samedi 19 février 2011

La subjectité dans l’évolution

Un singe et son petit
Séminaire « Poétique de la Terre ». Compte rendu du cours du vendredi 18 février 2011.

A. Berque présente et discute la théorie d’IMANISHI Kinji 今西錦司 en centrant le propos sur son ouvrage La subjectité dans l’évolution『主体性の進化論』Shutaisei no shinkaron (Tôkyô, Chûôkôronsha, 1980, 218 p.), qui est un plaidoyer pour les grandes idées qui ont guidé son œuvre.


Rappel

Imanishi et Itani en Ouganda
Imanishi (centre) et Itani (gauche)
Ouganda, le 6 mars 1958.
Sur les traces d'un gorille sauvage
(C) Itani Jun'ichiro Archives at PRI, Kyoto University.)
(source Current Biology vol 18 n°14)
Entomologiste, primatologue, écologue, anthropologue, homme de terrain et grand alpiniste (il mena en 1952 la première ascension du Manaslu, 8152m), IMANISHI Kinji (1902-1992, ci-après IK) est le plus célèbre naturaliste japonais du XXe siècle. Sa vie et son œuvre sont indissociables de Kyôto, où il naquit et mourut, comme il étudia et enseigna à l’Université de Kyôto. Aussi est-il considéré comme représentatif de l’école de Kyôto 京都学派 Kyôto gakuha. Pour une présentation succincte de sa pensée et de l’école de Kyôto, v. le CR et les documents du cours du 21 janvier.

N.d.W(ebmaster) : voir également l'article de Frans B. M. de Waal, Silent invasion: Imanishi’s primatology and cultural bias in science qui décrit Imanishi comme "the Stephen Jay Gould of
Japan", ainsi que l'article de Tetsuro Matsuzawa et William C. Mc Grew,  "Kinji Imanishi and 60 years of Japanese primatology", paru dans Current Biology, juil 2008, vol 18 No 14.

Le concept de sumiwake 棲み分け (écospécie)

IMANISHI Kinji 
La subjectité dans l’évolution
(Tôkyô, Chûôkôronsha, 1980, 218 p.) 


L’écospécie :
"Le choix de l’habitat se ferait 
au niveau de l’espèce 
(shu 種), non de la compétition
entre individus".
Ce concept a guidé l’œuvre d’IK. Il l’a élaboré dès ses premiers travaux sur les éphémères (kagerô, sorte de petite libellule) de la rivière Kamo. Sumiwake associe l’idée d’habitat (sumi) à celle de séparation (wake). Cela signifie que l’espèce et son habitat sont liés concrètement. D’où la traduction que je propose : une écospécie serait cette chose concrète (plutôt qu’écodiérèse, proposé le 21 janvier, qui serait plutôt l’idée de ségrégation de l’habitat).

En étudiant la répartition des ephémères, dont les larves vivent dans les torrents, IK remarque un lien entre la morphologie des différentes espèces et leur environnement. Là où le courant est lent et le sable abondant, les larves ont la tête pointue, pour pouvoir s’enfoncer dans le sable. Là où le courant est plus rapide, elles sont effilées, pour pouvoir nager. Là où il est très rapide, elles sont aplaties, pour pouvoir y résister.

Le concept de sumiwake a été rapproché de celui de niche écologique, utilisé déjà par Grinell en 1917, et que l’on définit comme la place occupée par une espèce au sein d’un écosystème (v. R. Barbault, Ecologie générale, Dunod, 2003, et l’entrée « niche écologique » dans F. Bloret et al., Dictionnaire de la protection de la nature, Presses universitaires de Rennes, 2009). Selon E. P. Odum, il faut distinguer l’habitat, qui serait comme l’adresse d’une espèce, de la niche, qui serait comme sa profession. Pour Hutchinson, il y aurait dans la niche écologique deux aspects : la niche spatiale, et la niche trophique. Selon les auteurs, ces deux aspects sont associés ou non. L’idée dominante est que la compétition interspécifique s’accentue si les niches respectives de deux espèces sont proches. Dans une même niche, en cas d’invasion biologique, l’espèce la moins compétitive est exclue. Deux espèces peuvent occuper un même territoire, mais dans des niches différentes, et une même espèce peut occuper successivement des niches différentes au cours de son cycle biologique.
Ce qui distingue l’écospécie, c’est que pour IK le choix de l’habitat se ferait au niveau de l’espèce, non de la compétition entre individus. L’espèce, ici, agirait comme la structure cognitive des organismes et comme leur communication effective. Dans le sens où IK emploie le terme shu 種 (espèce), il s’agit donc de quelque chose de plus qu’une catégorie taxonomique.

On peut rapprocher cette conception de la « logique de l’espèce » (shu no ronri 種の論理) mise en avant par TANABE Hajime 田辺元 (1885-1952), qui en 1927 avait pris la succession de la chaire de philosophie de NISHIDA Kitarô (1870-1945) à l’Université de Kyôto, i.e. à la tête de l’ « école de Kyôto ». Tanabe opposait cette logique, en tant que médiation, à celle du soku 即 nishidien (exemplifiée par la formule issoku ta, ta soku ichi 一即多、多即一 : « l’un c’est le multiple, le multiple c’est l’un »), où l’individuel et l’universel se résolvent directement l’un en l’autre. Pour lui, la pleine réalité est celle de l’espèce, c’est-à-dire une médiation donnant à l’individuel et à l’universel leur réalité historique (sur Tanabe, v. James W. Heisig, Les philosophes du néant. Essai sur l’école de Kyôto, Paris, Cerf, 2008, partic. p. 159 sqq).

Pour Tanabe,
"la pleine réalité est celle de l'espèce".
 Il y a ainsi une "logique de l'espèce" 

(shu no ronri 種の論理)
Par ailleurs, les conceptions d’IK ont été rapprochées du structuralisme (SHIBATANI Atsuhiro 柴谷篤弘, Imanishi Kinji no shizenkan 今西錦司の自然観, p. 443-461 dans ITÔ Shuntarô 伊藤俊太郎, dir. Nihonjin no shizenkan 日本人の自然観, Tokyo, Kawade shobô, 1995). Pour moi, ce rapprochement a ses limites, dans la mesure où le structuralisme est largement issu de l’abstraction dualiste pour laquelle les mots ne sont pas les choses, alors que dans la conception d’IK, spéciété et écospécie sont concrètement liées. Shibatani adopte effectivement une position dualiste en jugeant, p. 459, que les structures ne seraient que représentation : « Les structures sont des choses que chaque être humain fabrique dans sa tête (atama no naka ni 頭の中に), elles n’ont pas besoin d’exister à l’extérieur (-外に存在する必要はない )».

On peut dire certes, comme Shibatani p. 458, que les structures sont les règles invisibles qui lient entre eux les phénomènes visibles ; mais chez IK, ces règles sont concrètement présentes dans l’écospécie même de l’espèce. C’est dans ces relations proprement spéciques qu’existe ce qu’IK appelle shushakai 種社会, et que je propose de traduire par « spéciété » plutôt que par « société d’espèce ». La spéciété, qui va avec l’écospécie, est une entité concrète. Elle se différencie des autres spéciétés dans le processus même où se définit son écospécie. Tel est le premier principe qui guidera la théorie de l’évolution d’IK.


La science naturelle
"Cela consiste, devant la nature,
à instaurer au dedans de soi-même,
 la façon de voir la nature
"

Imanishi Kitaro
(Photo d'archives Itani Jun'ichiro, Univ. de Kyoto.)
Le second principe qu’IK dérivera de sa découverte de l’écospécie est la subjectité (shutaisei 主体性) de l’espèce. Pour lui, c’est en tant que telles que les spéciétés se constituent, évoluent et, ce faisant, s’écospécient. C’est sur ce point que sa théorie s’oppose le plus clairement à la théorie dominante, aussi bien quant à l’évolution qu’aux écosystèmes ; et c’est de ce fait qu’il a été ostracisé par le monde académique. Cela n’a du reste pas empêché qu’IK ait formé de nombreux disciples (en écologie, en éthologie etc.), et laissé sa marque dans de nombreuses institutions, au premier rang desquelles l’Institut de recherches en sciences humaines de l’Université de Kyôto (京都大学人文科学研究所).

Cet ostracisme a même conduit IK à accentuer ses positions, jusqu’à rejeter les sciences de la nature (shizen kagaku 自然科学) pour une « science naturelle » (shizengaku自然学 ) faisant une large part à l’intuition : « Cela consiste, devant la nature, à instaurer au-dedans de soi-même (jiko no uchi ni 自己の内に) la façon de voir de la nature (shizen no mikata自然の見方) » (cité par Shibatani, p. 447). Shibatani rapproche la shizengaku d’IK de la Naturwissenschaft de Goethe, qui elle non plus n’a pas été reconnue par la science académique, et plus largement d’un courant qui en Europe est resté minoritaire, où il place également Buffon, Kant et Spinoza. Il juge que le regain d’attention dont la philosophie biologique de Goethe a bénéficié à cet égard vers la fin du 20e siècle pourrait également valoir pour IK.

C’est du point de vue de cette science naturelle qu’IK a écrit, à 78 ans, La subjectité dans l’évolution, qui est une sorte de testament intellectuel.


Condensé de La subjectité dans l’évolution



1/ Le premier chapitre rappelle les origines lamarckienne et darwinienne de la théorie de l’évolution. 



L'allongement du cou de la Girafe
Gesner Conrad. 1551. Histoire des animaux.

(source : L'évolution de la Girafe)
IK s’est depuis longtemps opposé à l’orthodoxie darwinienne, qui dominait comme ailleurs le monde académique japonais. Pour lui, ce n’est qu’une théorie, dont les fondements ne sont pas prouvés, et qui peut donc être contestée par d’autres théories. Le darwinisme achoppe sur la question de l’hérédité des caractères acquis, sans laquelle il ne peut y avoir évolution. Quant à l’alternative entre stabilité et changement, c’est une question d’échelle de temps. Autre problème, le rapport de l’organisme à l’environnement. Pour Lamarck, il faut d’abord que l’environnement change ; vis-à-vis de quoi, l’organisme se transformerait de lui-même, transformant ses organes selon qu’ils lui sont plus ou moins utiles. Cette thèse a été rejetée comme finaliste, mais IK la préfère au mécanicisme de Darwin. L’allongement du cou de la girafe fait sens si l’on se met à la place de la girafe, dans une « sympathie » (kyôkan 共感, p. 25) que rejette la science moderne. Cependant, quel besoin d’allonger le cou y a-t-il vraiment, si les petites girafes sont elles aussi capables de se nourrir ? IK ne rejette pas entièrement l’anthropomorphisme, dont une certaine dose lui paraît inévitable ; car pour lui, les animaux ne sont pas de simples objets (mono もの, p. 29), et avec eux une certaine communication est possible. Cela dépend des espèces, du reste : avec les insectes, c’est plus difficile à concevoir ; et quant aux végétaux…

IK voit un lien entre la thèse de l’utilité/inutilité chez Lamarck, et celle de la sélection naturelle chez Darwin. Où était l’utilité avant que la girafe n’ait le cou long ? Cet allongement se conçoit déjà mieux si on le relie à l’accroissement de la taille des arbres, mais il avait peut-être une autre cause, propre à l’espèce elle-même. Du reste, la plupart des autres animaux sont beaucoup plus banals que la girafe ; alors, comment expliquer leur évolution, en particulier celle des invertébrés, dont Lamarck ne s’occupe guère ? Ce contraste suffit pour disqualifier sa thèse, de même que celle de Darwin, qui en l’affaire suit la même piste que Lamarck.

Il y a pour IK trois grands problèmes : l’origine des espèces, leur adaptation à l’environnement, et leur filiation. Malgré le titre On the origin of species by means of natural selection (1859), Darwin s’est surtout occupé de leur adaptation. Pour lui, la sélection naturelle est due à l’environnement, sur fond de lutte pour la vie entre les membres d’une même espèce ; ce qu’IK juge être de l’anthropomorphisme, inspiré par Malthus, Marx et Spencer. Mais que veut dire la survie du plus « apte » ? Apte à quoi ? C’est en outre une vue abstraite, car dans l’environnement concret, les girafes se déplacent : elles ne dépendent pas d’un seul arbre.

Pourquoi une très grande diversité
des formes si la fonction est unique ?
De là, IK juge que la notion d’adaptation est trop floue pour être valable ; il faut la rejeter. Les changements climatiques ont été suffisamment lents pour entraîner des effets physiologiques plutôt que morphologiques ; cf. l’accroissement du nombre de globules rouges chez les Tibétains. Et pourquoi, dans des environnements homogènes, y a-t-il tant d’espèces de bovidés et de cervidés en Afrique ? Ce n’est pas l’adaptation qui a pu engendrer une telle variété. Et le fait est qu’elle est presque toujours assez lâche : entre l’organisme et son environnement, il y a un certain degré de liberté. Aussi bien, les changements de l’environnement n’influencent–ils que faiblement et avec retard l’évolution des espèces. Bref, on ne peut considérer l’« adaptation » comme la cause de la morphogenèse. D’où vient, par exemple, la très grande variété des formes de cornes, si la fonction est la même ? Et a fortiori celle des formes de locomotion ? La rationalisation darwinienne à cet égard est une figure de l’esprit. Ni la fonction chez Lamarcq, ni l’adaptation chez Darwin ne sont fondées sur les faits. L’exemple fameux des taons qui noircissent en zone industrielle (1955) n’a fait que prouver qu’il peut y avoir, aussi, adaptation, mais ce n’est qu’un aspect d’un problème beaucoup plus vaste.

Quant à la théorie des mutations subites et aléatoires (de Vries), qui est venue conforter le darwinisme, elle signifie en somme que les espèces actuelles seraient le résultat de ratages et d’infirmités, sans dire du reste à partir de quelles origines. Cette vision est peu explicative. Elle est totalement incapable, en particulier, de rendre compte du maintien sur de très longues périodes des grandes divisions du vivant. Or pour IK, c’est la preuve que les espèces tendent à se maintenir en tant que telles

2/ Puis IK passe en revue quelques autres théories de l’évolution. 

La théorie de l’isolement (Wagner, Jordan…) lui paraît insatisfaisante, car elle n’explique pas pourquoi deux espèces peuvent différer quand il n’y a pas d’obstacle les isolant l’une de l’autre. Il lui oppose p. 104 sqq l’écospécie (sumiwake), laquelle peut être écospéciante (sumiwakete iru 棲みわけている: deux spéciétés séparent leur habitat) ou écospéciée (sumiwakarete iru 棲みわかれている : deux habitats distinguent deux spéciétés). Il n’y a là pas nécessairement de limite physique entre les deux habitats. [Il me semble qu’à cet égard, il faudrait rapprocher les thèses d’IK de celles d’Uexküll : ce qui est en jeu dans l’écospécie, ce sont bien les termes dans lesquels une espèce établit sa propre Umwelt, i.e. son milieu, qui est à distinguer de l’Umgebung, i.e. le donné environnemental universel ; et de là, il faudrait rapprocher l’écospécie de la trajection qui institue la réalité concrète : r = S/P].

L'évolution comme 

"densification de l'écospécie des spéciétés"

(進化とは種社会の棲み分けの密度化である, p. 115)
De là, IK en vient à sa définition fameuse de l’évolution comme « densification de l’écospécie des spéciétés » (進化とは種社会の棲み分けの密度化である, p. 115). Si l’on s’en tenait au darwinisme, il devrait y avoir des individus mutants au sein de toutes les espèces ; c’est pour cela du reste que Darwin a envisagé des « espèces incipientes ». Pour IK, ce sont là simplement des sous-espèces. La différenciation des espèces est dans une large mesure leur « mise en place » (棲みわけるべき生活の場を担当する種が、ととのったということ, p. 124), autrement dit justement leur écospécie. On n’a nulle part observé des « espèces incipientes ». Il faut inverser la perspective : ce n’est pas à partir d’individus mutants que naissent les espèces ; il y a d’abord spéciété et écospécie. Autrement dit, d’abord une division sociale, et de là spéciation. L’isolation n’est qu’un cas particulier de l’écospécie.

Quant aux causes de l’écospécie, il faut éviter le déterminisme dans lequel verse l’écologie en privilégiant l’environnement. Il y a bien un ordre physique donné, mais à partir duquel les êtres vivants élaborent le monde qui leur est propre (与えられた自然秩序にレフア一しながら、自分の世界をつくってきた, p.133) [on est là vraiment dans la perspective d’Uexküll]. L’écospécie n’est jamais strictement déterminée par les données physiques. Ses frontières dépendent toujours d’équilibres locaux entre les espèces.

3. Dans le 3e chapitre, IK examine la théorie de l’orthogenèse 
(selon laquelle l’évolution des êtres vivants serait prédéterminée, sans intervention de l’adaptation ; ou selon laquelle l’évolution se produirait dans le même sens à travers plusieurs espèces ou plusieurs genres). 
La biosphère.
Imanishi l'appelle la "société globale"

(全体社会)
Cette théorie contrevient à la thèse de mutations aléatoires, et elle est corroborée par la paléontologie. Mais quelle serait la cause de l’orthogenèse ? L’hypothèse de Nägeli (il y aurait dans le vivant une force intérieure qui tendrait à l’achèvement des espèces) est inacceptable scientifiquement. IK, lui, parle d’« autocomplétude » (jiko kanketsusei 自己完結性), condition nécessaire aussi bien à la vie d’un organisme qu’à la spéciété. Celle-ci s’accomplirait soit par élaboration, soit par réorientation (plus rarement), « en tant que stratégie pour le maintien de l’espèce » (種はその存続維持のための戦略として, p. 143) ou de la spéciété, impliquant un changement simultané et identique des individus. C’est en effet de la différenciation de l’espèce elle-même qu’il faut partir. Ainsi, « Les individus composant l’espèce doivent changer tous ensemble de la même façon quand le moment de changer est venu pour l’espèce » (種の個体は種の変わるべきときがきたら、どれもこれもがおなじように変わるのでなければならない, p. 143).

Une telle vison est très étrangère à l’idée de survie du plus apte : les individus, ici, sont tous sur le même plan vis-à-vis de l’espèce. Et de même, toutes les espèces sont sur le même plan vis-à-vis de l’équilibre général de la biosphère (qu’IK appelle la « société globale », zentai shakai 全体社会). S’il y avait en ce domaine survie du plus apte, les espèces ne cesseraient de se substituer les unes aux autres et leur variété de s’appauvrir, alors que c’est le contraire qui se passe [si l’on excepte, faut-il maintenant ajouter, les extinctions de masse, dont la présente, due à la civilisation moderne].

Pour Imanishi,
« l’espèce et l’individu sont les deux aspects
d’une même chose »

(種と固体とは二にして一のものである p. 161)
Si cela laisse entier le problème de savoir comment tous les individus peuvent changer au même moment, du moins la paléontologie ne permet pas d’en écarter l’hypothèse. En fin de compte, IK juge que le darwinisme porte la marque d’une détermination culturelle : l’individualisme occidental moderne [et plus précisément, ajouterai-je, celle l’individualisme méthodologique anglo-saxon, qui opposa par exemple Spencer à Durkheim]. Ni la sélection naturelle, ni l’orthogenèse ne peuvent expliquer la spéciation. Pour IK, c’est justement parce que les individus d’une même espèce changent en même temps que cela se traduit par le phénomène de l’orthogenèse, et non pas l’inverse. Pour lui, « l’espèce et l’individu sont les deux aspects d’une même chose » (種と固体とは二にして一のものである p. 161). Le principe de l’évolution, ce n’est pas l’orthogenèse, c’est le conformatage des individus de la même espèce » (同種の個体の一様化, p. 162).

Dans tout cela, quel rôle joue l’environnement ? Il est inséparable de l’organisme, mais ce n’est pas lui qui en commande l’évolution ; ce sont au contraire les êtres vivants qui, chacun à sa guise, s’y adaptent ou non (それぞれの生物がそれぞれ独自の立場で、これに応じて変わったらよい, p. 169). À la limite, l’environnement et l’organisme peuvent même évoluer chacun de son côté.

4/ Le 4e chapitre porte sur l’hominisation. 

Néoténie,  hypothèse d'une réorientation brusque
au stade de l'enfance.

IK pose d’abord que « sur le long terme, les espèces changent d’elles-mêmes, spontanément, en espèces différentes » (長年のうちに種はみずから、そしておのずから、別種に変わる, p. 175). L’hominisation condense l’essentiel de la question dans la bipédie et dans l’acquisition du langage. Pourquoi la bipédie ? Pour mieux voir les dangers dans la savane ? Mais les autres primates n’en éprouvent pas la nécessité. IK cite un fait qu’il a observé au Zaïre chez le gorille des montagnes : dans un même enclos, un jeune gorille s’est dressé pour emporter des tiges de céréales sur l’épaule en marchant à deux pattes, tandis qu’un adulte se contentait de les emporter sous le bras en marchant à trois pattes. IK rapproche cette observation de la néoténie, et fait l’hypothèse d’une réorientation brusque, au stade de l’enfance : « le bébé s’est dressé parce qu’il lui fallait se dresser » (赤ん坊は立つべくして立った, p. 189). Il n’a pas pu y avoir de stade intermédiaire, dans un changement progressif [On retrouve cette idée de réorientation brusque d’un potentiel latent chez un Josef REICHHOLF, L’émancipation de la vie, Paris, Flammarion, 1992].

"Le bébé s'est dressé parce qu'il lui fallait se dresser"
(赤ん坊は立つべくして立った, p. 189)
Quant au langage, IK fait l’hypothèse d’une apparition indépendante en plusieurs régions différentes, à une époque où l’humanité était déjà répandue dans tout l’ancien monde. Il réfute le fonctionnalisme de l’hypothèse darwinienne, celle d’un langage apparu pour la communication entre chasseurs : beaucoup d’espèces non parlantes chassent collectivement, et inversement, dans beaucoup de sociétés humaines, la chasse se pratique solitairement. IK fait aussi l’hypothèse d’un lien entre l’apparition du langage et l’arrêt de l’encéphalisation [cette hypothèse rejoint celle de Leroi-Gourhan, pour qui le déploiement du corps social s’est désynchronisé de l’évolution du corps animal. V. Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964].

Pour conclure, IK réitère ses options fondamentales. Face à l’accusation de non-scientificité, il revendique le rôle de l’intuition, qu’il préfère à des rationalisations aux fondements invérifiables. Face au déterminisme, il revendique la liberté du vivant et a fortiori celle de l’humain. Face au mécanicisme, il revendique la subjectité du vivant à tous les niveaux : l’organisme, l’espèce, la société globale, mais aussi, dans l’autre sens, jusqu’à la cellule et même la molécule.