lundi 21 mars 2011

Critique du réductionnisme biologique et éléments d’une conception étendue du vivant / L. Boi

“Le vivant et son milieu : modèles, concepts et significations”. Compte-rendu de la séance du 15 février 2011

Le dogme central de la biologie moléculaire a introduit, à partir des années 50 du siècle dernier, une conception essentiellement déterministe de la vie. Il affirmait en effet que ce qui se trouve “écrit” dans l’ADN est fidèlement transcrit dans un autre acide nucléique (l’ARN) et tout autant correctement traduit en des protéines. Une telle conception excluait toute influence des milieux naturels et de l’histoire de chaque individu sur la vie.
En revanche, on fait appel de plus en plus à une “métaphore informatique”, c’est-à-dire à l’idée que les êtres vivants peuvent être comparés à des ordinateurs doté d’un programme unique d’informations dicté par le code génétique. La réification de l’idée de l’ADN conduira plus tard Jacques Monod à qualifier l’ADN de l’«invariant fondamental de la vie». Mais une grave erreur théorique et épistémologique de cette approche de la biologie moléculaire a consisté à vouloir expliquer l’ensemble des fonctions cellulaires sur la base uniquement des mécanismes de réplication des ADN, du code génétique et des mécanismes de synthèse des protéines. Cela a conduit la plupart des biologistes moléculaires à épouser un certain type de déterminisme génétique qui a écarté tout autre théorie ou représentation plus complexe du vivant intégrant les processus épigénétiques et morphogénétiques du développement et du fonctionnement global des organismes.

La théorie de l’évolution aussi, et en particulier la vision néo-darwinienne de l’évolution (la “nouvelle synthèse”) s’est fourvoyée du fait d’avoir ignoré le rôle des processus embryogéniques et morphogénétiques (c’est-à-dire le développement et la morphogenèse) dans les mutations morphologiques et dans les variations micro- et macroévolutives. On sait pourtant que différentes contraintes relatives au plan anatomique et morphologique, par exemple des vertébrés, ne peuvent pas être expliquées en termes d’évolution par sélection naturelle, mais elles le peuvent en considérant que ce même plan (ou des parties de celui-ci) est beaucoup plus déterminé par d’importants facteurs du développement, liés d’ailleurs au développement d’autres organes. L’explication des modifications morphologiques et des changements évolutifs exige la prise en compte ces mécanismes spécifiques du développement qui  sont responsables de la génération de nouvelles formes vivantes. Ces mécanismes du développement ne sont pas contrôlés par les gènes de façon mécanique. Pendant longtemps on a cru que la formation d’un organe fût déterminée par un unique gène appelé le master control gene.

Cependant, récemment on a commencé à bien comprendre que l’ensemble des gènes dont l’expression est nécessaire pour la réalisation d’un certain organe ne présente pas de structure simple et hiérarchique. Car les gènes coopèrent entre eux pour former un tissu ou un organe, et leurs relations sont moins de nature hiérarchique que de type réticulaire. Le rôle du gène unique dans le processus du développement d’un caractère phénotypique donné doit donc être relativisé et surtout mis en relation avec l’activité des autres gènes, aux processus épigénétiques et à divers facteurs de l’environnement liés à certains styles de vie et modes d’organisation sociale. La prise en compte des contraintes spatiales, épigénétiques et culturelles qui peuvent influencer les processus du développement conduit à repenser quelques concepts courants de la biologie contemporaine. En particulier, un gène ne peut plus être considéré comme un élément lié indissolublement et univoquement au développement d’un caractère, mais bien plutôt comme une structure complexe qui influe, de manière non linéaire et non déterministe, sur les mécanismes embryogéniques et morphogénétiques d’un individu. 

Par conséquent, les caractéristiques morphologiques ne peuvent plus être expliquées uniquement sur la base de leur position et fonction, mais à partir du processus qui les a générées. Le réductionnisme biologique, reproposé récemment dans sa variante moléculaire pour justifier le séquençage du génome humain, présente certaines limites intrinsèques. Cette question pourrait bien se révéler d’une grande importance scientifique, épistémologique et culturelle. Il est désormais assez bien connu que la structure individuellement différentiée de nos gènes fournit un patrimoine biologique et héréditaire différent pour chaque nouvel individu. Mais ce que nous sommes, même sous l’aspect purement biologique, n’est pas seulement déterminé par notre génome, car, en réalité, notre individuation biologique se développe à travers un processus complexe d’interaction entre différentes composantes, telles que celles génétiques, cellulaires, tissulaires, organismiques et environnementales. Mais l’individuation est aussi ce qui résulte des dimensions cognitives, émotionnelles, affectives et sociales de la vie humaine. Ces dimensions ne peuvent être uniquement attribuées aux caractéristiques neurologiques de chaque individu, mais elles émergent aussi d’un tissu de relations complexes et dynamiques que chaque individu entretient avec les autres individus et avec son milieu naturel et culturel.

La vision réductionniste et mécaniciste fondée sur un déterminisme génétique strict et parfaitement linéaire a en quelque sorte justifié la transformation des sujets vivants en des objets inanimés. C’est d’ailleurs cette vision qui sous-tend l’idée que le développement et l’évolution soient des phénomènes résultant d’un mécanisme de bricolage, c’est-à-dire d’une juxtaposition totalement aléatoire d’éléments et d’événements fortuits. La réification (la réduction à objet) des parties du corps ou du corps entier d’un être vivant (et à fortiori d’un humain) est cohérente avec la conception qui veut que ce dernier peut être  comparé à une machine (ou à un pur mécanisme), dans laquelle en remplaçant quelques gènes on obtient un nouvel organisme avec de nouvelles caractéristiques prédéterminées de manière arbitraire. Si en plus on considère qu’il existe un gène pour chaque caractère et si les gènes peuvent être remplacés à volonté, comme on remplace à volonté les pièces d’une machine, alors on arrive à la conclusion (illusoire) qu’il existe un remède génétique pour toutes les maladies. 

En réalité, une bonne partie des maladies graves, qui sont devenues les plus fréquentes dans nos pays développés et massivement industrialisés, telles que cancers, pathologies cardio-vasculaires et neurodégénératives, certaines formes de diabètes, est beaucoup plus liée aux environnements naturels dans lesquels nous vivons et à certains styles de vie sociaux qu’à tel et tel gène isolé. Même lorsque la séquence de certains gènes permet de prédire un risque plus ou moins élevé de développer l’une des maladies mentionnées, cela généralement se produit en termes de possibilité assez faible au sein d’une population donnée, et jamais pour un individu donné. 

Le point essentiel est qu’on ne peut plus séparer les effets des gènes des effets de l’environnement, car ce dernier conditionne la manière dont un organisme utilise ses gènes. À cela s’ajoute que deux personnes génétiquement identiques (tous les êtres humains se ressemblent d’un point de vue sont génétique) intègrent au cours de leur vie des modifications épigénétiques qui induisent des modulations différentes dans l’utilisation de leurs gènes ; ces modifications contribuent ainsi à la construction de ce qu’on pourrait appeler leur singularité biologique. On comprend alors que l’un des principaux objectifs des recherches actuelles sur le vivant doit concerner l’étude des relations complexes qui se développent entre notre matériel génétique et ces milieux avec lesquels notre organisme entretient constamment un rapport actif d’échange. Et c’est pourquoi on commence aujourd’hui à considérer que la frontière entre les gènes et l’environnement naturel et culturel, ou même entre l’inné et l’acquis, qu’on a cru pendant longtemps être imperméable, s’est atténuée et à certains égards dissolue, et elle a été remplacée par une notion plus riche et ouverte, celle d’une interaction permanente, non linéaire et pluricausale entre gènes, organismes et leurs milieux.

Ce qui est “écrit” dans les gènes (leur alphabet chimique) ne coïncide pas avec leur “état ’expression” ou leur “activité”, et encore moins peut être fait correspondre à notre identité et destinée. Bien plutôt, les gènes s’inscrivent dans un champ de possibilités et de contraintes dont l’actualisation (c’est-à-dire leur expression plus leur activité) dépend en grande partie de l’histoire et du milieu de vie de chaque individu. Par exemple, la cartographie précise du million de milliards de connexions nerveuses (les synapses) qui s’effectuent dans notre cerveau n’est certainement pas “écrite” a priori dans les gènes, mais plutôt elle émerge progressivement des diverses interactions entre cellules nerveuses, et c’est d’elles que dépendent les activités des réseaux de neurones et des structures synaptiques, de même qu’en dépendent d’ailleurs leur vie et leur mort. Or, ces réseaux et structures complexes, qui sont différents pour chaque être vivant, se modifient au cours de notre existence et selon l’histoire et le milieu spécifiques de chacun. C’est là une des propriétés fondamentales de tout organisme en général et du cerveau en particulier : la plasticité, qui, comme nous venons de le voir, est à mettre en relation à leur capacité de modifier et adapter leurs structures internes et à transformer leurs relations synergiques complexes avec les milieux externes. 

La plasticité est précisément cette relation dynamique complexe de réciprocité entre le génotype et le phénotype, entre l’inné et l’acquis, entre la nature et la culture. En ce sens que l’expression et l’activité des gènes permettent à l’organisme de développer et d’utiliser à cette fin différents éléments physiques et biochimiques de l’environnement, mais en même temps, certaines caractéristiques des milieux naturels et culturels sont à même d’influence et de modifier l’action des gènes dans les contextes aussi bien de l’ontogenèse que de la phylogenèse. Si on prend maintenant l’exemple de la neuroplasticité, c’est-à-dire la capacité qu’a le cerveau de créer de nouveaux parcours, on dira qu’elle joue un rôle essentiel dans ces individus pour lesquels il s’agit de récupérer ou compenser une habilité sensorielle qu’ils ont perdu, ou un grave déficit dans l’une de leurs capacités sensorielle, cognitive ou motrice. Ce type de plasticité joue également un rôle important dans notre vie quotidienne : les neurosciences nous apprennent aujourd’hui que le cerveau ne cesse de se développer jusqu’à un âge adulte. En effet, à chaque fois que nous nous apprêtons à faire quelque chose que nous savons déjà faire, ou que nous apprenons quelque chose de nouveau, les connexions neuronales déjà présentes se renforcent et, avec le temps, les cellules nerveuses créent de nouvelles connexions. De même que les gènes s’expriment et s’activent en relation avec certains contextes génétiques, épigénétiques et environnementaux, de même, le cerveau se développe à travers l’apprentissage, la pensée et l’action.

Lorsqu’on étudie les êtres vivants, ses niveaux d’organisation et ses dynamiques, on est confrontés à des réseaux de gènes, de protéines, de cellules, de tissues, d’organes, d’individus, d’espèces, d’écosystèmes, et on est bien sûr confrontés à l’écosystème Terre qui les comprend tous. Dans chacun de ces niveaux d’organisation émergent de nouvelles interactions et fonctions, et la plupart des composants du système nous apparaissent en même temps sous la forme de chose causante et chose causée. Dans les processus biologiques, les chaînes de causalités sont en effet multidirectionnelles, avec en plus des effets de rétroaction, d’amplification ou d’inhibition. L’« intérieur » (les gènes et les structures supramoléculaires et cellulaires où ils agissent) et l’« extérieur » (les différents écosystèmes et milieux naturels) s’interpénètrent et forment une maille de corrélations. On peut ainsi dire qu’un être vivant est en même temps le lieu et le produit de cette interaction. Dans la plupart des cas, les facteurs internes et les facteurs externes agissent de concert, et tous les deux jouent un rôle important pour assurer une certaine stabilité ou instabilité de la vie et de la pensée.

Un dernier élément que nous avons brièvement abordé dans le séminaire concerne le fait que l’importance du génome doit être mise en relation à la manière dont l’activité génique est régulée à plusieurs niveaux de la construction de l’organisme en réponse à l’environnement cellulaire et extracellulaire. En d’autres termes, les phénomènes épigénétiques peuvent être compris uniquement par la prise en compte des interactions des gènes avec leurs environnements, et en particulier avec leur phénotype. Ce qui signifie que les phénomènes épigénétiques interviennent à tous les niveaux de la plasticité nucléaire et chromosomique, et également dans les processus de traduction et communication supramoléculaire et cellulaire qui influencent l’activité génique et le fonctionnement cellulaire sans altérer la séquence même de la double hélice. De nombreuses études importantes parues récemment montrent clairement que le “code” épigénétique est “lu” par des co-régulateurs (complexes de différentes protéines) antérieurement à la “lecture” du code de base de la séquence nucléotidique grâce à l’action des facteurs transcriptionnels et post-transcriptionnels. Ces mêmes co-régulateurs agissent de concert avec d’autres processus relatifs au maintien et la stabilisation du génome, pour permettre au que les dispositifs transcriptionnelle de la cellule puisse correctement “interpréter” le code génétique de régulation. La génération ontogénétique d’un organisme pluricellulaire individué à travers les processus du développement embryonnaire et de la morphogenèse d’abord, et de la phylogenèse ensuite, peut être comprise plus comme un acte de création et une transformation génératrice, que par la simple notion mécanique de «copie»-et-«reproduit». Les phénomènes de l’auto-organisation en sont un magnifique exemple dans la mesure où ils manifestent clairement la propriété extraordinaire d’une créativité constamment à l’œuvre dans les structures et formes biologiques. 

La formation de nouvelles structures et fonctions au cours du développement (différenciation cellulaire, formation des tissus et construction des organes) ne saurait être expliquée uniquement à partir du code génétique et de mécanismes moléculaires. On a aussi besoin d’autres concepts explicatifs plus puissants et profonds que les seules « images » du “code” et de la “machine”. L’utilisation de ces dernières permet au plus d’accéder à la syntaxe, ou mieux, à une partie de la syntaxe (c’est-à-dire aux règles et aux mécanismes locaux), mais elle explique peu ou rien de certains processus complexes du vivant si on ne fait intervenir la sémantique de l’action de ces règles, des interactions multi-niveaux et des processus ontogénétiques et phylogénétiques. D’où l’importance de prendre en compte les différentes “traductions” et “interprétations” biologiques et les divers contextes globaux. 

Dans les sciences du vivant, nous sommes aujourd’hui confrontés à un changement profond de paradigme. Il s’agit du passage d’un point de vue qui veut que la séquence de l’ADN soit le principal et unique dépositaire de l’information biologique à une vision beaucoup plus complexe et intégrée. Selon cette vision, l’information et la formation biologiques s’organisent sur plusieurs échelles, de celle de la molécule individuelle à celle de la biosphère en passant par plusieurs autres échelles intermédiaires irréductibles l’une à l’autre, et sur des niveaux différents. Ceux-ci concernent en particulier les phénomènes épigénétiques la régulation des complexes de protéines, l’organisation et la communication cellulaires, les propriétés locales et globales des formes des organismes et de leurs changements au sein d’un ou plusieurs écosystèmes. Dans cette vision, on met l’accent sur ce que les relations entre les divers composants d’une structure sont beaucoup plus importantes que chaque composant individuel considéré indépendamment des autres. Par conséquent, le développement d’une approche intégrative et systémique dans l’étude des êtres vivants apparaît de plus en plus nécessaire pour comprendre le rôle et la signification des interactions, des propriétés émergentes et comportements collectifs et globaux des formes vivantes et de leurs milieux vitaux.

Quelques références bibliographiques :

L. Boi, “Epigenetic Phenomena, Chromatin Dynamics, and Gene Expression. New Theoretical Approaches in the Study of Living Systems ”, Rivista di Biologia/Biology Forum, 101 (2008), 405-442.
—, “Plasticity and Complexity in Biology: Topological Organization, Regulatory Protein Networks, and Mechanisms of Genetic Expression”, in Information and Living Systems. Philosophical and Scientific Perspectives, G. Terzis and R. Arp (eds.), The MIT Press, Cambridge, MA, 2011, 234-283.
—, “Méthodes mathématiques, processus biologiques et philosophie de la nature”, Eikasia, 4 (35), 2010, 267-297.
—, “When Topology and Biology Meets ‘For Life’. The Interaction Between Topological Forms and Biological Functions”, in New Trends in Geometry.Their Role in the Natural and Life Sciences, C. Bartocci, L. Boi, C. Sinigaglia (eds.), Imperial College Press, London, 2011, 241-302.

Article connexe :

Plasticity and Complexity in Biology: Topological Organization, Regulatory Protein Networks and Mechanisms of Genetic Expression / LUCIANO BOI

ABSTRACT: The fundamental genetic events within cells (transcription, replication, recombination and repair) seem to be profoundly linked to extreme changes in the topological state of the double helix, and to different sets of elastic deformations which take place in the chromatin and the chromosome. Furthermore, processes such as DNA supercoiling and chromatin remodeling are highly complex from both structural and functional points of views. This complexity reflects the subtle and extremely rich dynamics which underlies these processes, as well as the variety of interactions and pathways present in the most important biological phenomena at very different scales, ranging from transcription to evolution. An important goal of current research in the biological sciences should thus be to develop topological methods to understand those structural and functional properties of the genome that appear to play a fundamental role in the physiological organization of cells and the development of organisms. Our aim here is to explore the genome at the level beyond that of the DNA sequence. We also investigate how the genome is topologically and dynamically organized in the nuclear space within the cell. We will mainly focus on analyses of higher-order nuclear architecture and the dynamic interactions of chromatin with other nuclear components. We want to know how and why these levels of organization influence gene expression and chromosome functions, as well as the emergence of new patterns during the spatial and temporal development of multicellular organisms. The proper understanding of these processes requires the introduction and development of new concepts and approaches.