre de la philosophie des sciences), en particulier dans son individuation. Même aujourd’hui, où je prends « milieu » dans un tout autre sens (celui du fûdo watsujien et de l’Umwelt uexküllienne), la perspective ne peut pas être la même. Notamment, ce que Simondon a nommé « transduction », et à propos de quoi le passage de l’ILFI (p. 33) que Duhem cite en p. 10 évoque de près ce que j’appelle pour ma part une « chaîne trajective », reste effectivement centré sur l’individuation, alors que la trajection, pour moi, a d’abord été, et reste essentiellement, un dépassement de l’individualité des êtres. Il est vrai néanmoins que, dans les deux cas, l’on aboutit à ce que Simondon appelait le « transindividuel ».      
            Un ou deux points de détail pour terminer. Le premier, c’est une petite bévue de Duhem, lorsqu’il rapporte – si j’ai bien compris – le « nouvel esprit scientifique » (Bachelard) à la science positive moderne (ce que j’appelle le POMC, le « paradigme occidental moderne classique »), alors qu’il s’agit en fait du dépassement de ce paradigme par la physique du XXe siècle. Le second, à propos de l’encyclopédisme des Lumières et de son universalisme. À l’époque où je commençais à structurer ma propre mésologie, j’ai été marqué par un texte de Louis Dumont : « Identités collectives et idéologie universaliste : leur interaction de fait » (Critique, XLI, n° 456, mai 1985, p. 506-518), où il était question entre autres de Herder (dont la Klimatologie aura été l’une des sources d’inspiration de la mésologie de Watsuji). J’en ai retenu l’idée qu’il était universel de se croire singulier, et singulier de se croire universel ; donc, que c’est bien au milieu, dans la trajection des deux qu’il faut chercher…

Augustin Berque
28 novembre 2016

Réponse aux commentaires / L. Duhem


À mon tour, il m’est agréable de remercier Augustin Berque des commentaires qu’il a pu formuler au sujet de mon texte. L’essentiel pour moi est qu’un dialogue philosophique soit désormais actif entre deux pensées qui se rencontrent en de nombreux points et se complètent réciproquement. Si je peux être le médiateur d’un tel dialogue et poursuivre ainsi le développement de la mésologie, j’en serais fort honoré. Le plus important, me semble-t-il, dans le développement actuel de la mésologie, est son rapport aux sciences et aux techniques. C’est d’ailleurs sur ce second rapport aux techniques (mais sciences et techniques sont indissociables à l’époque de la techno-science) que je souhaite pouvoir apporter une contribution la plus utile possible à la mésologie. Simondon ne donnera pas le dernier mot à la mésologie sur la technique, mais il me paraît d’une grande fécondité pour penser le milieu et plus généralement l’écoumène en tant que relation éco-techno-symbolique.
Pour répondre directement aux différents points soulevés par Augustin Berque, je développe ci-après ce qui me paraît le plus important. Quant au « point de départ », je concède volontiers qu’il soit différent entre Berque et Simondon et puisse s’expliquer par leurs formations respectives et leur parcours de vie. Loin de moi l’idée de reprocher à la mésologie et encore moins à Berque de ne pas connaître Simondon, au contraire, c’est bien une rencontre et un dialogue qu’il s’agit de produire. Ce dialogue m’est apparu comme essentiel tant j’ai pu voir une convergence fondamentale entre Berque et Simondon lorsque j’ai moi-même découvert l’œuvre de Berque. En ce sens, ils m’ont semblé immédiatement complémentaires : pour être schématique, d’un côté Simondon donnait une ontologie génétique, une épistémologie relationnelle et une pensée non utilitaire de la technique (où le milieu est central à chaque fois) que la mésologie n’avait pas autant développé ; de l’autre côté, Berque donnait une logique (méso-logique) et une éthique (post-écologique) que Simondon avait laissé en grande partie à l’état programmatique. En clair, un lecteur de Simondon ne se sentait pas en pays inconnu à la lecture de Berque et sentait même un enrichissement réciproque possible… effet d’un certain Zeitgeist sans doute!
Quant au deuxième point, c’est-à-dire que la « perspective ne peut être la même » entre Simondon et la mésologie de Berque parce que Simondon s’attache à « l’individuation » alors qu’il s’agit pour Berque d’effectuer un « dépassement de l’individualité », il me semble qu’elle repose sur un malentendu. Lever ce malentendu est décisif à mon avis pour que la rencontre et le dialogue puisse exister entre ces deux penseurs du milieu que sont Berque et Simondon. Toute la pensée de Simondon vise à « dépasser l'individualité » et non pas seulement à la renouveler à partir des sciences contemporaines.
Pour Simondon, l'individu est l'autre nom de l'être puisque la tradition de la pensée occidentale pense justement l'être en tant qu'individu (« l’être consistant en son unité, donné à lui-même, fondé sur lui-même, inengendré, résistant à ce qui n’est pas lui même ») et à partir d'un individu (principe, élément, atome, forme, matière, etc.) au lieu de le penser à travers le devenir ou « individuation ». Par individuation, il faut donc entendre « devenir », « genèse », et surtout « opération », pour remettre en question l'opposition fondamentale entre être et devenir (« l’opposition de l’être et du devenir ne peut être que valide qu’à l’intérieur d’une certaine doctrine supposant que le modèle même de l’être est la substance »). En ce sens, l'individuation de Simondon n'est pas l’« individuation » substantialiste ancienne : celle de l’atomisme ni celle d'Aristote (le schème hylémorphique) et de la scolastique qui en dérive, car ces conceptions de l'individuation supposent toutes un « principe » pour expliquer la seule réalité intéressante, à savoir l'individu (« ce qui est un postulat dans la recherche du principe d’individuation est que l’individuation ait un principe »). L’individuation au sens de Simondon n'est pas non plus l'individuation moderne de la phénoménologie ni l'individuation psychanalytique jungienne qui conservent un substantialisme subtile et des dualismes insuffisamment critiqués.
Toutes ces pensées de l’individuation sont pour Simondon des pensées substantialistes – explicitement ou implicitement – qui accordent un privilège à l'individu constitué et cherchent à l'expliquer par un principe ou un terme donné (ce qui est in fine une faute logique puisqu’on cherche à expliquer un individu par un « individu »). Pour Simondon, procéder ainsi, c'est ne pas comprendre la réalité de l'individu et laisser l’individuation dans une « zone obscure ». Il ne faut donc pas chercher à « connaître l’individuation à partir de l’individu » mais chercher à « connaître l’individu à travers l’individuation ». Or, en opérant un tel renversement, l’individu apparaît comme une réalité relative.
Pour Simondon, l’individu est en effet relatif en deux sens : 1) l'individu n'est pas tout l'être, il n'est qu'une phase de l'être qui suppose un champ préindividuel ; 2) l'individu, une fois advenu, n'est pas isolé car il est relatif au milieu associé avec lequel il forme un système réciproquement constitutif. Il faut ajouter que l'individu est donc la relation active du système qu'il forme avec le milieu, plus précisément, il est la transformation de la relation qui produit les « termes » (individu et milieu) plutôt qu'elle ne relie des termes donnés. Il faut alors immédiatement préciser que le milieu devient milieu associé alors qu'il est simple « champ » (de potentiels réels) avant que l'opération d'individuation n'ait lieu - pour schématiser, le milieu existe donc en tant que champ préindividuel avant l'individuation, en tant que milieu pendant l'individuation et en tant que milieu associé après l'individuation, mais le système individu-milieu conserve les étapes de son devenir en niveaux dans le système ; il conserve même une capacité de devenir, de s'individuer, dans sa structure même (sous forme de tension) et cette capacité augmente à mesure que l'on passe du régime physique au régime biologique et du régime biologique au régime psychosocial. De surcroît, si les conditions sont réunies, l’individuation peut s’opérer à nouveau, en sachant que dès le niveau biologique, l’individuation est une individuation « perpétuée » a contrario de l’individuation physique qui n’a lieu presque toujours qu’une seule fois (mais elles ne s’opposent pas pour autant).
Une telle conception exige donc une ontologie génétique où la relation est première et la réalité s'explique par le devenir de cette relation ; ceci exige ensuite une méthode ni inductive ni déductive mais transductive où l'opération de la pensée du « sujet » est analogue à l'opération de l'individu « objet »  ; ceci exige enfin une logique qui refuse le principe d'identité et de contradiction en devenant ternaire et même plurielle, Simondon envisageant que différents régimes logiques puissent coexister en fonction des domaines d'individuation (« Pour penser l’individuation il faut considérer l’être non pas comme substance, matière ou forme, mais comme système tendu, sursaturé, au-dessus du niveau de l’unité, ne consistant pas seulement en lui-même, et ne pouvant être adéquatement pensé au moyen du principe du tiers exclu ; l’être concret, ou être complet, c’est-à-dire l’être préindividuel, est un être qui est plus qu’une unité » ; « la classification des ontogenèses permettrait de pluraliser la logique avec un fondement valide de pluralité »).
Quant aux deux derniers points, à savoir la « petite bévue » au sujet de Bachelard et l’univeralisme des Lumières, je serai bien plus bref. Le texte comporte en effet une erreur due à un état antérieur du texte resté tel quel dans la parenthèse. Il fallait lire « ce que le passage au “nouvel esprit scientifique”, pour parler cette fois-ci comme Bachelard, permet de dépasser », sinon il y a une contradiction évidente avec le sens du dépassement du POMC par la mésologie fondé sur la physique contemporaine. Quant à l’universalisme des Lumière, il est clairement critiqué par Simondon par le fait que le nouvel encyclopédisme qu’il souhaite réaliser a vocation à être non scientiste, non européocentriste, non anthropocentriste, et que son ontologie et sa logique, sont construites en vue d’une « critique des universaux ».

Ludovic Duhem, 1er Décembre 2016.