jeudi 5 mai 2011

Pourquoi les jardins sont-ils clos?

"Petit Jardin-Paradis",
tableau d'un peintre inconnu du XVe siècle,
le Maître du Haut-Rhin
Séminaire "Questions de mésologie". Compte rendu de la séance du jeudi 28 avril 2011

Dans la première partie du cours, Augustin Berque fait un exposé sur le thème "Pourquoi les jardins sont-ils clos?". Au delà de l'évidence technique (on enclôt les jardins pour les protéger des intrus, animaux ou humains), il s'agit de saisir quelques-uns des symboles qui s'attachent à cette clôture. Dans les motifs ou les prises de l'écoumène, qui sont toujours des écosymboles, les systèmes techniques sont toujours aussi des systèmes symboliques. Par exemple, que le gazon des banlieues américaines ne doive pas être clôturé, c'est le symbole d'une certaine socialité (v. Georges TEYSSOT, dir., The American lawn, New York, Princeton Architectural Press, 1999).


Le plus représentatif des systèmes symboliques, c'est le langage ; et justement, l'idée de clôture et celle de jardin sont intimement liées dans les mots eux-mêmes. Dans les langues indo-européennes, on distingue à cet égard trois filiations lexicales. L'une vient de la racine GHER, qui veut dire saisir, empoigner ; d'où enfermer. En proviennent le grec cheir (main), choros (aire de danse délimitée, d'où en français choeur), chortos (enceinte) ; le latin hortus (jardin, d'où l'espagnol huerto, huerta, le français hortensia...), cohors, cohortis (division d'un camp, enclos, basse-cour ; d'où le français cohorte, cour, courtiser...). Dans les langues germaniques, cette racine a donné notamment l'anglais garden et l'allemand Garten. Une autre filiation s'y combine, à partir de la racine SKLEUD (fermer); d'où le latin claudere (clore), le français clore, clos, enclos, closerie, l'anglais water-closet, d'où l'allemand Klo (même sens), ou le néerlandais slot (serrure, château-fort ; d'où le nom du philosophe Sloterdijk, "digue-enclos"). Digue, justement, vient de la troisième racine indo-européenne concernant les jardins : DHEIGH, façonner la terre, d'où rempart, le grec teichos (mur), le latin fingere (modeler), d'où le français fiction, feindre, figure... et l'avestique daeza (enceinte, clos) qui se retrouve dans pairidaeza (enceinte faisant le tour : pairi cf. le grec peri et le français périphérie). Pairidaeza (enclos seigneurial) a donné en grec paradeisos, d'où le français paradis : le jardin d'Eden.

Il semble qu'un "paradis" ait été à l'origine une réserve de chasse, gardant la faune sauvage pour l'usage d'un roi. Cette origine sémantique est commune à la Perse et à la Chine, où yoù avait le même sens. C'est cette idée de nature enclose que l'on retrouvera jusqu'aujourd'hui dans le jardin d'agrément, sous divers avatars mais encore quasi telle quelle dans l'institution du premier parc national de l'histoire moderne, à Yellowstone. Toutes sortes de métaphores s'y sont greffées, notamment celle du fruit défendu. Dans l'Europe médiévale, le hortus conclusus (le "jardin fermé") deviendra symbole de l'Immaculée conception du Christ par la Vierge Marie ; mais plus largement de la virginité féminine, interdite aux intrus et réservant à l'élu une félicité dont le jardin, bien clos, sera l'image.
Cf. ci-joint (haut de page) le Petit Jardin-Paradis, tableau d'un peintre inconnu du XVe siècle, le Maître du Haut-Rhin ; communiqué par Isabelle Favre. Sur les métaphores attachées à la clôture des jardins en général, v. Alain ROGER, "Ut pictura hortus. Introduction à l'art des jardins", dans François DAGOGNET (dir.) Mort du paysage? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982.
Vila d'Hadrien
Le Canope, extrémité nord arrondie
De sa parenté originelle avec l'idée de main, poigne, empoigner, le jardin a gardé l'idée de prise sur le monde. Le jardin donne prise sur le monde à toute échelle, du bac à fleurs sur le balcon jusqu'à ces immenses jardins, reproduisant les motifs remarquables de leur empire respectif, que Hadrien (r. 117-138) se fit bâtir à Tibur (aujourd'hui Tivoli) ou Kangxi (r. 1662-1722) à Chengde. En instituant le jardin ouvrier, le patronat anglais, au XIXe siècle, détourna dans cette maîtrise symbolique sur un monde en petit la maîtrise que les prolétaires, en s'aliénant au capital, avaient perdue sur le monde en grand. Les banlieusards qui enclosent leur jardinet réfléchissent sur eux-mêmes ce geste qui les détourne du monde en grand, laissant à d'autres la maîtrise de ce monde-là. En s'interdisant de clôturer leur gazon respectif, les citoyens américains entendaient au contraire symboliser leur standard landowner democracy.
Sur la prise symbolique que les mondes en petit donnent sur le monde en général, v. Rolf STEIN, Mondes en petit. Jardins en miniature et habitation dans la pensée religieuse de l'Extrême-Orient, Paris, Flammarion, 1987 (1943). Sur Chengde, v. Philippe FORÊT, Mapping Chengde. The Qing landscape enterprise, Honolulu, the University of Hawaii Press, 2000.
A view of the Rikugi-en Garden from the Fujishiro-toge hill
L'embrayage entre monde en petit et monde en grand se fait par divers procédés plus ou moins directs et plus ou moins matériels. La prise peut être essentiellement visuelle, comme dans l'emprunt de paysage (借景, cn jiejing, jp shakkei), qui consiste en général à rattacher la vue du premier plan (la nature enclose dans le jardin) à la vue du troisième plan (la grande nature environnante) en cachant le second plan (la ville, i.e. le monde vulgaire). Plus souvent, la prise est essentiellement symbolique. Au Rikugien 六義園, jardin de Tokyo dont le nom signifie "le jardin des six genres", les prises, i.e. les motifs jardiniers, sont des trajections (kyô 境) renvoyant aux six genres métaphoriques, ou six manières de signifier un enseignements moral (liu yi 六義) du Livre des Odes 詩経 de la Chine ancienne, à savoir : 風 feng : moralisation par les exemples des sages ; 賦 fù : exposition des enseignements et des moeurs ; 比 bi : comparaison, allégorie ; 興 xing : incitation au bien par de bons exemples ; 雅 ya : les beaux exemples pour la postérité ; 意頌 song : les panégyriques. A ces renvois au Livre des odes s'ajoutent des renvois aux classiques de la poésie en langue japonaise (waka 和歌).
Sur ce thème du renvoi, v. Augustin BERQUE, "L'appareillage vers l'ailleurs dans les jardins japonais", Extrême-Orient Extrême-Occident, 22 (2000), p. 115-123.
Pour déclancher de tels appareillages vers l'ailleurs, le jardin se doit justement d'être un ailleurs, séparé du monde ordinaire par sa clôture. Celle-ci a pour fonction de défaire les liens qui tressent (serere en latin, supin sertum) le monde ordinaire, faisant donc du jardin un lieu "dé-tressé", i.e. une métaphore du désert au sens classique du latin de-sertum. Se défaire des liens du monde ordinaire, dont le nombril est la ville avec son mundus (trou sacré que l'on creuse à la fondation de la ville), c'est ce que font les anachorètes, i.e. ceux qui "retournent à la campagne" par une anachôrêsis (ana : idée de retour en arrière ; chôra : la campagne entourant la ville) ; autrement dit les ermites, i.e. ceux qui habitent au désert (en grec erêmos).

C'est cette dé-sertion (ce détissage du monde) qui, par excellence, est symbolisée par le jardin de thé nippon, avec sa double enceinte, ses "pas japonais" (watari ishi) symbolisant le sentier rocailleux qui mène à l'ermitage dans la montagne déserte, et pour finir l'"entrée à croupetons" (nijiriguchi) par la porte étroite de la cabane à thé, tous écosymboles de la difficulté d'atteindre à la délivrance (gedatsu 解脱) hors de la roue des mondes enchaînés par le lien karmique.
Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Histoire de l'habitat idéal. De l'Orient vers l'Occident, Paris, Le Félin, 2010.