mercredi 17 décembre 2014

Poétique de l’écoumène, pulsation des choses / I. Favre

Stéphanie Cailleau Pierres Bleues
Stéphanie Cailleau, Pierres Bleues
(source)
Séminaire Mésologiques, CR de la séance du 28 novembre 2014

Poétique de l’écoumène, pulsation des choses

Isabelle Favre

And beauty born of murmuring sound
Shall pass into her face [1]

« Pulsation des choses » : cette expression m’a été inspirée par la lecture de l’anthropologue britannique Tim Ingold, et de sa Brève Histoire des lignes, lorsqu’il tente de définir ce que peut être une ligne abstraite. « Dans son essai Du Spirituel dans l’Art, Kandinsky explique que l’abstraction ne consiste pas à vider une œuvre de son contenu pour n’y laisser qu’un contour vide ou une pure forme géométrique. Elle suppose au contraire l’élimination de tous les éléments figuratifs ne renvoyant qu’à l’extériorité des choses, à savoir leur aspect extérieur, afin de révéler ce qu’il appelle leur « nécessité intérieure » […]. [C’est] la force de vie qui les anime et qui, vu qu’elle nous anime aussi, nous permet d’entrer en contact avec elle et de ressentir leur affectivité et leur pulsation de l’intérieur » [2].

Kandinsky précise ailleurs que la nécessité intérieure représente  « le principe du contact efficace de l’âme humaine » [3] sur lequel « doit reposer […] l’harmonie des formes ». Ce  « contact efficace » [4] me fait lui-même penser au  « contact conscient » de Leroi-Gourhan, que recherche selon lui « depuis un bon milliard d’années une partie des vivants » [5] ?
Contact conscient devenant « principe de contact efficace de l’âme humaine » puis, peut-être, « principe de Zong Bing » concernant le paysage : « Tout en ayant substance, il tend vers l’esprit »,  suivant la traduction d’Augustin Berque. Peut-on associer ces trois tensions
créatrices et comment ? C’est sans doute le cœur de ma recherche qui n’a, peut-être, plus qu’un rapport lointain avec cet auteur chinois, mort en 443, du premier traité de peinture de paysage connu dans l'histoire.

La nature est devenue « artifice humain »[6], par l’esprit mais aussi par la main de l’homme, puisqu’on a coutume de considérer comme travail ce qui est action physique. Pourtant le travail implique aussi les sens, la pensée, le langage et il s’inscrit tout autant dans les systèmes écologiques, techniques que symboliques.
Sans négliger les aspects écologiques et techniques, j’aimerais évoquer la dimension symbolique qui peut s’attacher au travail humain dans des représentations artistiques de la campagne. J’essaierai aussi de développer ce que j’appellerais une poétique de l’artificialisation, en essayant de redonner au travail tous ses attributs créatifs, constructifs avec sa relation au temps qui passe.
En tant que géographe, l’art représente pour moi une manière d’écrire sur la terre, exprimant diverses formes d’interprétation créative et sensible de ce qui nous entoure.
Nous avons souvent l’idée d’un art que l’on saisit en perspective et à l’intérieur d’un cadre. Ce cadre est en réalité un lien ouvert sur l’extérieur. Ces représentations peuvent aussi s’enrichir d’une perception haptique où la main, passant par l’esprit (ou est-ce l’inverse ?) nous met en « contact conscient » et nous invite à agir avec un « contact approprié » sur ce qui nous entoure.


1/ LA CAMPAGNE REPRÉSENTÉE

Pieter van der Heyden Printemps d’après Bruegel l’ancien
Pieter van der Heyden (1570), Printemps
d’après Bruegel l’ancien (1565),
dans Hieronymus Cock, La gravure de la Renaissance, catalogue de l’exposition (Musée Leuven),
Institut Néerlandais de Paris (septembre-décembre 2013)
Dans un premier temps, je voudrais m’attacher à la représentation du travail à la campagne, en prenant pour exemple trois œuvres, entre la fin du Moyen-Âge et les débuts de la modernité.
Je pense qu’il faut parler de campagne et non de paysage, la traduction d’un espace et non l’expression et l’expérience sensibles du sens que nous lui donnons : le paysage est en préfiguration dans certains mois du calendrier des Très Riches Heures du Duc de Berry et au second plan dans les dessins de deux artistes flamands du XVIe siècle : Bruegel et Hans Bol.

Ma lecture ne sera pas celle d’un expert, avec les exigences d’un historien en particulier. Je n’aurai pas non plus le point de vue des personnes pour qui ces œuvres étaient créées. Cela me conduira sans doute à des contre-sens, que je vous invite à suivre avec moi, en imaginant y découvrir une certaine pulsation des choses, tout en souhaitant ne pas les enfermer dans mon interprétation.
 
Les douze mois des Très Riches heures du Duc de Berry, ne sont que la partie la plus connue de ce livre de prières. Je n’ai pas le temps de détailler l’histoire de cette œuvre que je vous conseille d’aller admirer au musée de Chantilly où elle est conservée dans son original en vélin, c’est-à-dire de la peau de veau mort-né.
Peut-on cependant oublier l’Histoire en regardant ces mois ? Ils représentent deux sujets principaux : la vie des gens de cour d’une part et le travail des paysans d’autre part. Les vues sont presque toujours surmontées d’un château qui domine les scènes paysannes : pour représenter la pression exercée sur une population assujettie ou un gage de paix, alors qu’en ce début du XVe siècle, la peste et la famine menaçaient et que la guerre de Cent ans et des conflits secondaires ensanglantaient villes et campagnes. Expériences de la catastrophe « qui produit un milieu exsangue de pulsation médiale »[7], bien loin de la fiction de l’ordre éternel des champs. S’il a jamais existé, il n’était vraiment pas d’actualité ! Mais il est représenté. Peut-être le duc de Berry, fils, frère et oncle de roi, approchant 70 ans (grand âge à cette époque), souhaitait-il ainsi faire mettre en scène sa sagesse et la paix.[8] Artifice et légitimité de la représentation. 

De façon exceptionnelle dans ce calendrier, le mois d’août juxtapose deux sujets : les paysans au travail, placés à l’arrière-plan, « cohabitent » avec cinq nobles à cheval et leur valet de pied, partant à la chasse au faucon. Le seul lien entre les deux plans, en regardant de plus près, semble être le bleu : la tache d’un vêtement posé au bord de la rivière. Ce bleu renvoie peut-être à celui du ciel où l’on retrouve les signes astrologiques du Lion et de la Vierge ainsi que le char du soleil, toujours présent sur les douze mois.
Ce bleu fait écho à la cape d’un personnage au premier plan (le Duc de Berry ?) et au harnachement de son cheval ponctué d’or. Le contraste entre les couleurs vives de ces nobles cavaliers et les silhouettes incolores des moissonneurs, dont on ne voit pas le visage, est frappant.
Ce bleu peut exprimer le luxe ostentatoire face au travail, avec l’utilisation du lapis lazuli, du plus bel effet esthétiquement (il nous enchante encore aujourd’hui). Mais, vu son prix, il permettait aussi d’afficher la richesse du commanditaire.
La tache bleue qui fait le lien entre les rives pourrait aussi illustrer les propos de Paul Freedmann au sujet de l’image des paysans au Moyen-Âge. « Le seigneur pouvait observer les paysans avec mépris, mais non d’une distance telle qu’il pût les ignorer […]. L’hostilité envers les paysans ne masque pas la relation entre travail et luxe ainsi que la dépendance du seigneur envers les laboureurs de ses champs »[9]Laboureurs qui sont ici des moissonneursl’un coupant, l’autre assemblant les gerbes et le troisième s’apprêtant à les empiler dans une charrette attelée, la tête penchée sur leur travail et cachée sous leur chapeau, contrairement aux personnages du premier plan et à l’un des baigneurs, assis au bord de l’eau à côté du vêtement bleu.
Un autre baigneur rejoint la berge, deux créatures étranges nagent : s’il s’agit bien d’êtres humains dans cette eau noire, on notera que l’un des deux fait même la planche, moment de détente suprême.
C’est sans doute solliciter ce mois d’août de manière anachronique que d’y voir représenté un paysan qui non seulement ne travaille pas mais s’octroie un vrai moment de pause, à comparer aux loisirs codés et raffinés de la Cour (ici la chasse au faucon) : deux registres de loisirs (« ostentatoires » pour le premier ou lâcher-prise pour le second), tournant le dos aux moissonneurs sur l’autre rive de la rivière.
Plus que de liberté, n’est-ce pas une certaine sauvagerie qui serait représentée ? Ces nageurs ont tout de même une allure assez bestiale, mais ce n’est pas le cas des personnages nus sur la berge, qui pourraient venir du château (relié à la rivière par le chemin). Ni les uns et ni les autres ne sont peut-être des paysans, alors que certains les ont assimilés dans une seule et même nudité qui représenterait « la nature en opposition à la culture »[10], opposition qui nous le savons est toute artificielle.
On pourrait proposer une approche plus abstraite se référant à une expression latine « aut natat, aut perreat » (‘nager, ou périr’) : la vie oblige à ne jamais s’arrêter de nager, quelle que soit sa condition. En fréquentant Kandinsky, j’ai retrouvé la même idée, associée au travail de l’artiste : « Dans un de ses romans, Sienkiewicz [par ailleurs prix Nobel, pour Quo Vadis] compare la vie spirituelle à la nage ; celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse sombre immanquablement »[11].                                                                            
L’interprétation anachronique désignerait trois univers séparés : la cour opposée aux moissonneurs au travail, et la rivière avec ses nageurs. La deuxième interprétation les intègre tous dans un monde dont le déploiement à la fois physique et symbolique serait désigné par cette rivière.
En regardant bien, tous les êtres communiquent entre eux, entre les plans représentés : les cavaliers passent en ignorant ce qui les entoure mais le faucon dans la main du premier cavalier se rapproche de la créature qui nage. On peut aussi tracer une ligne courbe vers la gauche et remonter vers un bouquet d’arbres dont les troncs sont comme plantés dans les têtes d’un couple visiblement amoureux  et dont la cime rejoint un moissonneur. Ce monde dessiné par de grands artistes montre une fluidité certaine, représentée par la rivière qui s’élargit pour accueillir des nageurs. À cette rivière-matrice correspondrait une rivière-empreinte[12], par exemple celle du personnage ayant laissé son vêtement bleu sur la rive, avant d’entrer dans l’eau. Je songe à l’« émouvance des choses », évoquée par Augustin Berque à propos de la question : « Comment - sauf par métaphore – avoir des liens avec une rivière quand on n’est pas soi-même cours d’eau ? »[13]
Peut-on élargir aux registres multiples de ce mois d’août cette « émouvance des choses », expression issue du japonais 'mono no aware' et retrouver dans une autre culture « la même ambivalence qu'une de ses possibles traductions "le sentiment des choses" : grammaticalement on ne peut savoir si no ou 'des' veut dire un génitif objectif (ce que l'on éprouve pour les choses) ou un génitif subjectif (ce que les choses éprouveraient), […] les choses concernent notre existence. »[14] ?
Mais si fluidité il y a, à partir de cette rivière empreinte-matrice, elle nous apparaît comme une limite. Séparation, ou lien pour ceux qui savent nager, et dont la vie spirituelle assemble plutôt qu’elle ne distingue ce qu’elle se représente.
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Dans cette figuration particulièrement vivante du Printemps par Bruegel, le travail  s’impose au premier plan, dans un espace particulier de la campagne, un jardin. Avec huit jardiniers (quatre hommes et quatre femmes), penchés sur leur travail, à bêcher, semer, planter, ratisser des plates-bandes, entourées de paniers. Ce premier plan, délimité par une balustrade, occupe en diagonale plus de la moitié du cadre, de façon assez spectaculaire. On remarque aussi sur la droite deux hommes en train d’attacher des branches sur une tonnelle.
Un peu plus loin, nous quittons le domaine du jardinage, « décoratif » mais néanmoins exigeant en travail, pour une activité agricole : la tonte des moutons.
Plus haut, au pied de l’église et sous un vol d’oiseaux, à la sortie du village, un autre personnage semble semer.
Devant la tonnelle, se trouvent trois figures : il s’agirait de la maîtresse de céans, venue surveiller les opérations. Elle seule sait, et la transmission de ce savoir serait désignée par le petit singe avec lequel s’amuse la jeune fille. On ne dit rien du vieillard courbé, qui semble jeter une poignée de graines, vers le sol, pour les semer ? J’aurais tendance, à l’encontre des experts, à interpréter ces trois figures de façon plus allégorique, par exemple une représentation de la fuite du temps. Un contresens par lequel je pourrais les rapprocher de ceux qui se trouvent sur l’autre rive de la rivière (encore une), où est amarrée une barque (un motif typique pour la représentation du mois de mai)… Deux couples enlacés, deux autres personnages que l’on peut prendre pour des musiciens au pied d’un lieu qui semble surtout fait pour le plaisir.
Travail (qu’il soit pour l’agrément ou plus utilitaire) et loisirs ont lieu dans deux espaces différents, mais dans le même temps, et finalement dans un seul et même milieu où chacun joue sa partition orchestrée par Bruegel dans une même pulsation.

Hans Bol Avril dans les douze mois
Hans Bol, Avril dans les Douze mois (1580)
De Bosch à Bloemaert : Dessins néerlandais des XVe et XVIe siècles du Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Fondation Custodia, Paris, catalogue de l’exposition (du 22 mars au 22 juin 2014)
Le battement de cette pulsation sera d’autant plus sensible en regardant le mois d’Avril tel que représenté par Hans Bol. Encore un jardin, un peu plus clos que celui de Bruegel dont il s’inspire, et  organisé autour d’une perspective affirmée[15], avec pour point de fuite un village et son clocher. L’arbre immense du jardin lui fait de la concurrence. Entre le village, et le jardin séparé du château par des douves où nagent deux cygnes, la perspective dessine un espace où quelques personnages isolés se consacrent à divers travaux des champs. Dans le jardin, on compte à nouveau huit jardiniers. Comme les paysans, tous sont au travail. Il est frappant de constater que les deux hommes au premier plan ont un corps très solide et musculeux. Le contraste est d’autant plus fort avec les élégants promeneurs, le buste légèrement rejeté vers l’arrière, touchant tout juste terre. Ils sont comme plaqués sur ce jardin, avec autant d’artifice que ses plates-bandes tirées au cordeau. Ce couple semble en quelque sorte « hors de l’image. Hors de l’image, c’est dire symboliquement hors du milieu » selon les mots d’Augustin Berque[16], ici hors de l’espace singulier où la relation à la Terre est vécue par le travail. Relation en prise sur ce milieu où eux ne font que passer, leur loisir étant rendu possible par un métabolisme où « les paysans agissent au même titre que le soleil et la pluie pour assurer la fertilité de leurs champs et leur prospérité » pour reprendre la belle expression de l’historien de l’art Walter Gibson[17] 

2/ LA CAMPAGNE VÉCUE

Dans ses Pleasant places (et non les « pleasant perspectives »[18] décrites par Raymond Williams, c’est toute la différence), Walter Gibson observe que la peinture hollandaise du XVIIe siècle, le siècle d’or, figure des « lieux [qui] incarnent l’existence insouciante et sans entraves que les citadins ont projetée depuis des siècles sur la campagne »[19], l’existence des paysans !
Mais la campagne, c’est aussi l’absence de limites (longtemps ce qui était en dehors des fortifications du château ou de la ville), là où l’on peut s’échapper dans le bleu du ciel. Un peintre tel que Philips Koninck l’illustre de manière magnifique. L’expérience de l’infini est dans ces lignes horizontales qui traversent le tableau et vont au-delà du cadre. On les retrouve trois siècles plus tard chez son compatriote Hendrik Chabot.
S’échapper aussi, le temps d’une sieste ? Le loisir pour un paysan, ce ne peut-être que ‘ne rien faire, dormir’ ? Mais pourquoi pas aussi « oublier un instant sa peine », être vivant, tout simplement, comme ‘cet homme à la bouche béante’[20]Le temps s’arrête : la sieste, une achronie, une uchronie comme utopie, où l’on est partie prenante de la chôra dont l’on perçoit très fort à l’endormissement et au réveil la pulsation médiale. On croit l’avoir quittée un instant mais elle en a profité pour nous envahir, comme si nous étions une chose. Il faudrait ne pas la quitter, tout en devenant autre chose que sa chose…

Abordons la modernité  et les doutes qu’elle sait susciter. Pour les urbains que nous sommes, il se joue, à la campagne, des choses étranges, comme en témoigne ce passage d’Un été paysan vécu par Rainer Maria Rilke[21].
[…] IIIJe vis tout un étéSur la pente.(L'endroit est dur à découvrir.)Dans une maison de paysan, dans laquelle parfois j'ai des frissons :        le paysan part si souvent faucher.
Je le trouvai un jour dans la valléeet le regardai droit dans les yeux             le paysan était comme un géant,              dressé sur la prairie étrangère             il fauchait lentement la lumière …



On cite souvent Cézanne pour tirer exemple de l’insensibilité au paysage du paysan qui le conduit au marché dans sa carriole remplie de pommes de terre.
Pourtant, n’y a-t-il pas une parenté entre le peintre et les paysans, même si, dit Cézanne : « Ils savent ce qui est semé là, le long de la route, le temps qu’il fera demain, si Sainte Victoire a son chapeau ou non […] que les arbres sont verts et que ce vert est un arbre, que cette terre est rouge et que ces rouges éboulés sont des collines, je ne crois pas qu’ils le sachent en dehors de leur inconscient utilitaire. Il faut, sans rien perdre de moi-même que je rejoigne cet instinct, et que ces couleurs dans les champs éparses me soient significatives d’une idée comme pour eux d’une récolte. Ils sentent spontanément devant un jaune, le geste de moisson qu’il faut commencer, comme je devrais moi, devant la même nuance mûrissante, savoir par instinct poser sur ma toile le ton correspondant et qui ferait onduler un carré de blé. De touche en touche, ainsi, la terre revivrait. À force de labourer mon champ un beau paysage y pousserait […] »[22]
Ces propos me semblent une belle introduction à une poétique haptique pour parler du paysage en l’ouvrant sur une dimension qui me semble déterminante aujourd’hui : un paysage avec lequel on est en prise concrètement, un partenaire, dont la réalité singulière ne cesse de se construireCette raison haptique permettrait d’associer et même d’intervertir la place de ceux qui regardent ou dépeignent le paysage et de ceux qui le fabriquent.
Pour moi la raison haptique  est une ‘disposition’ du regardeur, et de ce qu’il regarde, où la sensation tactile est privilégiée. Cette sensation tactile s’ouvre à l’atmosphère qui l’entoure, et à tout ce qui y croît. En fait, l’ensemble des sens est mobilisé, l’espace est organisé à partir du corps, et inversement, l’enjeu est cette pulsation commune…  Je voudrais en donner deux exemples.

Le lien que j’entretiens avec les Pierres Bleues de Stéphanie Cailleau  est en prise avec mes recherches sur la figuration de l’agriculture dans les paysages. Et plus particulièrement sur la place qu’y trouve la ficelle bleue, apparue en même temps que l’empreinte dans les paysages d’été de ces balles de foin, ou de paille : il semble maintenant qu’on les voit en plus grand nombre, sur des prés à l’échelle élargie.

Rapport d’échelle que l’on peut comparer avec le Paysan endormi de Chabot : entre cet homme, au premier plan, que l’artiste nous montre dans toute sa force et sa fragilité, et les meules de foin qui, discrètement présentes à sa gauche, disparaissent puis s’enfuient vers la ligne d’horizon. En fait, ce paysan est sans doute lui aussi hors de l’image, « comme un signe excentrique » [23].
La ficelle agricole lie désormais ces balles de foin, ficelle synthétique, imputrescible, en polypropylène, et qui est le plus souvent bleue. Lorsqu’on défait une balle de foin, on découpe cette ficelle qu’on réutilise précautionneusement. Dès qu’il s’agit d’attacher quelque chose, elle est là, et de manière plus ou moins discrète, elle fait partie du paysage. La plupart des urbains que nous sommes, pensant que la campagne échappe à l’artifice, ne veulent y voir que des matériaux naturels ou réputés tels. Et cette ficelle bleue, invisible autour des balles de foin, fait encore grincer les yeux lorsqu’elle vient lier autre chose, par exemple un rosier. Sa couleur, sa matière synthétique ne posent pas problème à ceux qui la voient « en tant que » lien solide. Ce n’est pas le cas pour ceux qui la voient « en tant que » corps étranger, artifice industriel.
Sur ces Pierres bleues, la ficelle agricole investit notre imaginaire en se faisant prendre, avec son allure rêche et brillante, dans le travail du feutre à l’aspect doux et mat.
Le travail du feutre consiste à exploiter les propriétés des fibres de la laine. Elles ont des écailles qui s’ouvrent : les fibres s’emmêlent et s’accrochent les unes aux autres. Trois conditions sont nécessaires : un choc thermique, des frottements et un changement de pH. Stéphanie Cailleau raconte : « On peut s’y mettre à plusieurs : on frotte, on roule la laine sur elle-même, on change de sens, on tape dessus avec les pieds. C’est un travail très physique et répétitif »[24].
Les Pierres Bleues sont des présences où se confondent minéral et végétal mais aussi animal, à travers la laine, et présence humaine avec une matière artificielle. Produit industriel pour un usage agricole, la ficelle devient excroissance végétale, comme un élément vivant qui pousse à travers la laine, qui ne fait qu’un avec les rochers. Ces Pierres bleues utilisent un matériau artificiel non pour montrer sa différence mais son appartenance à notre monde.  
Que signifie  « habiller un rocher » ? Stéphanie Cailleau dit d’abord : « C'est un geste bizarre, voire absurde... ». Mais elle poursuit : « Je recherche dans mes interventions à faire corps avec, la pierre, l'arbre, l'environnement, l'élément existant, préexistant ». « Tout est continu entre le naturel et l’artificiel, l’homme est en continuité avec son environnement ».

Les Pierres bleues composent avec des propriétés de la nature, pour le travail artisanal du feutrage, continuité ou fusion entre différents règnes.

Si Julie Legrand[25] compose avec des fils ce en quoi je vois un paysage, il s’agit d’une autre manière de composer : non pas en permettant que les choses « prennent », mais en les maîtrisant.
Le mot installation doit être entendu dans ses deux moments. La préparation, puis l’exposition. Cette installation n’est pas éphémère, puisque dans des conditions nouvelles, le dispositif est le même et peut être reproduit.
Mais tout reste éphémère dans le détail, le temps de chaque exposition et de sa préparation. Il s’agit de « débobiner » des fils de multiples nuances, accrochés en hauteur sur un échafaudage. Cette tombée de fils demande du temps, du travail, de la concentration, alors que « le fil débobiné ou détissé a à voir avec le relâchement du corps, voire à une libération de l’esprit ». Le fil n’est « plus ni enroulé ni serré, [il] serpente et s’accumule ».
Technique du corps ; le lien entre le corps et le matériau que l’on travaille ressemble à une chorégraphie. Comme la fabrication du feutre, même si l’expression est différente : plaquée sur le sol pour piétiner patiemment et avec force ; aérienne, arachnéenne, avec ces doigts qui vont de fil en fil pour faire descendre ce qui deviendra un amoncellement de couleurs. Ici, les fils ne sont ni enchevêtrés ni tissés. Ils forment plutôt comme une sculpture, un relief, une topographie choisie qui n’est ni tectonique, ni amorphe. Elle naît d’un ‘moment’, d’une « puissance de mouvoir » dans un milieu, d’un « entrelien »[26]. On peut y lire un paysage avec ses collines aux couleurs imaginaires. Expérience et expression artificielles de ce qui nous relie à notre environnement, il se déploie sur ce que Julie Legrand appelle un sarcophage, posé sur le sol. « Au fil qui relève de la ligne s'oppose de manière complémentaire le miroir qui est de l'ordre du plan, de la surface. Surface paradoxale, puisqu'à la fois on y plonge le regard, on croit y pénétrer, mais cela ne nous renvoie qu'à nous mêmes ou à l'environnement où se trouvent le miroir et l'œuvre. Le paysage est plutôt une évocation d’un corps qui retourne à la terre, de manière vivante : chaque atome du corps se recombine avec d'autres pour créer autre chose, d'autres matières, vivantes elles aussi. Ce qui m'intéresse, c'est le cycle infini des transformations, qui allient décomposition, et recompositions multiples et variées. »




Conclusion 

Il s’agit de rechercher la forme juste, dans une tension créatrice entre nature et artifice motivant certains de nos gestes. Être artiste, c’est aussi rappeler la dimension symbolique de ces gestes. Deux peintres, également théoriciens, qui ont inscrit l’art moderne dans la poétique de l’écoumène, me semblent d’ailleurs pouvoir contribuer aux recherches de la mésologie, et justifier de développements à venir.

Retrouvons d’abord la nécessité intérieure de Kandinsky :
"[…] La volonté inévitable d'exprimer l'objectif est cette forme que l'on désigne ici sous le nom de nécessité Intérieure […]. Elle est le levier permanent, infatigable, le ressort qui pousse sans arrêt "vers l'avant". […] Il est clair que la force spirituelle intérieure de l'art ne se sert de la forme d'aujourd'hui que comme d'un palier pour atteindre des formes ultérieures. 
En bref, l'effet de la nécessité intérieure, et donc le développement de l'art, est une extériorisation progressive de l'éternel-objectif dans le temporel subjectif. C'est donc, en d'autres termes, la conquête du subjectif à travers l'objectif.[…]"[27]. Une manière intéressante, venant d’un artiste tel que Kandinsky, d’aborder la notion de « trajection », me semble-t-il ?



Et voici ce que dit Klee, dans un texte un peu plus connu (comme Kandinsky et avec lui, il a étudié à Munich, et enseigné au Bauhaus à Weimar) :
« […] la marche à la forme […] prévaut sur le but terminal, sur la fin du trajet. […] La formation détermine la forme et prime en conséquence celle-ci. Nulle part ni jamais, la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme.
Bonne donc la forme comme mouvement, comme faire, bonne la forme en action. Mauvaise la forme comme inertie close comme arrêt terminal. Mauvaise la forme dont on s’acquitte comme d’un devoir accompli. La forme est fin, mort. La formation est Vie »[28].

Elle nous fait éprouver la pulsation des choses, l’éprouver sans l’épuiser.

Isabelle FAVRE
EHESS, 28 novembre 2014




Ce texte est une version abrégée de l’exposé accompagné d’un diaporama.
Les autres illustrations présentées peuvent être demandées à isabelle.favre@ehess.fr



[1] Wordsworth, Three years she grew, Lyrical ballads, 1800, in Bachelard, L’Eau et les Rêves (1942), 2014, p. 218
[2] Postface à Une brève histoire des lignes (2ème édition 2014), (téléchargée en mars 2014 : http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/  p. 225)
[3] Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art et dans la peinture en particulier, Denoël-Gonthier, [1911], 1979, p. 98  (« So ist es  klar, daß die Formenharmonie nur auf dem Prinzip der zweckmäßigen Berührung der menschlichen Seele  ruhen muß. », http://www.geocities.jp/mickindex/kandinsky/knd_GiK_gm.html consulté en ligne le 13 septembre 2014 
[4] ou plutôt « approprié » (« zweckmässig »)
[5] André Leroi-Gourhan, Le geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964 I, p. 86. Contact conscient transformant l’Umgebung (environnement) en Umwelt (milieu), selon Jakob von Uexküll
[6] « Au moins aussi importante sera ici la définition du travail du point de vue culturel, comme ce qui transforme la nature. En ce sens, le travail est essentiellement humain ; c'est l'artifice humain, comme opposé au naturel » : Augustin Berque, Festival International de Géographie de Saint Dié, 2007, http://archives-fig-st-die.cndp.fr/actes/actes_2007/berque/article.htm
[7] Yoann Moreau, projet de Vocabulaire de la Mésologie, coll., 2012
[8] Françoise Autrand, Jean de Berry, Fayard, 2000 : Les Très Riches Heures du Duc de Berry : dernier message d’un artisan de paix
[9] Paul Freedman, Françoise Marin. Sainteté et sauvagerie. Deux images du paysan au Moyen Âge. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 47e année, N. 3, 1992. pp. 539-560.
[10] Jonathan Alexander, Labeur and Paresse : Ideological Representations of Medieval Peasant Labor, Art Bulletin, 72 (1990), pp. 443-452,http://www.oneonta.edu/faculty/farberas/arth/arth214_folder/trh_alexander.html, consulté le 14 sept. 2014
[11] Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art et de l’Art en particulier, Denoël-Gonthier[1911], 1979, p. 45
[12] Voir Paysage-empreinte, Paysage-matrice,  Espace géographique, tome 13, n°1, 1984, pp. 31-34
[13] Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2014b, p.14
[14] Id. p.14
[15] « Bol associait la tradition flamande à son intérêt pour les maîtres du Nord inspirés par l’Italie de la Renaissance. Cela explique pourquoi Bol développa un style de dessin plus nerveux et une préférence pour des figures minces et gracieuses », inspiré par Vredeman de Vries et sa passion pour la perspective d’origine italienne. (Stefaan Hautekeete , Italianate and vernacular trends in the work of Hans Bolcolloque au M - Museum Leuven, 13/12/2013)
[16] Augustin Berque, Poétique de la Terre, Belin, 2014a, p. 36
[17] Walter GibsonPleasant places, The Rustic Landscape from Bruegel to Ruisdael, University of California Press, Berkeley, 2000, p. 130 (« the peasant as he might have been viewed by a great landowner, as part of his wealth, agents like sun and rain working to ensure the fruitfulness of his own property »)
[18] Raymond Williams, Plaisantes perspectives, Actes de la recherche en sciences sociales, Année 1977, Volume 17, Numéro 1, p. 29 - 36
[19] “More specially, they imbody the image of the carefree, untrammeled existence that townsmen over the centuries have projected onto the countryside": Walter Gibson (2000) p. 130
[20] voir p. 7 et note 23
[21] Rainer Maria Rilke, extrait d’Un été paysan, Poèmes épars et fragments, 1897-1926, NRF Gallimard, Paris, 1997
[22] ibid., p. 263, 264
[23] remarque de Kees Vollemans, auteur d’un livre sur Chabot de maan en het oog (La lune et l’œil), 1001 Éd., 1991
[24] Les Mongols enferment la laine dans un rouleau attaché derrière un cheval qu’ils font galoper longuement
[25] http://julie-legrand.tumblr.com/
[26]  Augustin Berque (2014b), p. 33
[27] Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art, Denoël-Gonthier, 1911 (1969), 1979, p.112
[28] Paul Klee, Philosophie de la création (Das bildnerische Denken, 1945), Théorie de l’Art moderne, Denoël (1964), 1985,         p. 61