La cosmicité australienne "Temps du Rêve" et "Pistes du Rêve" Better World, Sala Festival, 2008 © Alec Bayer (contact) |
Étudier l'histoire des villes du point de vue de la médiance
A. Berque
Dans la première partie du cours, A. Berque évoque le rapport entre médiance et cosmicité (sur ce dernier thème, v. le document joint au CR du 11 mars, "C comme cosmicité"), et son expression dans la fondation et l'urbanité des villes d'avant la modernité. Vous trouverez ci-après le résumé de cet exposé.
Dans la seconde moitié du cours, SEO JinWon présente certains aspects de sa thèse en cours sur l'utopie et son expression en Asie orientale, par exemple dans le fengshui.
Pour plus de précisions, joindre M. Seo (tradarch(at)gmail.com).
Pour plus de précisions, joindre M. Seo (tradarch(at)gmail.com).
Lectures conseillées
- Augustin BERQUE, Histoire de l'habitat idéal. De l'Orient vers l'Occident, Paris, le Félin, 2010.
- Id., Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993.
- Luc BUREAU, Entre l'Eden et l'Utopie. Les fondements imaginaires de l'espace québécois, Montréal, Québec-Amérique, 1984.
- Alexandre-Ph. LAGOPOULOS, Urbanisme et sémiotique dans les sociétés pré-industrielles, Paris, Anthropos, 1995.
- Frédéric OBRINGER, Fengshui. L’art d’habiter la terre, Arles, Philippe Picquier, 2001.
- Jean-Bernard RACINE, La ville entre Dieu et les hommes, Paris, Anthropos/Economica, 1993.
- Virgilio VERCELLONI, La cité idéale en Occident, Paris, le Félin, 1996.
- Jean-Jacques WUNENBURGER et Valentina TIRLONI (dir.) Esthétiques de l'espace. Occident et Orient, Paris, Mimesis, 2010.
Texte corrélatif
V. fichier ci-dessous "fengshui au 21e siècle".
I VILLE ET URBANITÉ - étudier l’histoire des villes du point de vue de la médiance -
1. Watsuji Tetsurô (1889-1960), dans Fûdo (風土, 1935), définit la médiance comme « le moment structurel de l’existence humaine ». Il montre que les milieux incarnent l’histoire, et qu’à l’historicité répond la médiance 風土性. Il ajoute que les milieux sont comme la chair de l’humain. Son point de vue est un développement critique de la phénoménologie herméneutique de Martin Heidegger (Sein und Zeit, 1927). Il ne faut pas le confondre avec un déterminisme environnemental. La mésologie, étude des milieux humains, n’est pas l’écologie, qui étudie l’environnement comme objet : elle prend en compte l’humain comme sujet.
2. Fûdo est un ouvrage pionnier. Il a ouvert un champ qui sera redécouvert quarante ans plus tard par la géographie phénoménologique (humanistic geography et nouvelle géographie culturelle). Cependant, il manque à cette géographie une base ontologique ferme, tandis qu’il manquait à la phénoménologie watsujienne un ancrage dans la géographie, l’écologie et les sciences sociales (anthropologie culturelle, etc.).
3. Il faut en particulier préciser le rôle de la corporéité humaine, selon les voies ouvertes par Maurice Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945), André Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole, 1964), et avec l’apport des sciences cognitives (George Lakoff & Mark Johnson, Philosophy in the flesh, 1999).
4. Les milieux humains, dont l’ensemble forme l’écoumène, sont la trajection techno-symbolique de l’existence humaine dans l’environnement. Ils expriment notre médiance : la structure ontologique corps animal/corps médial.
5. Les villes sont un aspect remarquable de notre corps médial.
II. MÉDIANCE ET COSMICITÉ
1. Corps, milieu, univers. Microcosme, mésocosme, macrocosme. Kosmos, mundus, yuzhou 宇宙. Mondanité, cosmicité. La symbolicité du monde : code connotatif, en-tant-que écouménal, logique du prédicat et monde prédicatif (Nishida Kitarô). Le milieu comme fû風/do土 ; cf. le « combat » (Streit) du monde et de la terre (Heidegger). La réalité comme S/P.
2. Dans les sociétés traditionnelles, le mythe cosmise la réalité : voix de personne et voix du Tout (= voix sacrée), il est ce que disent les choses mêmes (= la vérité du monde). Il assure l’harmonie entre corps animal et corps médial en rendant sensible la médiance ; cf. Tao Yuanming (Yinjiu 飲酒, 5) : ci zhong you zhen yi 此中有真意 "dans ceci (i.e. le paysage) est un sens authentique".
3. La modernité comme décosmisation : renversement copernicien (l’univers n’est plus notre monde) et dualisme (l’objectification des choses) ; d’où démondanisation (Entweltlichung : Heidegger) et désenchantement (Entzauberung : Max Weber). Manque-à-être et consommation d’objets ; le rôle mondanisant du mythe publicitaire. Comment recosmiser la réalité ?
4. La cosmicité australienne : « Temps du Rêve » (Tjukurrpa) et « pistes du Rêve » (cf. les Kami no Michi 神の道 chez Motoori Norinaga 本居宣長, et les lieux saints des religions du Livre). Lire Bruce Chatwin, Songlines, 1987.
VI. LA VILLE ÉTRUSQUE ET ROME
Fondation de la ville (urbs) de Rome, 753 aC. |
2. L’augure (de avis, gerere) prend les auspices (de avis, spicere). Il contemple (de cum, templum) le ciel dans les quatre directions (regio).
De son bâton, il découpe un templum dans le ciel et le rabat sur la terre. C’est l’inauguratio. Dans la terre est creusé le mundus, trou circulaire comme l’orbs, recouvert d’une pierre (lapis manalis, de Manes), et conduisant à un hypogée à coupole, comme le ciel. L’urbs est quadripartie, comme le monde, par le cardo (« pivot » NS, axé sur l’étoile polaire ; du grec polos, pivot) et le decumanus EW, qui se croisent au forum : l’umbilicus urbis. La limitatio trace le pomoerium (post, moerium) circulaire et sacré. Cf. Virgile : Aeneas urbem designat aratro, et Romulus tuant son frère Remus.
3. À partir du IVe s. aC, dans leurs colonies, les Romains adoptent le plan en échiquier (que les Étrusques ont appris des Grecs à la fin du VIe s. aC) , dérivé des castra et systématisé de pair avec la centuriation des terres ; cf. Timgad. Ce plan reste celui du palatium de Dioclétien (Split, début IVe s. pC). Cependant Rome, qu’embellissent les empereurs successifs, garde son plan radioconcentrique, autour des fora.
4. Le symbole cosmique du mundus (cf. kosmos = en ordre, propre, parure = ciel = monde) fait de la ville le centre du monde et le début de l’histoire. Il assimile le mésocosme au macrocosme et au microcosme (cf. « cosmétique », « immonde »). Il augure la subsomption du monde par la ville (orbs/urbs, cf. la formule catholique [de katholikos, universel] des déclarations papales urbi et orbi), i.e. l’universel dans le singulier (cf. l’absolutisation du basho impérial par Nishida ; le kôkyo 皇居 comme mundus).
VII. DE CHANG’AN À HEIAN
"La muraille connote la ville et la civilisation chinoise" |
1. Les villes, marquées par un autel surélevé, remontent en Chine au néolithique. Les plus anciennes capitales, vers –2000, associent un temple des ancêtres et un temple de la terre. À l’époque des Printemps et Automnes 春秋, la fonction religieuse est essentielle, palais royal et temple se confondent. Le rôle administratif est plus net sous les Royaumes Combattants 戦国. Les villes sont alors marquées par une double enceinte. La muraille connote la ville et la civilisation chinoise.
2. Vers la fin de cette époque est conçu le modèle de la ville idéale, décrit dans le rituel des Zhou 周. Il est associé au modèle de carroyage du « puits-champ », préconisé par Mencius 孟子. La capitale est carrée, avec le palais au centre, trois portes de chaque côté (cf. la Jérusalem céleste), reliés par trois triples avenues. Ce modèle sera combiné avec la cosmologie du yin-yang 陰陽, des cinq phases 五行 et du fengshui 風水. Le monde y est focalisé par le Palais des Lumières 明堂et s’organise en zones concentriques, combinant le cercle (le Ciel) et le carré (la Terre). Le souverain est le pivot de cet espace-temps. Désormais, en Chine, l’idée de ville sera associée au carré (cf. les cartes).
3. Les capitales de l’Empire vont tendre à réaliser ce modèle. La Chang’an 長安 des Han 漢est encore irrégulière. Les Wei 魏 seront plus orthodoxes. L’idéal est approché avec la Chang’an des Sui 隋 et des Tang 唐, orthogonale et symétrique, mais non carrée. Au nord, le palais sera excentré pour jouir d’un meilleur site.
4. Les premières agglomérations japonaises n’ont aucun rapport avec le modèle chinois, que va introduire la politique de sinisation de l’État antique. Les capitales successives adoptent le modèle orthogonal. Heian-kyô 平安京est plus orthodoxe même que Chang’an et Luoyang 洛陽, hormis l’absence de muraille et certains détails.
5. Les vicissitudes de l’histoire ont passablement transformé Kyôto 京都, mais l’orthogonalité demeure largement et sous Meiji 明治encore les écoles primaires ont adopté les noms des quartiers de Chang’an.
VIII. DE KYÔTO À EDO
Une vue de Yamanote et Shitamachi (Nihonbashi est au centre de la carte) Utagawa Hiroshige (1797-1858) |
2. La ville a été conçue selon les principes du fengshui, par transposition symbolique des lieux de Kyôto, mais avec une rotation de 90° pour s’adapter au site. La hiérarchie sociale se déploie en spirale à partir du château, en suivant les douves. Guerriers et temples sont sur les hauteurs, marchands et artisans sur les terres basses. Les densités sont basses en Yamanote 山の手, élevées en Shitamachi 下町.
Le Grand incendie de Meireki, Edo 2 mars 1657 (明暦の大火, Meireki no taika) |
3. Après le Grand Incendie de 1657 明暦の大火, ce sont des aménagements de détail, visant la sécurité par dégagement d’espaces libres, etc. La ville s’étale et se densifie à la fois, mais la structure ne change plus. Le Grand Edo 大江戸, avec 1,3 millions d’habitants, se stabilise dans la première moitié du XVIIIe siècle.
4. La structure urbaine est très contrastée entre les terres basses, qui furent planifiées, et les terres hautes où les voies, dérivées de chemins ruraux, suivent le relief qui est très varié sur les franges des terrasses. On remarque la souplesse des principes dominant l’organisation ; celle-ci a été concrètement guidée par des repères locaux (le relief, le donjon du château, etc.), même en Shitamachi dont les quartiers s’agencent comme une mosaïque.
5. Cette souplesse donne un caractère propre à chaque lieu. Cette organisation est d’ordre topologique. Celle de Kyôto dérive au contraire d’une géométrie sacrée. Le sacré, ici, était dans la terre même, plutôt qu’au ciel. Aujourd’hui, Edo apparaît comme un emblème de l’identité japonaise, face aux modèles importés.
Pourquoi cette vogue du fengshui au XXIe siècle ? / A. Berque