Diagramme de Hasse correspondant au lemme de Zassenhaus (également appelé "Lemme du papillon") |
Séminaire "Poétique de la Terre". Compte rendu du cours du vendredi 6 mai 2011
A. Berque poursuit son commentaire, du point de vue de la mésologie (étude des milieux), du livre de YAMAUCHI Tokuryû, Logos et lemme (『ロゴスとレンマ』, Tokyo, Iwanami, 1974). La question aujourd'hui est plus particulièrement de souligner les ressemblances et les différences entre la problématique de la mésologie et la notion de co-suscitation (en sanscrit pratîtya samutpâda, ou engi 縁起 en japonais, ce qui est plus fidèlement rendu par "coproduction conditionnée").
Chap. V Structure de la co-suscitation ( 縁起の構造 )
I. Le Traité du milieu commence par le ni-naître-ni-périr (不生不滅), c’est-à-dire qu’il nie tant l’affirmation que la négation (肯否を共に否定する). C’est là le 3e lemme, autrement dit la négation absolue (絶対的否定), épine dorsale de la thèse de Nagarjuna (p. 139).
Cette thèse s’applique à toute réalité et à tout phénomène. Or comment s’applique-t-elle à la causalité ? Celle-ci, en principe, met en relation la cause (原因) et l’effet (結果). C’est une relation de cause à effet (因果の関係). Celle-ci est contradictoire : elle implique d’un côté que ses deux termes font un (一体であり), mais d’un autre côté qu’ils sont distincts (別体である, p. 139).
Sans cause il n’y a pas d’effet, mais la cause n’entraîne pas nécessairement l’effet (p. 140). Il faut que les deux termes fassent un tout, tout en différant. C’est pour cela que N., rejetant le point de vue du logos, recourt au lemme. Barrant la logique mondaine (世俗の論理を遮断して), il se place dans la logique de la vérité suprême (勝義の論理) ; c’est-à-dire le 3e lemme (即ち第三のレンマ) [du point de vue mésologique, cela apparaît comme la trajection qui institue la réalité S/P, i.e. le passage de l’Umgebung à l’Umwelt. Cette réalité est bien « vérité suprême » puisqu’elle tient compte à la fois des choses et de notre existence. Ce qui en revanche n’est plus vrai, ou du moins purement spéculatif, c’est d’absolutiser, par un bond mystique, cette réalité relative]. La logique mondaine s’en tient aux deux premiers lemmes, celle de la vérité suprême commence au 3e et aboutit au 4e. Que la relation de cause à effet soit à la fois identité et altérité (4e lemme) passe par la négation des deux (3e lemme). Du point de vue lemmique, c’est non seulement possible mais vrai. L’affirmation lemmique est comme le phénix renaissant de ses cendres (p. 140) [cela fait penser à l’hypostase indéfinie de P en S’, et de là en S’’ etc., entraînant l’assomption indéfinie de S en P, puis P’, P’’ etc., dans le processus (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc., où la réalité renaît indéfiniment de ses cendres].
Ce tournant du logos au lemme implique que la relation de causalité devient elle-même une autre relation ; à savoir la co-suscitation (engi 縁起) [dans le processus d’assomption/hypostase (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’, on peut bien parler de co-suscitation de S et de P]. Le principe directeur du BGV, c’est ce tournant de la causalité à la co-suscitation, qui est à l’honneur de la pensée indienne (インド思想の面目). Le sinogramme yin 因 de « cause » (因果), qui signifie que quelque chose naît de là, se lit aussi en japonais yotte 因って, ce qui peut s’écrire aussi 依って、拠って、従って, etc, signifiant : à cause de, dépendant de, se basant sur, conséquemment, etc. C’est l’occasion (機縁) de la possibilité de quelque chose (p. 140) [dans la réalité des milieux et de l’histoire, les causes sont toujours trajectées (prédiquées dans les termes d’un certain monde) en raisons et en motifs, sinon elles n’existent pas].
En japonais, la relation de causalité s’exprimera par kara (parce que, from, aus), celle de co-suscitation par yotte (par, en fonction de, by, bei, p. 141). La causalité est un rapport de nécessité et d’univalence (必然性と一義性). Or si l’on peut faire l’expérience tant de la cause que de l’effet en tant que phénomènes, on ne peut nulle part faire celle de cette nécessité ; ce qui, pour l’empirisme d’un Hume, veut dire qu’il ne s’agit pas d’une véritable connaissance.
En revanche, la relation de co-suscitation n’a pas besoin de cette nécessité. Elle se borne au constat de « s’il y a ceci, il y a cela, et par cela, il y a ceci » (此あれば彼あり、彼によって此がある, p. 141). Cela peut même être un hasard (偶然), et effectivement, cela relève souvent du hasard ; telle une rencontre fortuite (邂逅) dans la rue (p. 141) [apparaît comme hasard ce dont on ignore les causes ; dans la réalité S/P des milieux humains, il s’agit en fait toujours de contingence, i.e. ni proprement de hasard ni proprement de nécessité].
La causalité relève de la nécessité du logos, tandis que dans la co-suscitation se conjoignent la raison et le sentiment (情理, p. 141). Elle est donc extérieure au logos, mais il faudrait cependant comprendre la logique qui lui est propre [du point de vue mésologique, cela devrait correspondre à ce « troisième et autre genre » (triton allo genos) ontologique qui est celui de la chôra ; autrement dit, la trajectivité].
La nécessité du logos établit la cause et l’effet comme deux choses indépendantes (独立なもの, p. 141). D’abord, il faut que la cause existe en elle-même (それ自らとして), puis que l’effet soit produit en tant qu’effet. Ils ont chacun leur ipséité (自性). Dans la co-suscitation, en revanche, l’un suppose l’autre (他によって), qui l’attend (他を待って). La cause n’existe pas en elle-même (自らとして, p. 141). Il y a surgissement par dépendance et co-attente de l’altérité (他により他を待って生起する, p.142). Ce qui compte, c’est l’autre, pas le soi (主となるは他であって自ではない). La co-suscitation est anipséité (無自性), ou du moins abipséité (没自性, p. 142) [Voilà qui est facile à comprendre en japonais, où l’expression du locuteur varie selon l’interlocuteur, mais difficile dans les grandes langues européennes, ou « je » transcende les circonstances. Le chinois a même traduit anâtman (absence de soi, insubstance) par 無我, « non-je », ce qui est proprement indicible par la langue française, mais se pratique couramment en chinois, notamment dans la poésie classique jueju 絶句. Quant à lui, comment le sanscrit, langue indo-européenne, dit-il « je » ? Réponse provisoire, à la suite d’indications données par Michel Angot, sanscritiste : dans une phrase sanscrite comme « Aham brahmâsmi » (je suis brahmane), on a apparemment une structure familière (aham : moi (sujet) ; asmi : je suis (verbe) ; brahma : brahmane (attribut) ; mais en réalité, la grammaire, i.e. la conscience de la langue, est totalement différente. Ni sujet ni agent pour les grammairiens indiens, aham ne peut pas être considéré comme l’équivalent du sujet substantiel et transcendant toute situation que représente le « je » de la traduction française, et pour la grammaire française. Commentaire mésologique : la grammaire est un prédicat au 3e degré (P’’) au sujet de ce prédicat au 2e degré (P’) au sujet des choses (S/P) qu’est déjà la langue (avant le langage, les choses sont déjà prédiquées par les sens, par la pensée et par l’action). P’’ hypostasie P’ en S’’, alors que P’ déjà hypostasiait S/P en S’. C’est toujours, indéfiniment, la trajection (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…Ainsi les langues indo-européennes, bien que formellement parentes, peuvent avoir eu avec la réalité un rapport très différent en Inde et en Europe].
Dans le BGV, l’anipséité prend en outre le sens de vide. La causalité (因果) est relation de l’être (存在の関係), la co-suscitation relation du vide (空の関係, p. 142).
Troisième différence : la causalité est univoque (一方的), la co-suscitation réciproque (交互的, p. 142). Causalement, l’enfant procède du parent ; co-suscitamment, ils procèdent l’un de l’autre [cet exemple rend évident qu’on n’est pas au même niveau ontologique : la causalité s’occupe, abstraitement, du seul physique (la planète) ou encore, à la limite, du biologique (la biosphère), tandis que la co-suscitation, concrètement, au niveau ontologique de l’écoumène, prend aussi en compte les rôles sociaux, où joue la symbolicité ; et le symbole n’est jamais univoque]. Il y a tour de rôle (廻互, p. 142).
Dans la co-suscitation le temps ne joue pas, ou du moins celui-ci n’en est pas la condition (p. 143). Il y a synchronie (同時) de l’établissement des termes ; p.ex. dans la relation époux-épouse [il devient ici encore plus clair que YT pense en termes de rôles sociaux, i.e. de systèmes symboliques. Pourra-t-il pousser le raisonnement au-delà ?]. Le lien (縁) transcende le temps (時間を超えた) [Il y a là décidément qch qui ne cadre pas avec la mésologie : les relations écouménales, étant concrètes, sont nécessairement historiques. On n’est pas époux-épouse à partir de rien… sauf à se borner au symbolique, comme dans le métabasisme nishidien ou derridien. En mésologie, il faut considérer les échelles spatio-temporelles de l’être en devenir : avant d’être époux-épouse, on est homme ou femme, mammifère, etc.. Il ne peut y avoir précédence ou autonomie du symbolique, comme dans le bond mystique de cette religion qu’est le BGV. Les symboles eux-mêmes ont une histoire]. On pourrait peut-être penser que la causalité est temporelle (時間的), la co-suscitation spatiale (空間的, p. 143) ; que la causalité est plutôt une relation naturelle (自然的関係), la co-suscitation une relation humaine (人間的関係) ; mais ce serait faux. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la co-suscitation est une relation plus vaste et générale (広くさらに博大) que la causalité [effectivement, dans la mesure où au physique et au biologique, elle combinerait le symbolique ; mais l’y combine-t-elle, ou l’y substitue-t-elle ? Du point de vue mésologique, j’en ai bien l’impression]. La causalité, c’est plutôt un aspect de la co-suscitation (縁起の一様相) ; c’est celle-ci qui est la relation la plus fondamentale de toute relation (凡ゆる関係の最も根本的な関係, p. 143).
Le bouddhisme fondamental parlait déjà depuis longtemps de la chaîne des « douze maillons » [ou liens, connexions, occasions de production : nidâna, découverte par le Bouddha lors de son illumination], i.e. les douze termes de la co-suscitation (十二因縁, p. 143). Y introduire la temporalité biaise la question (否曲をもたらす, p. 144). Il ne s’agit pas d’un rapport entre fondement et consécution (論拠と帰結, Grund und Folge) ; cela doit être un rapport entre condition et conséquence (条件とconsequentia), c’est-à-dire relevant du lemme plutôt que du logos. Le principe est bien « ceci étant, cela est ; ceci et cela se produisent en fonction l’un de l’autre ; sans ceci, pas cela ; ceci périssant, cela périt » (p. 144) [cela évoquerait fort les rapports de concrescence de l’écoumène, n’était que ceux-ci sont toujours historiques et médiaux, i.e. spatio-temporels].
« Condition » (conditio) vient de condere, construire (建設する [en fait, le sens initial de condere est « placer ensemble, établir en un tout », d’où « fonder » ; de cum dare ; dare vient de deux racines i.-o. confondues, DA (donner) et DHE, DHA (poser, placer, qu’on retrouve dans thèse et dans faire, factice, face, affection…]). En tant que ce lien (縁として), il y a co-dépendance. Kant a montré que la causalité est logique ou catégorique, et médiée par le schème du temps. Cependant, la causalité est unidirectionnelle, tandis que la co-suscitation est bidirectionnelle. En ce sens, elle est plus générale que la causalité, et elle la fonde. Lemmique (レンマ的), elle fonde la causalité logique (ロゴス的, p. 145) [c’est concevable du point de vue de la mésologie, puisque notre existence est l’instance prédicatrice dans le rapport S/P qui produit concrètement la réalité des choses (à distinguer du Réel abstrait que serait un pur S). De ce point de vue, la lemmique est une phénoménologie ; mais ce qu’elle vise, c’est un absolu : la vérité suprême ou réalité ultime (le 勝義, paramârtha du BGV), qui me paraît bien être l’énantiomère de S, i.e. un pur P (ce qui est la thèse de Nishida, thèse mystique inacceptable en mésologie)].