jeudi 29 mai 2014

Qu’est-ce qu’une intériorité nippone ? / Augustin Berque

L’intérieur-extérieur nippon idéalisé au Rikugi kôen (Tokyo)
L’intérieur-extérieur nippon idéalisé au Rikugi kôen (Tokyo).
Cliché Francine Adam, 11 mai 2005.
Société française des architectes / CNRS
Colloque international Le silence habité des maisons
–  23-24 mai 2014, SFA  –
Qu’est-ce qu’une intériorité nippone ?
Augustin Berque

Résumé – Le thème de l’intérieur (uchi ) est au Japon fort prégnant, de la définition de la personne à celle du territoire, en passant par la maison. Dans une conversation ordinaire, suivant l’occasion, le même terme uchi pourra correspondre au français « je », « chez moi », « ma famille », « notre entreprise », etc.. Dans le milieu nippon, la topologie du rapport dedans/dehors s’agence à diverses échelles, investissant l’intériorité du sujet dans des objets divers, ce qui diffère essentiellement de l’abstraction du « je » cartésien, mais traduit un aspect universel de l’habiter humain. 

1. Ce que nous appelons « maison »
Comme en anglais avec house et home, il y a en japonais deux termes courants pour dire « maison » : ie et uchi. Les deux termes peuvent être transcrits par le même sinogramme , qui selon le contexte pourra donc se lire soit ie, soit uchi ; il s’applique toutefois le plus généralement à ie. 
La principale différence entre les deux termes est qu’uchi renvoie presque nécessairement au locuteur, tandis que ce n’est généralement pas le cas d’ie (sans toutefois exclure cet embrayage). En somme, ie correspondrait plutôt à house, et uchi plutôt à home ; mais des différences s’y ajoutent, que nous allons ci-dessous brièvement mettre en ordre.
            Le dictionnaire d’usage courant Kokugo jiten de chez Shûeisha (édition 1993) donnera, pour ie, les définitions suivantes :
1. Bâtiment où habitent et vivent des gens. Synonymes : kaoku 家屋, jûtaku 住宅.
2. Là où l’on habite, soi-même et sa famille. Syn. : jitaku 自宅, wagaya () [NB : en composition, ya correspond à ie]. Ex. : ie ni kaeru, retourner à la maison.
3. Groupe familial vivant en communauté. Syn. : katei 家庭, shotai 所帯. Ex. : kekkon shite ie wo motsu, s’être marié et avoir un foyer.
4. « Ié », unité de parenté par le sang, les alliances, le statut, le nom etc., héritée des ancêtres, importante dans la structure sociale traditionnelle. Ex. : ie wo tsugu , succéder, hériter de l’ié ; ie o okosu, fonder une ié, ou en rétablir la réputation.
5.  Dans l’ancien code civil, groupe de personnes enregistrées collectivement dans l’état civil, formant un même groupe familial.
            Le même dictionnaire donnera pour uchi, quant à la graphie  :
1. La maison où l’on habite. Chez soi. S’oppose à soto (le dehors). Ex. : uchi e kaeru, retourner chez soi.
2. Maison, habitation. Ex. : kono hen no uchi wa furui, c’est un quartier de vieilles maisons.  
            Uchi s’écrit cependant plus souvent, graphie dans laquelle il a les acceptions suivantes :
1. L’intérieur d’une chose, le dedans.
2. À l’intérieur d’une limite, d’une enceinte, d’une définition. Ex. : hei no uchi, à l’intérieur de la clôture ; gakusei no uchi kara erabu, choisir parmi les étudiants. 
3. (S’écrivant alors également  ) Dans la limite d’une certaine quantité ou durée. Ex. : wakai uchi, tant qu’on est jeune ; asa no uchi, avant la mi-journée ; san i no uchi ni hairu, se classer parmi les trois premiers.
4. Dans (son) cœur, dans (son) for intérieur, intimement. Ex. : uchi ni hisometa tôshi, une combativité latente.
5. Le champ dont on relève ; s’oppose à soto. Ex. : uchizura ga warui, être désagréable en privé ; uchi Benkei, « Benkei[1] domestique » (i.e. despote à la maison, mais timide au dehors).
6Chose ou relation dont on relève ; s’oppose à yoso 他所Ex. : uchi no kaisha, notre boîte (au sens d’entreprise).
            Dans la littérature classique, le terme uchi a pu également signifier la maison impériale, le palais impérial, l’empereur. Dans les écrits bouddhiques, il a pu désigner le bouddhisme par opposition au confucianisme ou à d’autres écoles de pensée.   
            Last but not least, dans le dialecte du Kansai (la région d’Ôsaka), uchi équivaut à notre « je » dans l’usage féminin. Il s’écrit généralement alors non en sinogrammes (内、家), mais en syllabaire kana : うち ou ウチ. Syn. : watashi, atashi.
            Uchi nous intéressera ici plus directement qu’ie, non seulement parce que son sens primordial est celui d’un intérieur investi par le sujet, mais surtout parce qu’il peut aussi vouloir dire « moi, je ». Dans cet usage, les dictionnaires le classent comme « pronom » (daimeishi 代名詞), ce qui paraîtra pertinent et logique au premier abord ; mais il suffira de considérer la chose dans l’autre sens  – du français vers le japonais – pour se rendre compte que ce phénomène n’entre dans aucune catégorie de pensée européenne. À la rigueur, nous pourrions concevoir d’employer « je » pour dire « maison », « famille », « entreprise », à condition que ce soit la nôtre et a fortiori qu’on en soit le chef ; mais absolument pas de dire « maison », « famille », « entreprise » à la place de « je ». Or en japonais, cela est possible, et même courant à Ôsaka.
            C’est dire que l’intériorité, dans le milieu japonais, ne se définit ni ne fonctionne de la même manière que dans le nôtre. Alors, qu’est-ce qu’une intériorité nippone ?

2. L’intérieur et l’extérieur
La distinction entre dedans et dehors est universelle, mais elle s’établit différemment selon les milieux ; et dans l’histoire, elle connaît des glissements, voire des retournements. Quand nous parlons de notre « for intérieur », par exemple, nous entendons par là le summum de l’intériorité, alors que for vient du latin forum, qui veut dire la place publique, tout comme le corse fora, qui comme chacun sait veut dire « dehors ». Dedans les Corses, dehors les non-Corses…
            En japonais, la distinction correspondante, celle entre uchi et soto, est particulièrement prégnante. La littérature nippologique (nihonjinron 日本人論) en a fait l’un de ses thèmes de prédilection, tel l’essai fameux de Nakane Chie[2]Tate shakai no ningen kankei (Les rapports humains dans la société verticale, 1966)[3]. Selon cette anthropologue, les Japonais s’identifieraient moins comme des individus qu’en tant qu’ils appartiennent à un uchi, c'est-à-dire à un lieu social (ba ) clairement circonscrit, qu’il relève de la vie privée (comme la maisonnée, la famille…) ou de la vie publique (comme une institution quelconque, en particulier une entreprise). Dans des publications ultérieures, Nakane est allée jusqu’à soutenir que ce qui en Occident est un « je » individuel serait au Japon un uchi d’un calibre ordinaire de cinq ou six personnes…
            C’est là tomber dans la caricature, mais le fait est que la définition de la personne est comparativement floue au Japon, alors qu’au contraire y sont clairement définis des uchi qui s’opposent à leur soto selon divers échelons, étagés de la maison au territoire national. On peut à cet égard parler d’une cellularité de l’espace au Japon. La cellule suprême est le territoire national, qu’on appelait avant guerre Naichi 内地 (« la Terre intérieure ») pour le distinguer des colonies, y compris de Hokkaidô ; nai est une autre lecture du sinogramme  (uchi). Gageons qu’en s’adressant à un ET, quelque part du côté de Sirius, un Japonais pourrait dire uchi en parlant du système solaire… Pour s’en tenir à la cellule domestique, on évoquera cette coutume de la fête du Setsubun (節分, le « partage des saisons »), veille du jour de l’an et du printemps dans le calendrier traditionnel, aujourd’hui fixée au 3 février, et qui dérive d’anciens rituels de lustration. Les enfants éparpillent alors des grains de soja dans la maison en criant :  « Dedans le bonheur ! Dehors les démons ! » (Fuku wa uchi ! Oni wa soto !). En somme, ce qui compte, c’est l’intérieur domestique, et tant pis pour le dehors.
            L’une des analyses les plus fines de cette topologie reste celle du philosophe Watsuji Tetsurô dans Fûdo (1935)[4].  Il vaut toujours la peine de citer certain passage de ce livre[5] :
           
     Phénomène des plus quotidiens, les Japonais appellent la « maison » () « dedans » (uchi). Hors de l’, les gens sont « dehors » (soto). Or dans ce « dedans », la distinction entre les individus s’efface. Pour l’épouse, le mari, c’est « Dedans » (uchi), « Celui qui est dedans » (uchi no hito), « Maison » (taku) ; et pour le mari, l’épouse, c’est « Dans la maison » (kanai). À son tour, la famille, c’est « les gens du dedans » (uchi no mono), évidement distincts des gens du dehors, mais sans distinction entre eux dans cet intérieur. C’est dire que ce qu’on saisit par ce dedans, c’est la totalité de la famille en tant qu’« entrelien sans distance » (hedate naki aidagara), mais distancié des gens (seken) qui sont « dehors ». On chercherait en vain pareille distinction entre le « dedans » et le « dehors » dans les langues européennes. Si l’on y distingue bien l’intérieur et l’extérieur d’une chambre, l’intérieur et l’extérieur d’une maison, l’on n’y distingue pas l’intérieur et l’extérieur du corps social (aidagara) qu’est la famille[6].  Ce qui correspond à la distinction japonaise entre dedans et dehors, c’est d’abord celle entre ce que l’individu ressent comme son intérieur et ce qui lui est extérieur, en second lieu entre l’intérieur et l’extérieur de l’habitation, en troisième lieu entre l’intérieur et l’extérieur du pays ou de la ville[7]. Cela veut dire que l’attention est portée principalement sur l’opposition entre l’esprit et la chair, entre la vie humaine et la nature, ainsi qu’entre les communautés humaines de grande taille, tandis que le corps social de la famille n’y est pas considéré comme un repère. L’on peut dire ainsi que l’usage qui est fait de la distinction dedans/dehors exprime une compréhension immédiate de la manière d’exister de l’humain nippon.
     Ce qui s’exprime ainsi dans la langue se manifeste aussi quant à la structure de l’ ; à savoir que la structure de l’ en tant que corps social d’un entrelien humain[8] se reflète directement dans la structure[9] de l’ en tant qu’habitation. C’est d’abord que l’, par son intérieur, exprime une « cohésion sans distance » (hedate naki ketsugô). Aucune chambre ne se distingue des autres par une fermeture ou un verrouillage témoignant d’une volonté de distanciation. C’est dire que l’individualité des chambres s’efface. Même si fusuma et shôji[10] les séparent, cette séparation ne vaut que dans une confiance mutuelle, et ne manifeste aucune volonté d’empêcher qu’on les ouvre.  (…)
     En second lieu, l’ «  » se distingue clairement par rapport à l’extérieur. Alors que les pièces ne ferment pas, en revanche, vis-à-vis du dehors, on ne manque pas de fermer les portes (tojimari). En sus, vers l’extérieur, il y a une haie ou une palissade, voire, à l’extrême, des épineux et un fossé. Quand on vient du dehors, on ôte ses socques (geta) ou ses souliers dans le vestibule (genkan), ce qui distingue très nettement l’intérieur de l’extérieur[11].   La distance, là, se manifeste à l’évidence.

            Passons sur les détails. Il s’agit là d’un idéaltype de la spatialité nippone, auquel ne correspond plus nécessairement la réalité dans les villes d’aujourd’hui. L’essentiel cependant est là : dans l’espace domestique en tant qu’uchi, la distinction entre les pièces comme entre les individus ferait place à un « entrelien sans distance », hedate naki aidagara, qui s’établirait dans son opposition à l’extérieur. À quelle ontologie cela peut-il correspondre ?


3. Le sujet comme domaine privé
Précisons d’abord ce que Watsuji entend là par « extérieur ». Comment comprendre par exemple qu’il insiste tant sur la fermeture de la maison par rapport au dehors, alors qu’on parle plus habituellement de son ouverture ? Dans ce qui reste la meilleure étude en langue occidentale de la maison japonaise traditionnelle[12], Jacques Pezeu Massabuau insiste sur cette ouverture. Il ira même jusqu’à écrire que « La maison japonaise se fond dans la totalité de l’espace occupé par la collectivité »[13]. Alors, ouverture ou fermeture ?
            Il faut ici distinguer deux limites dans ce qui définit l’espace domestique par rapport à son extérieur. Ce que Watsuji a en tête, c’est une maison de maître comme celle de son enfance, à la campagne, et entourée par un jardin qui lui est si consubstantiel que, dans son souvenir, la fermeture du second sur l’extérieur par une haie – voire une haie d’épineux, sakamogi 逆茂木 – se confond avec celle de la maison le soir, tojimari 戸締り. C’est là négliger que, dans la journée, la maison est très peu fermée sur le jardin. Ce qu’en revanche Pezeu-Massabuau a en tête, c’est cette ouverture de la maison sur le jardin, à quoi se combine l’évidence que la société japonaise est particulièrement unitaire ; d’où, à l’inverse de Watsuji, la négligence des démarcations qui n’en fondent pas moins l’uchi à divers échelons.
            Entre ces échelons divers, il y a en réalité une série d’embrayages, qui jouent sur plusieurs dimensions pour assurer la correspondance entre espace physique, espace social et espace mental. Le plus remarquable de ces embrayages est sans conteste l’en  ou engawa 縁側, c’est-à-dire la plate-forme planchéiée qui borde le côté extérieur de la pièce principale, le zashiki 座敷, voire, dans certains temples, les quatre côtés du bâtiment.En vient du vocabulaire bouddhique, où il a traduit les termes sanskrits ālambana (objet d’attachement) et pratyaya (condition, affinité, croisement de chaînes causales)[14]. Kawa (gawa en composition) signifie « côté ».Engawa, c’est donc le « côté en », celui qui fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur. Il est en effet à la fois dehors (car distinct des pièces de l’intérieur proprement dit, qui sont couvertes de tatamis, et dont le séparent des cloisons coulissantes de papier translucide, les shôji 障子mais aussi dedans (car il est à l’abri d’une avancée du toit). Dans la journée, où l’on a ôté les lourds volets coulissants (amado 雨戸) qui le closent la nuit, l’en est totalement ouvert sur le jardin, de même que, shôji ouverts, le zashiki peut l’être aussi par son intermédiaire.
            Diverses pratiques sociales donnent vie sur un autre plan à ce caractère médial, ni dedans ni dehors mais aussi à la fois dedans et dehors, qui s’incarne dans l’en. Ce même caractère s’incarne encore, mais sous une autre forme, dans le vestibule genkan 玄関, la « passe obscure », mot également dérivé du bouddhisme où il signifiait le passage difficile des illusions à l’éveil. Dans le genkan aussi, l’on n’est ni vraiment dedans – car il est à niveau de sol, et l’on y a encore ses chaussures avant de s’en défaire pour « monter » (agaru 上がる) dans la maison – , ni vraiment dehors – car on a déjà passé l’entrée –. Les gens qu’on ne tient pas à faire « monter » chez soi seront genkan barai  玄関払い , non admis au delà du genkan.   
            Qu’une terminologie d’origine religieuse, donc spirituelle, se soit ainsi matérialisée dans l’architecture de l’uchi en dit long déjà sur l’interaction de l’espace physique et de l’espace mental, par le truchement des pratiques sociales ; mais cette interrelation va plus loin encore. Elle touche aux structures profondes de l’être et de son milieu, comme va l’illustrer un exemple simple : l’expression verbale de la personne.
            Dans une langue comme le français, la première personne (du latin persona, masque) est le pronom personnel « je ». Cette personne est indépendante des circonstances : toujours et partout, l’on est « je ». C’est ce qui deviendra le sujet individuel moderne, dont Descartes a dit l’essentiel quand il écrivit : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[15].
            Voilà qui n’irait pas de soi en japonais, langue où il n’y a pas de pronoms (cette catégorie, copiée sur les grammaires européennes, a été introduite sous Meiji), et en particulier pas de « je ». Selon les circonstances, « je » est toujours un autre, comme, eût-il su le japonais, Rimbaud l’aurait sans doute précisé ; car l’identité du locuteur s’exprime par diverses tournures, qui se comptent pas dizaines. La plus fréquente est aujourd’huiwatakushi  ; mais quoi qu’en disent les dictionnaires, ce terme n’est pas un pronom, car il en diffère par deux traits essentiels. D’abord, la plupart du temps, on ne l’utilise pas, ce qui n’est pas le cas de « je » : en français, vous ne pouvez pas parler de vous sans dire « je ». Comme les verbes n’ont pas non plus de flexion (donc pas de « première personne »), la personne en tant que sujet individuel ne s’exprime pas. Elle révèle autrement son existence. Deuxièmement, watakushi, qui n’a pris l’acception de « je » qu’au XVIe siècle, c’est fondamentalement un substantif, désignant le domaine privé par opposition au domaine public ou éminent. Ce sens reste primordial dans le sinogramme, lu alors shi comme dans shiritsu daigaku 私立大学, université privée. En français, vous ne pouvez pas dire « privé » à la place de « je », parce que « privé » n’est pas un pronom. En japonais, c’est possible, parce que votre identité et celle du domaine privé se chevauchent. Mais comment peut-il y avoir à la fois identité propre et chevauchement ?       

4. Je est un autre
Que, selon les circonstances, le locuteur puisse exprimer son existence par diverses tournures, cela revient à dire que la définition de la personne est circonstancielle. « Je » est toujours un autre, plus ou moins assimilable au contexte. Or ce contexte n’est pas une simple Umgebung, un donné environnemental universel, existant en soi ; comme l’aurait dit Uexküll, c’est une Umwelt, à savoir un milieu investi par l’existence du sujet qui s’y exprime. Ce milieu est donc un uchi, dont l’étendue et la nature se définiront en fonction du soto vis-à-vis duquel, selon les circonstances, l’uchi se pose comme tel.
            Nous sommes là aux antipodes du « je » cartésien, c’est-à-dire du sujet individuel moderne qui, lui, se pose comme tel indépendamment de tout lieu et de toute circonstance. Alors que ce « je »-là est substantiel, l’uchi est relationnel. C’est une intériorité aux limites variables, qui peut être la mienne personnellement (quand, petite fille d’Ôsaka comme Jarinko Chie[16],  je dis uchi pour dire « je » ou « moi »), ou celle de ma maison, ou celle de l’entreprise où je travaille – serait-elle mondiale comme par exemple Toyota, etc.. Ce n’est pas tout. Dans le champ de cet  intérieur,  la centralité de ma propre existence peut se déléguer à d’autres que moi. C’est en vertu de cette logique que, dans l’exemple cité par Watsuji, une femme pourra dire « Uchi », comme une Française dirait « Gaston », en parlant de son mari. Ladite femme et son mari partageant un même uchi, en cette occasion-là, elle peut, vis-à-vis d’autrui, investir son mari de la focalité de ce foyer. C’est dans le même sens qu’une épouse française, pour ironiser, pourrait parler de son cher Gaston en disant « le maître de céans ». Logique, puisque « céans », ici dedans, c’est bien uchi : un intérieur investi par une existence, la sienne. Toutefois, elle n’irait pas jusqu’à dire « Céans » à la place de « Gaston » ; car, à la différence du japonais, la logique du français s’y oppose.
            En vérité, ce n’est pas affaire de logique – domaine où, selon le principe du tiers exclu, une substance ne peut en même temps être une autre substance – ; c’est une lemmique admettant le tiers, car fonctionnant non point sur la base de l’alternative « ou bien A, ou bien non-A » mais sur celle du tétralemme, qui combine les quatre lemmes 1. A ; 2. non-A ; 3. ni A ni non-A ; 4. à la fois A et non-A. L’usage du tétralemme vient au Japon du bouddhisme (celui du Grand Véhicule, le Mahāyāna), et, de pair avec le vocabulaire du bouddhisme – tels genkan, en etc. –, il y a déteint sur l’architecture. L’engawa, par exemple, qui n’est ni dedans ni dehors tout en étant à la fois dedans et dehors, cela n’est autre que la matérialisation du 3e et du 4e lemmes. Et c’est selon cette même lemmique que Madame, en parlant de Monsieur à un tiers, pourra dire Uchi.
            Certes, voilà qui est bien japonais ; mais ne serait-ce vraiment là que nipponerie ? Que nenni ! Ce que la langue japonaise porte ici à un degré singulièrement explicite, c’est un trait universel de l’existentialité humaine. Ladite lemmique, c’est au fond celle de tout milieu humain ; car dans tout milieu humain, l’existence est ek-sistence. Elle est être-là, da-sein au delà des limites du topos ontologique moderne, ce TOM qui entendit borner l’être à l’abstraction du « je » cartésien. Dans un milieu humain, c’est-à-dire en réalité, l’on existe en tant que divers uchi de calibre variable, selon les circonstances et en fonction du contexte, plutôt qu’en tant que ce « je » immuable et abstrait. Concrètement, c’est Rimbaud qui avait raison : « Je est un autre » ! Et entre « autres », il est ma maison : uchi [17].

Palaiseau, 8 mai 2014

             


[1] Moine d’une force légendaire, dévoué à Yoshitsune, dans l’épopée des Minamoto et des Taira au XIIe siècle.
[2] Dans ce texte, les noms japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom.
[3] Traduction française : La société japonaise, Paris, Colin, 1974.
[4] Traduction française : Fûdo, le milieu nippon, Paris, CNRS, 2011.
[5] Op. cit., p. 205-207.
[6] (Note de Watsuji) Ce sont les Anglais qui mettent le plus l’accent sur leur chez-soi, mais home signifie à l’origine « habitation », « terre », et n’a pas de rapport avec le sens de « dedans ».
[7] (Note de Watsuji) En anglais, il y a aussi la distinction entre parti au pouvoir (les ins) et partis d’opposition (les outs).
[8] Ningen no aidagara to shite.
[9] (Note de Watsuji) Il va sans dire que cette structure est médiale (fûdoteki). Le problème que nous posons ici est vraiment celui de la spécificité médiale de l’existence humaine (ningen sonzai no fûdoteki tokusei).
[10] Cloisons coulissantes et amovibles délimitant une pièce, les unes opaques (les fusuma, entre deux pièces), les autres tendues de papier translucide (les shôji, entre une pièce et la bordure engawa, ou dans une fenêtre).
[11] Le genkan, où l’on est chaussé, est à niveau de sol et non planchéié ; mais pour « monter » (agaru) dans la maison, dont le plancher est sur pilotis, il faut se déchausser.
[12] Jacques PEZEU-MASSABUAU, La maison japonaise, Paris, Publications orientalises de France, 1981.
[13] Id., « La maison japonaise : standardisation de l’espace habité et harmonie sociale », Annales ESC, 1977, n° 4, p. 696.
[14] Frédéric GIRARD, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008, vol. I, p. 196.
[15] Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et 39.
[16] Héroïne d’une célèbre série de manga.
[17] Les thèmes ici cursivement effleurés sont plus argumentés dans trois de mes livres : spécialement dans Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1981 (épuisé ; texte repris et amendé dans Le sens de l’espace au Japon, avec Maurice SAUZET, Paris, Arguments, 2004) ; plus généralement dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, et Poétique de la TerreHistoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. On ne manquera pas de se reporter au Vocabulaire de la spatialité japonaise, sous la direction de Philippe BONNIN, NISHIDA Masatsugu et INAGA Shigemi, Paris, CNRS, 2014.