mardi 8 décembre 2015

Habitat insoutenable et COP21 / Augustin Berque

(source)

[Habitat insoutenable et COP 21]

Préface à l’édition japonaise de : Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010
Augustin Berque

Que je l’aie écrit voici dix ans ne modifie pas l’actualité du propos de ce livre, propos qui reste de définir les origines et l’histoire des motivations qui ont poussé la société contemporaine, dans les pays riches, à idéaliser la maison individuelle au plus près de la nature, ce qui a conduit à l’éclatement des villes et au phénomène de l’urbain diffus. Les origines et l’histoire des motivations qui expliquent ce phénomène n’ont pas changé.

            L’on ne peut dire, toutefois, que l’attitude de la société contemporaine à cet égard soit restée la même qu’il y a dix ans, au Japon en particulier. En effet, l’insoutenabilité que je dénonçais alors – j’avais lancé en 2001, alors que je me trouvais à l’Université du Miyagi pour y enseigner la mésologie, un programme de recherche international, intitulé L’habitat insoutenable / Unsustainability in human settlements, qui a duré jusqu’en 2010 – est aujourd’hui devenue si évidente que c’est l’un des thèmes importants de la COP 21, qui se tient en ce moment même à Paris. La forme d’habitat en question – l’urbain diffus – est en effet l’un des premiers facteurs du réchauffement climatique, parce qu’elle implique nécessairement un développement excessif des déplacements automobiles individuels, lesquels, en l’état présent de nos techniques, sont encore fondés très largement sur la consommation de pétrole, et donc sur l’émission de gaz à effet de serre. Quels que soient les progrès des véhicules électriques, cette situation ne se renversera pas avant longtemps, car la production d’électricité elle-même,  a fortiori dans la mesure où le nucléaire serait banni, implique pour longtemps encore la consommation d’énergie fossile.
            Ces considérations techniques sur l’automobile, ou sur les moyens de chauffage de la maison individuelle (qui, pour des raisons de simple géométrie, dépense nécessairement plus d’énergie que l’habitat collectif), toutefois, sont loin d’épuiser la question. L’adjectif insoutenable, en français, ne signifie pas seulement que l’habitat en question n’est pas sustainable au sens que ce terme a pris dans la question environnementale, à savoir en somme que son empreinte écologique étant excessive, il ne peut pas se poursuivre sur le long terme, puisque la capacité biologique de la Terre à produire nos ressources et à absorber nos déchets n’y suffit plus. Même si l’empreinte écologique de cette forme d’habitat pouvait être réduite en deçà des limites de la capacité biologique de la Terre, ce qui est techniquement envisageable, cela ne changerait rien au fait – et sans doute même l’aggraverait – que cet habitat est « insoutenable » pour d’autres raisons aussi.
            La plus fondamentale de toutes ces raisons est d’ordre ontologique ; c’est que la maison individuelle au plus près de la nature est l’expression la plus évidente de la contradiction interne propre à l’individu moderne, qui prétend à la fois jouir individuellement de la liberté d’un rapport direct à la nature, tout en ignorant que, concrètement, cette liberté ne lui est donnée que par le développement des systèmes techniques et symboliques de la société moderne, lesquels sont nécessairement collectifs. En tant qu’êtres humains, notre rapport à la nature n’est en effet pas seulement écologique, il est nécessairement aussi, à la fois, technique et symbolique ; il est éco-techno-symbolique, et il implique de ce fait ce que l’anthropologue André Leroi-Gourhan appelait notre corps social (i.e. nos systèmes techniques et symboliques, extérieurs à notre « corps animal » individuel), ce qui s’apparente à ce que, de son côté, Watsuji Tetsurô appelait notre aidagara. Se fondant sur la réalité de ce corps médial  [plutôt que seulement « social », car il n’est pas seulement techno-symbolique, il est éco-techno-symbolique] constitutif de notre humanité même, Watsuji a comme on le sait créé le concept ontologique de médiance (fûdosei), qu’il a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine ». Or c’est précisément ce moment structurel de l’existence humaine qui est nié dans la recherche de la maison individuelle au plus près de la nature. Dans cette forme d’habitat, en effet, plus l’individu moderne dépend de son corps médial, et plus il le forclôt.
            Cette tendance de l’habitat humain n’est donc pas seulement insoutenable au sens de son empreinte écologique excessive, elle est non moins insoutenable ontologiquement, au sens de son inhérente inauthenticité, pour ne rien dire de son évidente absurdité logique. Certes, la maison individuelle a une très longue histoire, et c’est justement cette longue histoire que le présent livre questionne ; mais c’est avec la civilisation moderne, et en particulier avec l’individualisme moderne, qu’elle est devenue insoutenable, tant par son empreinte écologique démesurément accrue par le déploiement de nos systèmes techniques, que parce que notre individualisme accompagne ce déploiement même d’une forclusion croissante du moment structurel de notre existence, c’est-à-dire de notre médiance. Il y a là une contradiction majeure, et il nous faut la résoudre aux divers plans où elle se pose, y compris au plan le plus profond, à savoir la question de l’être, bien au-delà des termes dans lesquels se définit ordinairement la question environnementale, par exemple à la COP 21.
            Le cas du Japon est particulièrement intéressant à cet égard pour plusieurs raisons. D’abord parce que, jusqu’à Meiji, sa culture, plus particulièrement quant aux rapports sociaux,     
était pourrait-on dire antipodale à celle de l’Europe, où l’individualisme moderne est apparu au XVIIIe siècle (avec bien entendu des racines métaphysiques et religieuses beaucoup plus anciennes). Comme beaucoup d’autres réalités du Japon d’aujourd’hui, la notion même d’individualisme est au Japon un produit d’importation de l’époque Meiji. Même aujourd’hui, le moment structurel de l’existence humaine, au Japon, est loin d’avoir les mêmes expressions (linguistiques notamment) qu’en Occident.
            Il n’en est que plus surprenant que le Japon, après la seconde guerre mondiale, ait aussi délibérément imité le mode de vie des États-Unis, alors que ce mode de vie, apparu dans un pays neuf, aux dimensions continentales et aux densités relativement basses, n’avait strictement rien en commun avec la fûdosei nippone, marquée au contraire par une longue histoire de très fortes densités, sur un territoire exigu et montagneux, où la proportion des terres arables est incomparablement plus basse qu’aux États-Unis, et où par conséquent la tradition se distinguait par le soin extrême porté aux moindres parcelles de terrain. L’étalement urbain, et a fortiori l’urbain diffus, au Japon, sont donc une véritable hérésie. Or non seulement les formes contemporaines de l’habitat et de l’aménagement du territoire, au Japon, ont imité les États-Unis plutôt que de tirer parti de la tradition nationale ou d’imiter des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, beaucoup plus soigneux dans leur utilisation du sol, mais les réactions contre l’étalement et l’urbain diffus y ont été plus tardives qu’aux États-Unis eux-mêmes. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que la technocratie nippone s’est mise à parler, en japglish, de compact city, comme s’il n’y avait pas au Japon de shitamachi, de « Yanesen », de machizukuri et même de machizukuroi [ces termes réfèrent à l’actualité de l’urbanisme endogène au Japon]…
            À propos du phénomène de l’étalement urbain, l’un des participants du programme du Nichibunken susdit, le sociologue Miura Atsushi, a lancé l’expression de fastfûdoka [la macdoïsation du milieu, fûdo], qu’il a utilisée dans plusieurs articles avant d’en tirer en 2004 un livre, Fastfûdoka suru Nippon [Au Japon, le fûdo devient macdo]. Il y considère principalement les problèmes sociologiques posés par l’étalement urbain, mais nous pouvons étendre le sens de cette expression jusqu’aux problèmes ontologiques envisagés par Watsuji Tetsurô. Il s’agit bien d’une distorsion profonde du moment structurel de l’existence humaine, et c’est dans ce sens-là notamment que le présent ouvrage envisage le phénomène, non seulement à propos du Japon, mais dans le cadre général de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Anthropocène. La dégradation générale de notre environnement vient fondamentalement de ce que le sujet moderne a nié sa médiance, comme Descartes l’a paradigmatiquement exprimé lorsqu’il écrivit ce qui suit dans le Discours de la méthode : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui n’a besoin d’aucun lieu pour être, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ». Ce déni de la médiance, autrement dit la forclusion d’une moitié de nous-mêmes, à savoir l’aida du ningen [le terme ningen, « être humain » en japonais, combine deux sinogrammes, 人間, dont le second pris isolément se lit aida, « entrelien » ; ningen signifie donc littéralement « entrelien humain »], est la raison profonde pour laquelle les sociétés modernes, en tant que telles, resteront structurellement incapables de surmonter la crise de l’environnement, sinon au prix d’une révision radicale de ce qui les fonde : le corps médial que forment concrètement les humains entre eux et avec les choses, sur la Terre ; autrement dit, en réinventant leur propre médiance.
            C’est ce problème ontologique qui sous-tend le présent livre, lequel, pour autant, n’est pas un livre d’ontologie proprement dite. Je m’y suis attaché aux expressions sensibles de la médiance, à commencer par le paysage, et aux rapports de l’habitation humaine avec le paysage. « La maison individuelle au plus près de la nature », c’est en effet avant tout une maison dans le paysage, une maison où l’on peut jouir du paysage. C’est pourquoi l’Asie orientale tient une si grande place dans ce livre, puisque la notion de paysage est d’abord apparue en Chine, avant de se répandre dans toute l’Asie orientale, au Japon en particulier, où elle s’est alliée à une tendance plus ancienne encore à apprécier les manifestations de la nature. Pendant longtemps, cette recherche du paysage, dans le mouvement érémitique en particulier, s’est accompagnée d’un véritable amour de la nature, et même d’un mode de vie que l’on pourrait aujourd’hui qualifier d’écologique. Mais avec l’urbain diffus, la recherche de « la nature » (comme représentation, notamment comme paysage) en est venue au contraire à détruire la nature (au sens d’écosystèmes et de biosphère).
            Que « la nature » en soit venue à détruire la nature, c’est ce paradoxe dont le présent livre explore la genèse, la longue histoire, et le déploiement insoutenable à l’époque contemporaine. Ce paradoxe est particulièrement marqué au Japon, ce pays dont l’histoire a été marquée par l’amour de la nature, et qui pourtant a bafoué cet héritage, dans une sorte de démédiance qui n’est pas seulement sappûkei [« tue-paysage »], mais, avec la déprise qui frappe une proportion toujours plus grande de son territoire, semble entériner la devise du sujet moderne, lequel n’a soi-disant « besoin d’aucun lieu pour être ». Non ! Pour être, dans le moment structurel de leur existence, les Japonais ont besoin du Japon, de tout le Japon et pas seulement de Tokyo !
             Mais ce n’est pas seulement avec la nostalgie du pays natal, comme dans le poème de Li Bai que, voici dix ans, je citais à la fin de ce livre, que je voudrais clore cette préface. Comme les poètes ont toujours raison en fin de compte, j’en citerai ici deux autres, l’un allemand, Hölderlin : « Wo aber gefahr ist wächst das rettende auch » (Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve), et l’autre japonais, Bashô : « Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere to nari [Sors de la sauvagerie, quitte la bestialité, et suis la nature, retourne à la nature !] ». Ce qui peut nous sauver, si nous savons la préserver, c’est l’urbanité de nos villes, avec leurs transports en commun, non pas les machines individuelles de l’urbain diffus ; et si nous voulons retourner à la nature, alors faisons-le à pied comme Bashô, surtout pas en 4x4, ce véhicule conçu pour les sauvages et les bestiaux de l’urbain diffus, dont il sera beaucoup question dans ce livre !
            Enfin, pour terminer, outre M. Toriumi Motoki pour son énorme et scrupuleux travail de traduction, je voudrais remercier le Chikyûken [Research Institute for Humanity and Nature, Kyôto], en particulier son président, M. Yasunari Tetsuzô, et le professeur Abe Ken.ichi, qui m’ont invité pendant l’été 2015 et ont bien voulu s’entremettre pour que les Presses de l’Université de Kyôto publient la version japonaise de ce livre.

Palaiseau, 7 décembre 2015  
             
                                  



Note de l'éditeur en ligne : Ce texte est suivi d'un chapeau et d'un petit préambule que voici : 
"Le texte ci-dessous adapte pour le lecteur francophone ma préface à l’édition japonaise de : Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; traduit par Toriumi Motoki, Kyôto, Kyôto Daigaku Shuppankai, à paraître en 2016. Les modifications apportées au texte original ont été notées entre crochets.
"Ce livre a été écrit pour l’essentiel en 2005, alors que j’étais en détachement au Nichibunken [International Research Center for Japanese Studies], à Kyôto, pour y codiriger, avec mon invitant le professeur Suzuki Sadami [NB : tous les noms japonais sont ici donnés dans leur ordre normal, patronyme en premier], la recherche collective Nihon no sumai ni okeru fûdosei to jizokusei  [Médiance et soutenabilité dans l’habitation japonaise]. C’est en quelque sorte la version étendue de ma contribution – intitulée dans le rapport final /1/ « Bokushin Pan no dôkutsu to Nihon no sumai [La Grotte de Pan et l’habitation japonaise] »  – à cette recherche dont les autres participants furent, outre M. Suzuki Sadami, MM. Kuwako Toshio, Kioka Nobuo, Tsuchiya Kazuo, Higuchi Tadahiko, Yamaguchi Keita, Chiba Masatsugu, Yokohari Makoto, Miura Atsushi, ainsi que le traducteur du présent livre, M. Toriumi Motoki, mon ancien étudiant à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette et à l’École des hautes études en sciences sociales, auteur d’une remarquable thèse, écrite directement en français, sur les promenades parisiennes au début des Temps modernes. C’est dire qu’il ne pouvait y avoir de meilleur traducteur pour le présent livre."
/1/オギュスタン.ベルク編著『日本の住まいと風土性』Nichibunken sensho 41, Kyôto, Kokusai Nihon bunka kenkyû sentâ, 2007. English summary « Mediance and sustainability in Japanese habitation », p. 165-176.